La récolte de quatre ans

par Erwin Van Hove

15/02/21

Entre 2008 et 2016 j’ai rédigé une série d’articles dans lesquels je faisais le point sur mes achats. Dans ces aperçus je partageais avec vous mes expériences : quelles pipes se distinguaient par leur saveur, leur confort ou leur perfection d’exécution et quelles autres tiraient mal, produisaient un goût peu agréable ou nécessitaient du bricolage pour améliorer leur performance ? Ces analyses me permettaient de vous présenter des conclusions et des jugements certes subjectifs, mais qui pouvaient tout de même vous servir de fil d’Ariane au moment où vous cherchez votre chemin dans le vaste dédale de la production pipière.

Au cas où ces textes vous intéresseraient, je me permets de les regrouper ici : 2007-2008, 2009-2010, 2011-2012, 2013, 2014 et 2015-2016. Aujourd’hui j’estime qu’il est temps de compléter la série. Voici donc les années 2017-2020, soit soixante-six pipes de trente-deux marques et artisans différents. Comme dans mes aperçus précédents, je vous les présenterai par ordre alphabétique. Certaines ont déjà fait l’objet d’un article. Dans ce cas et afin d’éviter la redondance, je vous renverrai simplement aux textes en question.

1. Amorelli

La PME sicilienne a été fondée en 1979. Depuis, elle jouit d’une excellente réputation auprès d’une clientèle fidèle qui apprécie l’approche de la maison. Alliant volontiers l’innovation au classicisme, Amorelli produit à la fois des modèles classiques au flair italien et des freehands qui sortent parfois de l’ordinaire. L’atelier est également connu pour ses finitions originales et novatrices et pour ses tuyaux raffinés qui combinent avec bonheur des matériaux divers.

Mon Amorelli qui tient à la fois de la calabash et de la fleur, est marquée de trois étoiles. C’est donc une moyenne gamme, le système de gradation allant d’une à cinq stelle. Il est vrai que son veinage n’a rien d’extraordinaire. Par contre, son bois est exempt de tout défaut, ce qui est rare pour une pipe aussi volumineuse.

Il s’agit d’une 9mm que je fume avec un adaptateur. Malgré son poids conséquent, elle ne fatigue pas la mâchoire vu qu’elle repose confortablement sur le menton et qu’en plus son bec en acrylique aux lèvres concaves et gentiment arrondies permet une tenue en bouche fort confortable.

Comme la plupart des pipes courbes avec une chambre 9mm, elle ne passe pas le test de la chenillette. C’est un désavantage étant donné qu’il lui arrive parfois de produire de l’humidité. Ce n’est pas qu’elle glougloute, mais je dois quand même faire attention. Pour le reste, aucune plainte : elle respire bien et elle se sent à l’aise avec les virginias que je lui propose.

Amorelli est une maison de confiance.

2. Asteriou, Chris

Le rôle de la Grèce dans le monde de la pipe ? Fournir de la bruyère. Il y a dix ans, c’était la seule réponse possible. Aujourd’hui, tout a changé. Depuis une décennie la Grèce est également la patrie d’une série d’artisans pipiers comme Konstantinos Anastasopoulos, Kostas Gourvelos ou Dimitris Mostras. A l’heure où j’écris ces lignes, les figures de proue de la pipe grecque sont sans conteste Michaïl Kyriazanos et Chris Asteriou. Tous deux sont distribués à la fois par Smokingpipes et Scandinavian Pipes, ce qui est une véritable consécration.

Après dix ans d’études d’architecture d’intérieur, de product design, d’arts appliqués et enfin d’architecture, Asteriou a travaillé dans plusieurs studios d’architecture et de design à Athènes avant de s’établir en 2014 comme pipier pro.

La sablée que je vous présente ici, a été achetée en estate à un collègue forumniste. Avec sa tige asymétrique et son talon pointu, c’est une interprétation originale, à la fois raffinée et musclée de la acorn. Le sablage n’est pas ultra profond, mais bien défini, alors que l’exécution et la finition sont en tous points haut de gamme. Il suffit en effet d’examiner cette pipe pour comprendre pourquoi Asteriou jouit d’une réputation d’artisan high grade.

Perçage large, respiration facile : cette acorn se fume d’elle-même et développe les saveurs des virginias/perique avec générosité. Le top.

Dans le contexte actuel où les prix du haut de gamme ont flambé, le prix neuf de $600 me semble parfaitement justifié. Je dirai même plus : je suis convaincu que Chris Asteriou est une étoile montante dont la cote ne peut que grimper.

3. BriarWorks

En 2012, Todd Johnson, la vedette de la high grade américaine qui n’a jamais péché par un excès de modestie, se pose un nouvel objectif : il veut produire les meilleures pipes de série au monde. Rien que ça. Un an plus tard, le projet se concrétise : ensemble avec son collègue pipier Pete Prevost, il fonde la marque BriarWorks. Ils montent un atelier dans le Tennessee pour lequel ils conçoivent et fabriquent eux-mêmes toutes les machines. Depuis, le modeste atelier s’est transformé en véritable fabrique où ce ne sont pas des ouvriers anonymes qui produisent les pipes, mais des artisans connus comme Sam Adebayo, Micah Redmond, Bill Shalosky et Pete Prevost lui-même.

BriarWorks propose plusieurs gammes : les Classic avec des formes traditionnelles, les Original avec des modèles créés par l’équipe de BriarWorks et les Signature, des copies de pipes d’artisans high grade comme Adam Davidson et Todd Johnson. Finalement, il y a la série Handmade avec des pipes entièrement faites main.

briarworks cutty

Ma cutty est évidemment une Classic. Dès qu’elle sort du colis, je suis impressionné par ce que je découvre : une teinture à contraste du plus bel effet, une finition chatoyante, un montage parfait, un tuyau en acrylique avec un bec plutôt confortable.

Il faut à cette cutty un tabac en coupe relativement fine, sinon la paroi supérieure risque de surchauffer. C’est d’ailleurs un inconvénient de bon nombre de modèles à foyer incliné. Avec un ribbon cut la pipe est un plaisir à fumer non seulement à cause de sa légèreté, mais aussi en raison de son tirage naturel et de son goût agréable, une fois que l’impact gustatif du préculottage s’est dissipé.

Il semblerait donc que Todd Johnson a réussi son pari : pour une bonne centaine d’euros on obtient une pipe de série qui n’a pas grand-chose à envier à bon nombre de ses cousines artisanales. Chapeau.

4. Chacom

Le couple de Chacom illustre à merveille ce que je pense de la pipe sanclaudienne : dans l’ancienne capitale de la pipe on est capable du meilleur comme du pire.

Commençons par le meilleur : malgré son bec passablement épais, la Reverse est probablement ma Chacom de facture récente que j’apprécie le plus. Elle est mignonne comme tout et avec sa teinture mauve elle sort du lot. En outre, c’est une fumeuse performante qui restitue avec précision les saveurs de mes virginias chéris. C’est Manzoni, monteur de son état et membre du forum, qu’il faut en remercier puisque c’est lui qui a conçu le modèle. Et il faut le dire : il a parfaitement compris le fonctionnement d’une reverse calabash. Pour preuve le floc sous forme d’entonnoir profond pour capter l’excès d’humidité dont Manzoni a déclaré dans le forum : C’est pour limiter au maximum les gouttes de condensation. La fumée tourne beaucoup dans une reverse ; si elle vient à se heurter à une surface droite, ça risque de ne pas être la joie niveau glouglou ! Il a parfaitement raison.

Passons au pire : la Millésime 1994 achetée en 2020 dans la boutique en ligne de Chacom et qui m’a séduit, malgré ses proportions critiquables, par son sablage en ring grain. C’est une pipe à peine courbée et pourtant il est strictement impossible de faire passer une chenillette du bec au trou de fumage. Il faut le faire. Ce n’est pas tout. Il m’est rarement arrivé de tomber sur un préculottage au goût à ce point infect. Impossible à enlever, Il m'a bousillé au moins les vingt premiers fumages. Pire : une semaine après l’achat, ma Chacom m’a réservé une surprise de taille. A plusieurs endroits du fourneau la teinture est partie. Mystère ! Se pourrait-il qu’en cette triste période de Corona, j’aie manipulé ma pipe après m’être désinfecté les mains et que des traces d’alcool aient attaqué la teinture ? Reste à savoir pourquoi cela ne m’est jamais arrivé avec d’autres pipes alors que jour après jour je suis obligé de me désinfecter continuellement les mains. Quoi qu’il en soit, ma pipe a sérieusement perdu de ses plumes, ce qui ne m’amuse pas particulièrement.

Et c’est vraiment dommage parce qu’il y a également du positif. Le tuyau en acrylique a un bec soigneusement modelé qui est confortable en bouche et si je fais abstraction de sa saveur impactée par le préculottage et du fait que je ne peux jamais assécher ses entrailles au cours du fumage, j’admets qu’une fois l’inéluctable zigouioui enlevé, la Chacom fume tout à fait convenablement.

Un troisième achat, une Millésime 2016, a déjà fait l’objet d’un article : Chacom 2016

5. Claessen, Dirk

Début 2010, j’ai terminé un épisode des Chroniques de l’Ogre sur la recommandation suivante : Messieurs, si vous voulez une belle pipe bien exécutée avec un passage d’air grand ouvert, avec un floc parfaitement adapté à la profondeur de la mortaise et avec un bec fin et confortable, sans pour autant devoir piller votre compte en banque, adressez-vous en toute confiance à Dirk Claessen. Dirk Claessen que je vous dis.

A cette époque Dirk était un noble inconnu. Onze ans plus tard il semblerait que Claessen soit devenu la coqueluche officielle du forum Fumeurs de Pipe. Le pipier y présente en avant-première toutes ses créations qui sont systématiquement accueillies avec une salve d’applaudissements idolâtres.

Je viens de les compter. Avec l’achat des trois pipes de la ligne Lotus que je vous présente ici, je suis désormais le propriétaire de quatorze Claessen. Il n’y a que Pierre Morel dont je possède davantage de pipes. C’est dire l’appréciation que j’ai pour l’ouvrage de l’artisan belge établi en Espagne. N’empêche que pour la première fois deux de mes achats m’ont plutôt déçu.

Mais commençons par celle qui me donne entière satisfaction. J’avais déjà deux princes, une lisse avec un superbe veinage et une sablée en finition brune. Voilà qu’une prince rustiquée à la teinture verte a complété la série. Rien à redire : c’est une pipe mignonne avec un joli rusticage qui fume parfaitement bien et qui me réjouit de son goût agréable. C’est ma seule Claessen avec un tuyau en acrylique et je dois dire que si le bec n’a pas la finesse de ceux en ébonite, il ne me gêne nullement.

Passons à la poker décrite par Dirk comme « a sitting dublin ». Par le passé, j’ai essayé à plusieurs reprises des pipes en olivier, mais à chaque fois je n’étais pas vraiment fan du goût qu’elles produisaient. Seule une très longue liverpool de Jan Pietenpauw sortait du lot. Le pipier sud-africain en connaissait la raison : elle n’avait pas été taillée dans un bloc d’olivier européen, mais dans un ébauchon d’olea africana sauvage. En achetant tout de même la poker de Dirk qui visuellement me plaisait beaucoup, j’ai voulu vérifier si un pipier vraiment compétent arrive à sublimer le goût de l’olivier européen. Désormais je connais la réponse : absolument pas. Et c’est dommage parce que c’est une belle pipe avec un bec ultra fin. Peut-être même trop fin parce que pour le réaliser, Claessen y a tellement réduit le diamètre du passage d’air qu’une chenillette passe fort difficilement et que la respiration s’en voit étranglée. N’est pas Cornelius Mänz qui veut.

Quant à la scoop, ç’a été un véritable coup de foudre. Celle-là, il me la fallait. Même aujourd’hui, je me sens fasciné par la Gestalt de cette pipe : un mélange de puissance compacte et de sensualité dodue. Et je tire mon chapeau aux choix judicieux du pipier : d’une part, le sablage superficiel tout en finesse ne cherche pas à capter l’attention, mais respecte au contraire rigoureusement l’intégrité de la forme de la pipe, et d’autre part, l’harmonie entre le cumberland et la teinture du bois est évidente et du plus bel effet.

Elle aurait dû devenir une favorite, elle me frustre. Parce que même après des dizaines et des dizaines de fumages, la scoop refuse de s’adoucir. Son goût âcre et amer ne cesse de m’exaspérer. Quel gâchis !

6. Di Gangi, Andrea

Andrea di Gangi a une âme d’artiste. Il peint et sculpte et après avoir fait l’Ecole des Arts, il apprend l’orfèvrerie et en fait son métier. Il continue à l’exercer, mais à partir de 2017, le jeune Sicilien se lance également dans la manufacture de pipes. Actuellement il n’a qu’un seul distributeur (www.lepipe.it) mais il vend également ses créations par le biais de sa page Facebook (Artigianato Di Gangi).

Quand je suis tombé sur les photos de cette pipe qui tient à la fois de la pot et de l’eskimo, c’était le coup de foudre. Dans pareil cas, ma tête bouillonne de frénétiques impulsions alors que tous mes neurones rationnels partent en grève. Bref, je deviens alors l’homme qui clique plus vite que son ombre. Quand la pipe est arrivée, j’ai compris que j’aurais mieux fait de lire d’abord la description. Parce que sa taille me surprend : seulement 11 cm de long et 3,3 cm de haut. Une pipe miniature !

En l’examinant, je constate que le trou de fumage ne débouche pas dans le fond du foyer, mais plusieurs millimètres au-dessus du talon. Je note également que ce talon n’a que quelques millimètres d’épaisseur, ce qui me semble risqué. C’est pareil pour les parois du foyer : elles mesurent en tout et pour tout 2 mm. Manifestement, c’est un pipier qui aime vivre dangereusement. Ou plutôt qui oblige ses clients à le faire. Quand je cale enfin la pipe entre mes dents, l’irritation monte : ma langue se heurte à des arêtes vraiment tranchantes. J’ai horreur de ça. Je n’ai pas encore allumé ma pipe et déjà Di Gangi est classé : oui, c’est un esthète capable de recherches stylistiques ; oui, c’est un orfèvre qui sait combiner l’argent avec le bois ; non, ce n’est pas un pipier compétent.

Pourtant, quand je la bourre, je suis agréablement surpris : il entre plus de tabac dans le foyer que je n’avais pensé. Disons que c’est une groupe 2. Et après l’allumage, mon irritation se dissipe : mon eskipot respire très bien et à condition de veiller du début à la fin à fumer tranquillement, elle ne chauffe pas outre mesure, même pas dans le talon. Surtout elle dégage dès le premier fumage des saveurs vraiment douces. Une belle surprise.

Par contre, au moment du nettoyage j’ai la confirmation que le jeune Sicilien est un apprenti plutôt qu’un pipier accompli. Je m’y attendais et ça se confirme : le bois dans le talon est toujours vierge et ne pourra donc jamais se culotter. Et quand j’introduis une chenillette dans le tuyau, elle finit bien par trouver la voie vers le trou de fumage, mais après s’être heurtée contre le fond de de la mortaise, ce qui prouve que l’alignement n’est pas parfait.

Après quelques fumages seulement je constate que la finition rutilante s’est déjà mise à ternir et que par endroits la cire est partie. Apparaissent par conséquent des taches mates. Bref, Di Gangi est l’un de ces innombrables débutants qui, avant de commercialiser leurs pipes, feraient mieux de consulter des collègues chevronnés sur l’emploi de la gomme-laque (shellac) ou de l’huile danoise et sur la façon correcte de polir une pipe.

Conclusion : un œil d’esthète et un esprit artistique permettent de tailler des pipes visuellement intéressantes, mais pour faire des pipes performantes et confortables exécutées et finies dans les règles de l’art, il faut un esprit de technicien, voire d’ingénieur et une bonne dose d’expérience. Et c’est ce qui fait défaut à l’artiste devenu pipier.

7. Dunhill

Voici le texte que j’ai rédigé en dernier. Après moultes hésitations. Parce que c’est difficile de critiquer un cadeau d’un ami du forum.

dunhill

La Dunnie en question est une groupe 6 en finition cumberland qui date de 1987. Je dois dire qu’elle m’est parvenue en parfait état après un passage chez un pro. Rien à redire non plus côté technique : tirage bien ouvert, bec efficace, montage parfait. Bref, cette Dunhill XXL a tout pour me procurer de longs moments de plaisir. Or, elle me rend la vie difficile : j’ai essayé toutes sortes de tabacs, mais je n’ai toujours pas trouvé l’herbe qui lui convient. Elle boude et refuse de se donner. Résultat : des fumages sans orgasmes gustatifs. Mais je n’abandonne pas : je continue à lui proposer de nouveaux partenaires et je ne désespère pas encore. Pour conjurer le sort, je récite une incantation : Tôt ou tard ma ténacité sera récompensée. Tôt ou tard ma ténacité sera récompensée.

8. Eltang, Tom

Je vous ai déjà présenté une Eltang Basic dans La lutte des classes. Je ne vais donc pas me répéter. Seulement voilà, désormais je suis également le propriétaire de deux PdG 2020. J’en ai commandé deux, l’une vierge, l’autre préculottée, dans le but de faire un test comparatif pour déterminer l’influence de la couche protectrice sur la qualité du goût.

eltang

Pas de surprise et cela me conforte dans mes convictions : dès le début, les saveurs de la pipe vierge se sont avérées incontestablement plus pures, plus précises et plus agréables que celles de sa sœur vêtue de noir. Et même après des dizaines de fumages, la différence est toujours notable, même si elle devient moins flagrante. Quod erat demonstrandum. Je ne peux le répéter assez : à bas les préculottages !

Pour le reste, rien à signaler : j’adore ces petites pipes réduites à l’essentiel et je les fume très régulièrement.

9. Falcon

Les pipes Falcon ont été traitées en long et en large dans Le survol du faucon et dans La lutte des classes. Aujourd’hui, j’ai onze stems et douze bols : trois en écume et neuf en bruyère. A part un fourneau de forme chimney qui surchauffe et qui produit un goût peu agréable, tous les bols me donnent entière satisfaction, ce qui pour des pipounettes à deux sous est un véritable tour de force.

10. Gouda en argile

Les Gouda à double paroi ont été présentées dans La pipe dont on n’a plus voulu.

Ma calabash de chez Zenith a du mal à développer les saveurs des tabacs vu son tirage médiocre. Par contre, mes trois GTP fonctionnent bien. Elles respirent convenablement, leurs becs basiques en ébonite ne sont pas inconfortables et leur goût n’est pas désagréable, même si je préfère une bonne bruyère.

11. Gubbels

Les célèbres reverse calabashes baptisées Curvy distribuées par Al Pascià sont produites aux Pays-Bas dans la fabrique de Gubbels. J’en ai acheté deux parce que je suis fan des reverses en général et que celles-ci m’ont toujours paru bien sympathiques.

Il faut vivre avec leurs becs vraiment trop épais. Mais à part ça, je n’ai pas de critiques à formuler. Au contraire, je les fume régulièrement et avec plaisir parce que ces brûle-gueules sont à la fois bien pratiques et parfaitement performantes : tirage facile, bonne saveur une fois que le goût du préculottage a disparu. Que pourrait-on souhaiter de plus de pipes dans cette fourchette de prix ?

Je termine sur un conseil : choisissez une Curvy au perçage traditionnel plutôt qu’un exemplaire percé pour accueillir un filtre 9mm. Le système reverse fonctionne mieux sans chambre à filtre.

12. Larrysson

Larrysson est la marque sous laquelle Paul Hubbartt qui est né en Islande, qui a grandi aux Etats-Unis et qui s’est établi en Cornouailles après son mariage, commercialise ses pipes. En une période de dix ans il s’est forgé une solide réputation avant d’être obligé en 2014 de mettre un terme à sa carrière suite à une affection des mains. En 2016, il se lance à nouveau mais pas à plein temps. Deux ans d’absence et une production confidentielle et irrégulière font qu’il sombre désormais dans un relatif oubli. Même le lancement en 2018 d’un nouveau site de vente n’y change rien, ce qui fait que le pipier en est réduit de temps à autre à solder ses pipes.

C’est vraiment une injustice parce qu’à mon avis Paul Hubbartt est à la fois un fin technicien et un artisan avec un style personnel et reconnaissable qui a toujours pratiqué des prix plus qu’honnêtes. La pipe que je présente ici est ma cinquième Larrysson. Comme les quatre autres, c’est une fumeuse irréprochable : tirage parfait, excellent goût et un remarquable confort en bouche grâce au bec finement ciselé. J’ose même affirmer que pour moi, les becs et les lentilles de Paul Hubbartt appartiennent aux meilleurs au monde.

Malgré sa tige surdimensionnée, ce n’est pas une reverse. Ce n’est donc pas une pipe légère qu’on peut caler entre les dents. Je m’en sers uniquement à la maison en la bourrant de burley blends dont elle révèle toutes les nuances avec une remarquable précision.

Bref, cette Larrysson, c’est de la grande pipe. Quel dommage donc que Paul Hubbartt vienne tout récemment d’informer ses clients qu’il va transformer son atelier en cabinet de psychologue et qu’il cesse donc définitivement son activité de pipier. Voilà un pipier qui me manquera.

13. Missouri Meerschaum

Deux de mes corn cobs « haut de gamme » sont présentées dans La lutte des classes. Une troisième acquise plus tard ne fait que confirmer mes propos tenus dans cet article. Rien de mieux qu’une maïs de ce calibre pour fumer du burley.

14. Morel, Pierre

Voilà le résultat d’une commande. Cette longue cutty dont j’apprécie l’élégante sveltesse, n’a qu’un seul inconvénient : comme on ne voit pas la flamme au moment de l’allumage, on risque de brûler les rebords. Pour le reste, c’est du Morel, c’est-à-dire que c’est une bonne fumeuse au goût agréable. Je salue en particulier le fait que malgré son foyer fort incliné, ma cutty ne surchauffe absolument pas.

Morel, ce n’est ni du Chonowitsch ni du Mänz. C’est tout simplement du travail bien fait pour un prix resté très sage. Franchement, je ne suis jamais tombé sur une pipe de Pierre qui m’ait déçu. Des pipiers de la trempe de Morel, il en faudrait plus.

15. Morgan, Chris

Dans Strawberry Trees Forever je vous ai fait part de mon engouement pour les pipes en arbousier. Depuis la parution de cet article, j’ai pu comparer en long et en large les qualités et les défauts de mes cinq pipes en strawberry tree. Trois d’entre elles s’avèrent vraiment excellentes et, à ma surprise, c’est la moins onéreuse qui me plaît le plus. Il s’agit effectivement de cette dublin conçue par Chris Morgan mais produite en série chez Molina.

Son bec qui semble conçu pour un mammouth adulte et vacciné, trahit ses humbles origines. Par contre, regardez-moi ce sablage absolument époustouflant qui ne cesse de me fasciner. Avouez que ce n’est pas le genre de sablage auquel on s’attend de la part d’une pipe à deux sous. En plus elle respire comme une artisanale bien née, ce qui permet aux virginias d’exprimer toutes leurs nuances. Je suis sérieux : peu de pipes arrivent à sublimer à ce point les saveurs de mon herbe favorite.

Un maître achat et la preuve irréfutable qu’au niveau du goût, l’arbousier n’a rien à envier à la bruyère.

16. Nagata, Minoru

Minoru Nagata est pipier amateur quand en 2013 il termine troisième au concours pour pipiers organisé par le Tokyo Pipe Show. Il décide alors de faire de la pipe son métier et se prépare sous l’égide d’un mentor d’envergure, à savoir Shizuo Arita. A partir de 2016, Nagata est pipier à plein temps. Avec succès, parce que ses pipes ne sont pas uniquement distribuées par Tobacco Pipes Japan, mais aussi par Per Billhäll, LE spécialiste de la pipe high grade et le propriétaire de Scandinavian Pipes.

Avec sa tige disproportionnée, sa mignonne section en bambou et son harmonie des teintes, cette petite dublin m’a immédiatement attiré. Résultat : un achat impulsif que je regrette. Parce que tous comptes faits, ce n’est absolument pas une pipe pour moi : elle n’est pas petite, mais minuscule. C’est à peine une groupe 1.

nagata pipe

Une pipe avec des défauts techniques, c’est agaçant. Mais une haut de gamme avec de manifestes tares d’exécution, c’est inadmissible. Pour démonter et remonter le tuyau, il faut exercer une force folle, tant le floc coince dans la mortaise. De peur de le briser, je n’ose plus le démonter. Il m’est donc impossible de nettoyer le fond de la mortaise. Pire : le passage d’air est nettement trop étroit, ce qui fait que la pipe respire comme une asthmatique. Par conséquent, elle nécessite un tirage trop fréquent et n’arrive pas à développer les saveurs des tabacs qu’on lui confie.

C’est devenu une belle au bois dormant que je fume pour ainsi dire jamais. Bref, ma Nagata est une terrible déception, d’autant plus qu’elle n’était pas exactement donnée.

17. Nording

La Sailor de Nording a été abordée dans La lutte des classes.

18. Nuttens, Bruno

Si à l’époque de mes aperçus précédents, Bruno Nuttens était encore un débutant prometteur, désormais c’est un pipier respecté, distribué dans plusieurs pays. Il a même été invité dans l’atelier de Tom Eltang pour y apprendre avec le maître. Un beau geste d’estime et un précieux coup de pouce.

Ce qui distingue Nuttens de la vaste cohorte de ses jeunes collègues, c’est que, tout en s’inscrivant dans une lignée traditionnelle, il est arrivé très rapidement à se forger un style personnel immédiatement reconnaissable. C’est même valable pour ses séries qui sont pourtant produites à partir d’ébauches.

L’élégante cutty de la gamme Héritage arbore un océan d’œils de perdrix. C’est un poids plume qui s’oublie en bouche. Par contre les lèvres du bec auraient pu être mieux arrondies. Pour le reste rien à signaler : c’est une pipe en tous points respectable qui fait ce qu’elle est supposée faire. On n’est pas dans le grandiose, mais dans cette fourchette de prix le simplement bon suffit.

La pot hand made m’a immédiatement tapé dans l’œil avec son tuyau voyant et avec ses lignes et ses proportions qui apportent une touche de modernité à la humble et prosaïque forme pot. Hand made oblige, ici les lèvres du bec sont gentiment arrondies et agréables en bouche. Côté fumage je peux être concis : sans se distinguer vraiment, c’est une bonne fumeuse sans histoires.

La Pipe du Groupe 2018, c’est du Nuttens tout craché, c’est-à-dire une pipe tout en finesse. Le joli veinage est bien mis en valeur, l’extension en corne lui va à ravir, l’exécution technique est irréprochable. A condition de veiller à ne pas la surchauffer, c’est une pipe très agréable à fumer vu sa respiration naturelle et sa saveur fort douce.

En janvier 2021, Bruno a présenté un nouveau projet en collaboration avec Vincent Manil, le célèbre producteur de semois. Manil rêvait de proposer à ses clients la pipe idéale pour fumer son tabac. C’est chose faite : le pot à semois Manil/Nuttens est disponible sur lepotasemois.com en une myriade de variations. Que Manil ait opté pour une pot (oui, pour moi c’est une pot), ne doit pas étonner vu que depuis des lustres de grands sages ne cessent de répéter que pour extraire toutes les saveurs du semois, il faut une pot avec un foyer aussi large que haut et avec des parois bien épaisses.

Malgré son prix démocratique de 170 euros, la courbe que j’ai choisie arbore un straight grain assez impressionnant. Finition et montage parfaitement respectable, bec fort bien modelé, respiration naturelle. Rien à redire. Le foyer très large de 24mm est à la fois une bénédiction et une malédiction : incontestablement, il permet de développer des saveurs intenses et remarquablement douces, mais en même temps, il n’est pas simple de garder la pipe allumée. Il faut donc apprendre à la bourrer, à manier le tasse-braises à bon escient et à trouver le rythme de tirage qui lui convient. Depuis que je l’ai apprivoisée, elle tire le meilleur des tabacs que je lui confie. Pas du semois, remarquez. Des flakes. Parce qu’au courant de plusieurs décennies de fumage de la pipe, rien ne m’a permis de conclure que le semois et la pot sont destinés l’un pour l’autre. Encore un de ces vieux mythes qui ont la vie dure.

Bruno Nuttens a du talent et livre du travail soigné. Il n’est pas le seul, loin s’en faut. Mais comme il a également l’esprit commercial nécessaire pour réussir, ce qui fait que d’ores et déjà la moitié de sa production part aux Etats-Unis, je suis convaincu que tôt ou tard il finira par percer pour de bon.

19. Paulsson

Vous connaissez les Larrysson de Paul Hubbartt. Voici que depuis un an ou deux, le site de Paul propose également des Paulsson. Comprenez Paul’s son puisque c’est Isaac, le fils adolescent de Paul, qui les taille.

Le prix demandé pour ma dublin ($140) est nettement inférieur à ceux du père. La qualité aussi. Ne me comprenez pas mal. Je ne dis point que c’est du travail mal fait. Au contraire. Je suis parfaitement satisfait de ma Paulsson : elle est jolie, fume bien et produit un goût assez agréable. En plus cette full bent laisse passer sans problème une chenillette à travers le passage d’air. Chapeau. Par contre, même si elle fume bien, elle n’égale pas la respiration parfaite de mes Larrysson. En outre, son bec et sa lentille sont clairement moins accomplis que ceux du père et par rapport au sens esthétique de papa Hubbartt, celui du fiston est clairement plus basique. N’empêche qu’à quinze ans Isaac Hubbartt sait d’ores et déjà faire des pipes respectables. Il semblait donc promis à un bel avenir si son père n’avait pas fermé l’atelier familial. Dans ces conditions, il n’est pas exclu que le jeune artisan en herbe se voie obligé de mettre une fin abrupte à sa carrière précoce.

20. Penzo, Giacomo

En 2019 l’artisan italien Giacomo Penzo a été engagé par Laudisi Enterprises pour réorganiser et superviser la production dans la fabrique de Peterson. J’espère pour la marque irlandaise qu’il y fera un meilleur job que dans son propre atelier. Oui, je ne vous le cache pas : non seulement ma Penzo me déçoit, en plus elle m’irrite ferme.

Les prix d’une Penzo varient en général entre 250 et 300 euros, mais on en trouve également à 700 euros. Il me semble que lorsqu’on débourse une somme pareille pour une pipe, on a le droit de s’attendre à du travail satisfaisant . La moindre des choses, c’est de pouvoir compter sur un montage correct qui ne laisse pas passer du jour. Or, chaque fois que je remonte mon tuyau après le nettoyage, il faut que je pousse comme un forcené pour que je ne voie plus d’espace entre la tige et le tuyau. Et même après, le floc a tendance à remonter, ce qui fait qu’il m’arrive régulièrement au cours du fumage de constater que le jour a réapparu. Je trouve ça choquant. En plus, il est très difficile de faire passer une chenillette à travers le passage d’air. Or, je suis d’avis qu’il est du devoir d’un pipier capable et consciencieux de veiller à ce que même ses courbes passent le test de la chenillette. Reste le bec qui ne brille pas exactement par sa finition soignée. Il est vraiment basique et ressemble à s’y méprendre à un bec de pipe de série.

Bref, côté exécution technique, ma Penzo n’est pas conforme à mes standards. En revanche, côté fumage, je n’ai pas de plaintes. Le tirage est correct. Par contre, même si le goût de cette pipe en arbousier n’est pas franchement décevant, il est incontestable qu’au niveau gustatif, elle n’arrive pas à la cheville de mes strawberry trees de Chris Morgan, Gian Maria Gamboni ou Ryan Alden.

Il suffit de regarder les Penzo proposées par divers distributeurs en ligne pour se rendre compte que Giacomo a du talent. Incontestablement. Mais sans la volonté de livrer du travail scrupuleusement soigné, ce talent est gaspillé.

21. Provenzano, Mimmo

Après avoir examiné cette lovat en arbousier vierge, je me dis que les mérites du pipier sont plutôt limités. Certes, elle est jolie et bien proportionnée et il est vrai que le montage est parfait. J’admets également que les lèvres du bec sont modelées avec soin et agréables en bouche. En revanche je me demande pourquoi Provenzano a taillé un bec aussi épais alors que la pipe est un poids plume. Mais bon, passe encore. Par contre, ce qui ne va absolument pas pour moi, c’est l’étroitesse du passage d’air dans le tuyau qui empêche une respiration efficace et par conséquent le développement naturel des saveurs. En outre, ce rétrécissement dans le tuyau cause systématiquement de la surchauffe. Il me faut donc à plusieurs reprises interrompre le fumage. Or, le fumus interruptus forcé, ça m’agace ferme.

J’ai donc dû sortir mes limes, ce dont j’ai horreur. Quand j’achète une pipe, je veux un produit fini et pas un projet de bricolage. Résultat de l’intervention : la pipe chauffe nettement moins et s’est mise à produire un goût plus doux.

Provenzano a un nombre invraisemblable de distributeurs. A mon avis, il ferait mieux de faire un effort supplémentaire pour nous livrer des pipes mieux exécutées plutôt que d’inonder le marché avec du travail bâclé.

22. Prungnaud, Gérard

Ces deux pipes en argile, je les ai reprises à un confrère forumniste et je suis fort content de l’avoir fait. Évidemment, on n’achète pas une Prungnaud pour l’exécution perfectionniste des perçages et des montages ou pour la qualité et le confort du tuyau. En vérité, c’est de l’ouvrage rudimentaire. Pourtant ces pipounettes ne fument vraiment pas mal. En plus, elles ont deux qualités que j’apprécie : elles permettent de tester des tabacs dans un matériau neutre et elles me rendent service quand je veux fumer un aro sans risque de crossover. Et puis, je dois dire que ces deux Prungnaud ne sont pas moches. Je les trouve franchement sympathiques.

Dommage que mon épouse en ait laissé tomber une. Avec un résultat surprenant : ce n’est pas la tête qui s’est brisée, mais le floc !

23. Rattray’s

Les pipes de la marque Rattray’s sont manufacturées par divers producteurs comme Chacom, Gigi ou Brebbia. Celle que je vous présente, baptisée Devil’s Cut, est une reverse calabash. J’admets qu’esthétiquement parlant, elle peut faire sourciller. Mais personnellement, je la trouve tellement over the top qu’elle a quelque chose de naïvement désarmant.

Avec son fourneau massif de 6,8cm sur 4,2cm, ses parois épaisses de 8mm et sa tige surdimensionnée, c’est vraiment une grosse bobonne qui pèse pas moins de 90 grammes. Pour soutenir ce poids, elle est équipée d’un tuyau en acrylique avec un bec fort épais. Ce n’est donc pas une pipe qu’on cale confortablement entre les dents. Ceci dit, vu sa longueur limitée, elle ne tire pas vraiment vers le bas. Il est à noter qu’en dehors de la chambre de condensation dans la tige, elle est également pourvue d’une chambre 9mm.

Elle respire bien et produit un goût tout à fait respectable. Seul hic : il lui arrive, mais pas toujours, de fumer un tantinet humide. Dans Et si la meilleure calabash n’était pas une calabash ?, j’en ai expliqué la raison. Je me borne ici à vous répéter que dans sa conception, elle pèche contre une règle fondamentale du fonctionnement des reverses.

Mais bon, je ne me plains pas : ma pipe tonneau, je l’aime bien.

24. Ropp

Ce genre de modèle qui s’inspire des anciennes pipes de taverne en argile, ne me laisse jamais indifférent. Cela faisait donc quelque temps que je zyeutais sur le site de Smokingpipes ces Ropp vintage composées de vieilles ébauches trouvées dans la fabrique de Chapuis-Comoy et de tuyaux en corne. Quand un membre du forum m’a proposé cette cutty en estate, je n’ai donc fait ni une ni deux.

Certes, le sablage n’a rien de spectaculaire, le montage n’est pas parfait et le bec ne brille pas par sa finesse, mais je m’en contrefiche. Non seulement cette pipe ne m’a coûté que 30 euros, en plus sa forme est tellement élégante et le contraste entre la teinture noire et la teinte claire de la corne si joli que je suis prêt à tout pardonner.

ropp pipe

Côté fumage, il n’y a strictement rien à pardonner. Tirage facile, pas de surchauffe à condition de ne pas tirer comme un forcené et de la bourrer de tabacs qui conviennent à ce genre de foyer incliné, VA/perique bien rendu. Une bonne petite française comme on en faisait jadis. Vingt-quatre grammes de plaisir.

25. Rusi Pipes

Les Rusi Pipes sont taillées en Bulgarie par Rusen Rusenov qui a débuté en 2013 et qui a appris le métier avec l’assistance de Georgi Todorov, George Boyadjiev et Alexander Bondarev. Il a un distributeur italien, mais c’est surtout à travers Etsy, Pipehub et Facebook (RusiPipes) qu’il commercialise ses créations.

En profitant des prix soldés à l’occasion du Black Friday, je n’ai payé ma pot que 130 euros port inclus, alors que d’habitude les prix des Rusi se situent entre 200 et 250 euros.

Je me suis laissé séduire pour deux raisons : d’une part parce que j’estime que c’est une interprétation élégante de la forme pot et d’autre part parce que sur sa page Etsy, Rusenov explique en long et en large son approche de la pipe. Or, ses explications correspondent exactement à un cahier de charges que j’aurais pu rédiger moi-même : bois de qualité, ébonite allemande, perçages larges et polis qui acceptent une chenillette, becs percés en V, flocs en delrin adaptés à la profondeur des mortaises. Bref, sur papier l’artisan bulgare sait ce qu’il fait et aspire à nous livrer des pipes exécutées dans les règles de l’art.

Promesse tenue. C’est en effet une pipe fort bien taillée, montée, percée et finie. Légère et pourvue d’un bec fin, elle s’oublie en bouche, même si l’intérieur de la lentille aurait pu être mieux arrondi. Tirage parfait, goût doux et agréable. Que peut-on souhaiter de plus ? A 250 euros, cette Rusi vaut sans conteste son prix. A 130 euros, c’est une affaire à ne pas rater.

26. Ser Jacopo

Cette oliphant XXL n’est pas nouvelle. En réalité, son achat date de la fin des années 90. Pendant des années, je l’ai fumée avec grand plaisir, d’autant plus que j’adorais sa forme. Je n’étais pas le seul : mon jeune fils lui aussi était fasciné par ma pipe en forme de défense d’éléphant. Plus tard, vers 2005, quand il s’est mis à la cigarette, je la lui ai offerte dans l’espoir qu’elle se substituerait aux clopes. Espoir futile : il ne l’a pour ainsi dire jamais allumée. Depuis, il est devenu non-fumeur, ce qui fait qu’il y a un an ou deux il a fini par me rendre la pipe délaissée.

Avec sa longueur de 19 cm et son fourneau de 8 cm, ce n’est évidemment pas le genre de pipe qu’on emmène en promenade. Elle est par contre parfaite quand je passe la soirée confortablement installé dans un fauteuil. Elle confirme alors ma conviction que Ser Jacopo est l’une des meilleures marques italiennes : passage d’air grand ouvert, tirage naturel et facile, excellent goût quel que soit le tabac que je lui confie, bec en acrylique soigné et bien exécuté. Que du bon.

27. Serova, Irina

Irina Serova a débuté en mars 2016. J’étais parmi ses premiers clients vu qu’à cette époque j’avais trouvé un lien vers son site sur la page Facebook d’Alex Brishuta dont je suis grand fan. Il s’est avéré qu’Irina est l’épouse du pipier ukrainien iconoclaste. C’est donc auprès de lui qu’elle a appris le métier. Et ça se voit au premier coup d’œil : son style de rusticage s’inspire clairement de la technique de Brishuta.

Quand je l’ai contactée pour acheter la poker et la tomato, elle était gênée. Je pouvais avoir la tomato mais pas la poker. Parce que la poker avait un défaut qui faisait que la pipe n’était pas destinée à la vente. J’étais fort étonné parce que j’avais beau fixer les photos sur mon écran, je ne trouvais pas le moindre défaut. Irina m’a alors expliqué que cette pipe était invendable parce qu’il y avait un sandpit à l’intérieur de son foyer. Pas un cratère, pas une fissure. Un sandpit ! Même après l’avoir rassurée, je n’arrivais pas à la convaincre de me céder la pipe. Mais j’ai insisté. Elle a fini par accepter à condition que je ne lui paie qu’une fraction du prix normal.

Quand les pipes sont arrivées chez moi, j’ai constaté que le fameux sandpit était minuscule et superficiel et ne menaçait en rien l’intégrité du foyer. Les deux pipes sont devenues des favorites, tout comme les pipes de son mari. J’adore leur rusticage et leur lentille sensuellement arrondie. Elles fument comme un charme et s'harmonisent parfaitement bien avec les virginias. Un maître-achat.

Depuis mars 2018 ni son site ni sa page Facebook n’ont été mis à jour. Apparemment, la carrière de cette artisane douée et perfectionniste a duré en tout et pour tout deux ans. C’est vraiment dommage.

28. Tristan

A peine arrivé sur le devant de la scène, déjà Tristan Lefebvre a disparu dans les annales de l’histoire de la pipe française.

Avant de devenir pipier, cet épris de la pipe d’Ulm était charpentier, puis tourneur sur bois, mais son rêve était de travailler dans quelque manufacture sanclaudienne. Comme ce rêve ne s’est jamais réalisé, il a fini par monter son propre atelier afin d’y réaliser d’abord ses propres Ulm et ensuite également des pipes plus conventionnelles en bruyère et en morta.

Pendant les quelques années d’activité de Tristan, je lui ai acheté sept pipes. Certaines datent de ses débuts, d’autres de l’époque où il commençait à jouir d’une certaine renommée. D’emblée, dès mes premiers achats, il était évident que ce néophyte avait du talent et savait s’y prendre. Ses formes n’étaient ni molles ni disgracieuses et en plus, techniquement parlant, ses pipes étaient bien faites, même si ses becs étaient encore passablement basiques. Plus tard, Tristan m’a livré des pipes qui, compte tenu de leur prix somme toute modique, étaient irréprochables.

Par contre, il est de mon expérience que niveau goût, c’était la loterie. Trois exemplaires produisent des saveurs vraiment remarquablement douces et précises, un autre est satisfaisant, alors que les trois qui restent, continuent, malgré des dizaines de fumages, à développer un goût passablement âcre.

N’empêche qu’il est vraiment dommage que le paysage pipier français déjà si pauvre ait perdu un amoureux du travail du bois qui avait tout pour réussir.

29. Tsuge

Une partie de l’article La lutte des classes a été consacrée à la Tsuge Roulette.

30. Vauen

Je vous réfère à Testées pour vous : deux Vauen

31. Vitale, Piero

Inspiré par son grand-père qui était menuisier avant de devenir luthier et sculpteur, le petit Piero était fasciné dès son enfance par le travail du bois. En 2014, un ami lui fait découvrir la pipe. Vitale tombe amoureux de l’objet et notamment de l’ouvrage de pipiers comme Victor Yashtylov, Kent Rasmussen et Tom Eltang. La même année il commence à tailler des pipes dans son atelier à Pavie. Sa production est fort limitée vu qu’il n’emploie pas de tour pour les façonner. Il est à noter qu’il est également le fondateur de la marque Bluebird qui propose pour une bonne centaine d’euros des créations de sa main fabriquées chez Molina.

Forme originale et amusante, beau bois, joli montage. En plus, extrêmement légère et dotée d’un bec fin à la lentille gentiment arrondie, la pipe s’avère très confortable en bouche. Tout ça est fort prometteur. Jusqu’à ce que j’allume. En un temps record la pipe se met à surchauffer terriblement et pas à un endroit précis mais sur toute sa surface. Pour la terminer, il me faut une série de pauses. La cause du fumage problématique saute aux yeux : je dois tirer trop fréquemment parce que ma Vitale ne respire pas convenablement. Bref, la pipe surchauffe parce que pour la garder allumée, je suis forcé d’attiser continuellement le feu.

Je souffle et j’aspire dans ma Vitale vide. Elle siffle comme une locomotive. Je sors donc des chenillettes pour vérifier où se situe le rétrécissement voire le blocage qui cause le problème. Quand j’introduis une chenillette White Elephant dans le bec, elle se coince immédiatement. Pareil quand je refais l’exercice en introduisant la chenillette dans le floc : elle avance jusqu’au bec, puis se bloque.

Me voilà obligé de sortir mes micro limes. Résultat : plus de rétrécissement, un passage d’air qui respire comme il se doit, plus de problème de surchauffe. Désormais, ma pipe fonctionne convenablement et s’avère même une fumeuse tout à fait respectable.

Je devrais envoyer au pipier une facture parce qu’après tout, j’ai fait son boulot à lui. Par ailleurs, au terme de cet aperçu force m’est de conclure que de Di Gangi à Penzo et de Provenzano à Vitale, la nouvelle génération de pipiers italiens n’arrive pas à la cheville de ses aînés comme Becker, Tombari ou Cavicchi. Même des ateliers comme ceux de Castello, Radice, Ascorti, Caminetto, Ser Jacopo, Il Ceppo, Ardor, L’Anatra, Rinaldo, Jacono, Mastro de Paja et Amorelli pourraient leur apprendre un truc ou deux.

32. Yuwei

N’ayez pas honte si Yuwei, ça ne vous dit rien. Ce n’est qu’en 2015 que le Taïwanais Yuwei Huang a fait ses tout premiers pas dans l’univers de la pipe quand un ami lui a demandé de réparer sa bouffarde. Amoureux du travail du bois, Yuwei a accepté et du coup s’est découvert une vocation de pipier. Quelques années plus tard seulement, voilà que Yuwei perce comme pipier haut de gamme depuis que ses créations sont distribuées à la fois par Smokingpipes et Scandinavian Pipes.

Après examen de l’estate achetée à un membre du forum, je comprends que c’est amplement mérité. Depuis le bec efficace et parfaitement modelé en passant par le montage de la tige en bambou et en érable coti jusqu’au foyer lisse comme un derrière de bébé avec une finition chatoyante, ma pipe rayonne la qualité et le raffinement.

Et son fumage ? Simple : il se rapporte à son plumage. Et puis, je dois dire que sa tenue en main est une expérience sensuelle en soi.

Il ira loin, Yuwei, et je suis convaincu que dans quelques années, ce genre de pipe ne se vendra plus à $600, mais pour un montant à quatre chiffres.

Conclusion

Chacun peut faire sa propre lecture de mon aperçu et en tirer les enseignements qui lui conviennent. Selon vos partis pris, vous retiendrez au choix :

  1. Que pour fumer bien, il ne faut absolument pas dépenser des fortunes. Une humble corn cob, une petite Ropp ou une Prungnaud à deux sous suffisent amplement. Ou au contraire que pour éviter les déceptions, mieux vaut sortir son portefeuille et se tourner vers des valeurs sûres comme Pierre Morel ou Ser Jacopo.
  2. Que la Morgan produite chez Molina, les Falcon, les Gubbels, la Nording, la BriarWorks le prouvent une fois pour toutes : les pipes de série n’ont rien à envier aux pipes chichi. Ou au contraire que c’est indéniable : de Rusi à Serova, de Larrysson à Eltang, d’Asteriou à Yuwei, les pipes qui se distinguent vraiment par leur qualité, ce sont systématiquement des artisanales.
  3. Que c’est confirmé : la réputation des Dunhill est surfaite. En réalité, elles ne valent absolument pas mieux qu’une bonne petite sanclaudienne. Ou au contraire qu’une Dunhill décevante, c’est l’exception qui confirme la règle.
  4. Qu’il faut soigneusement éviter la cohorte des aspirants pipiers. Ils ne maîtrisent pas encore le métier, ce qui ne les empêche pas de vendre leur camelote au prix d’une Morel. Ou au contraire qu’Il est toujours intéressant d’acheter à des prix encore abordables les créations de jeunes artisans qui ne sont pas encore des vedettes mais qui savent déjà produire des pipes dans les règles de l’art.
  5. Que les textes sur les pipes de Claessen et de Tristan le confirment au-delà de tout doute : ce n’est pas le savoir-faire du pipier qui détermine si une pipe développera un goût agréable, mais tout simplement le bois. Ou au contraire que la Provenzano et la Vitale illustrent à merveille ce que tout pipophile sérieux sait depuis belle lurette : l’exécution technique du passage d’air a un impact direct et fondamental sur le goût que produit une pipe.


Personnellement, je n’ai rien appris de nouveau. Je savais déjà que des pipes qui se distinguent par leur saveur douce et par leur fumage sans problèmes, on en trouve dans toutes les fourchettes de prix. C’est d’ailleurs une excellente nouvelle pour tous ceux qui ne veulent ou ne peuvent s’offrir du haut de gamme. En revanche, mes achats me confortent dans ma conviction que si le raffinement stylistique, un bois pur garanti sans mastic, un veinage remarquable bien mis en valeur, une finition perfectionniste et un bec finement ciselé font partie de vos exigences, vous devez d’office faire une croix sur les petits prix. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il vous faille nécessairement débourser des sommes faramineuses. Il reste heureusement suffisamment de pipiers compétents et réputés qui vous livrent systématiquement des produits vraiment soignés à des prix restés fort sages. En terre francophone Pierre Morel en est le parfait exemple.

Et puis, à condition de suivre de près le paysage pipier en perpétuelle évolution et d’avoir l’œil pour séparer le bon grain de l’ivraie, il est possible de dégoter avant qu’ils ne deviennent des vedettes, des artisans au talent et au savoir-faire hors du commun et de profiter ainsi de prix qui n’ont pas encore flambé. Je vous rappelle en guise d’exemple qu’au début de sa carrière, Cornelius Mänz vendait ses pipes, pourtant déjà remarquables, pour une centaine d’euros. Mais attention, dans cette chasse à la bonne affaire, ne vous laissez pas aveugler par l’obsession du bon marché. Il faut nécessairement juger les prix en fonction de la qualité livrée. Il est donc parfaitement possible qu’une pipe à 400 euros d’un jeune loup en passe de devenir une sommité soit en toute objectivité une meilleure affaire qu’une autre à 150 euros d’un médiocre faiseur de pipes qui n’ira pas loin.

Faire une bonne affaire, c’est donc également vous assurer qu’en cas de revente, vous ne risquez pas de perdre la majeure partie de votre investissement. J’ai revendu une Poul Ilsted et une S. Bang fumées pendant des années au prix d’achat. Et si je vendais aujourd’hui ma Chonowitsch, ma Geiger, mes Barbi ou mes Mänz, je me ferais un sacré bénéfice. Si au contraire, je mettais en vente sur eBay une pipe d’un artisan comme Manuel Shaabi qui visait le créneau haut de gamme avec des prix en conséquence, mais qui n’a jamais percé, ou comme Darius Christian Dah qui jouissait jadis dans les forums américains d’une certaine renommée mais qui est passé aux oubliettes, bonjour les dégâts.

Seulement voilà, les douze pipes de Darius dont je suis le propriétaire, ne seront jamais mises en vente. Certes, ces pipes ne sont ni les plus estimées au monde, ni les plus parfaites. N’empêche que ce sont des outils de fumage performants qui continuent année après année à me procurer du plaisir. Et c’est ce qui compte après tout. Et ça, c’est la seule conclusion qui vaille vraiment.