Tiges d'Orient

par Erwin Van Hove

05/03/06

Tsuge

Elles ne laissent pas indifférent, c’est le moins qu’on puisse dire. Les pipes à tige en bambou, on les aime ou on les déteste. En tout cas, il existe clairement un marché pour ces pipes si particulières, vu qu’on en voit de plus en plus. Et ce ne sont pas uniquement les pipiers haut de gamme qui en proposent. Stanwell par exemple est même célèbre pour ses séries bambou très joliment exécutées.

Stanwell

Todd Johnson

Peut-être que Sixten Ivarsson, le père de l’école scandinave, n’était pas le tout premier à employer la plante tropicale, je n’en sais rien, mais ce qui est indéniable, c’est que ce fut le grand Sixten qui lança en Occident la mode des tiges en bambou. Dès lors, il n’est pas étonnant que jusqu’à ce jour ce sont les pipiers qui s’inscrivent dans la tradition danoise, qui se sont spécialisés dans l’emploi de ces rhizomes. Il ne faudrait pas en conclure que c’est donc avant tout une affaire scandinave. L’Allemand Cornelius Maenz ou des Américains comme Todd Johnson ou Trever Talbert adorent eux aussi travailler avec le bambou. En Italie, les frères Rovera qui taillent les pipes Ardor, se font remarquer par l’emploi fréquent du végétal. Quant à l’Angleterre, même Dunhill, pourtant LE symbole de la pipe BCBG, propose des pipes à tige en bambou et le non moins classique Bill Taylor d’Ashton ne cesse de répéter que la plus belle pipe qu’il ait jamais faite, était un exemplaire avec une gigantesque tige en bambou.

Mais ceux qui manifestement sont les maîtres incontestés du bambou, ce sont des Japonais tels que Kazuhiro Fukuda, Hiroyuki Tokutomi, Smio Satou et Kei-ichi Gotoh. Cela n’a rien de surprenant : d’une part depuis des millénaires le végétal oriental n’a plus de secrets pour les artisans nippons, d’autre part plusieurs maîtres pipiers japonais ont appris les finesses du métier dans l’atelier de l’incontournable Sixten.

Si parmi vous il y a des pipiers en herbe, sachez qu’il ne suffit pas de passer dans le magasin de bricolage le plus proche et de vous y procurer une tige en bambou pour pouvoir vous attaquer à votre première pipe. En réalité, ce que les pipiers emploient, c’est exclusivement les rhizomes, c’est-à-dire les tiges souterraines, de certaines espèces de bambou. Les pipiers haut de gamme comme Cornelius Maenz ou Todd Johnson commandent leur stock directement en Orient. Les plus recherchées, ce sont les tiges qui présentent à intervalle régulier de nombreux nœuds. Une tige de 30 cm de bonne qualité vous coûtera autour de $20.

Sixten Ivarsson Sixten IvarssonIl est évident que ce sont avant tout des raisons d’ordre esthétique qui poussent les pipiers à employer cette matière végétale. Toutefois, le bambou présente au moins un avantage objectif : une tige en bambou est plus légère qu’une tige en bruyère. En outre, pas mal de connaisseurs prétendent que le rhizome a encore d’autres caractéristiques intéressantes : il adoucirait la saveur du tabac en y ajoutant une note sucrée, il rafraîchirait la fumée et il absorberait particulièrement bien l’humidité. Ces avantages ne sont cependant pas universellement admis. Tout dépend en fait de la construction de la tige et il y a fondamentalement deux écoles. D’une part, il y a les pipiers comme Trever qui percent tout simplement le bambou comme une tige en bruyère, la fumée passant donc à travers le conduit en bambou. Avec ce système, il y a un contact direct entre la matière végétale et la fumée. Il est donc tout à fait possible que le goût de la fumée s’en trouve modifiée, que la chaleur s’évacue mieux que dans une tige en bruyère et que le bambou absorbe les jus, ce qui explique pourquoi le rhizome prend des teintes plus foncées. D’autre part, des pipiers comme Todd Johnson insèrent systématiquement un tube en métal, généralement en acier inoxydable, dans le bambou sur toute la longueur de la tige. Dans ce cas, la fumée n’est évidemment pas en contact avec le rhizome qui ne peut donc exercer aucune influence ni positive ni négative. Bien sûr une construction avec un tube métallique semble plus solide, surtout pour les tiges longues. Mais il faut quand même savoir que le bambou est une matière peu fragile. A vrai dire, les raccords risquent de se casser plus vite que la tige elle-même. Par contre il est assez fréquent de voir apparaître sur la surface de la tige des craquelures superficielles qui ne menacent absolument pas la solidité, mais qui, au contraire, sont appréciées des connaisseurs. Côté foyer, la plupart du temps la tige est fixée au moyen de résine epoxy, souvent renforcée par un floc, côté tuyau, les pipiers travaillent avec des flocs en métal ou en delrin. Quant à la finition du bambou, rien que du classique : on emploie de la cire carnauba pour polir.

Cornelius Maenz

Peut-être vous étonnez-vous du fait que les pipes à tige en bambou ne soient pas moins coûteuses que leurs sœurs à tige en bruyère. Il est vrai que pour une bambou, le pipier n’a pas besoin d’un volumineux plateau sans failles, puisqu’il a uniquement besoin d’assez de matière pour le fourneau. Il peut même récupérer une tête dont la tige présentait des défauts inacceptables. D’accord. Mais ne perdez pas de vue qu’outre le coût du bambou, le pipier devra mettre en compte des frais de main-d’œuvre supplémentaires, surtout s’il est perfectionniste. Prenons un adepte du bambou percé conventionnellement. D’abord, il devra partir à la recherche du morceau de bambou qui convient : rien n’est plus disgracieux qu’une tige en bambou trop épaisse pour les proportions de la pipe. Et puis, il devra tout faire en double : prévoir deux mortaises et deux flocs, veiller à ce que les deux faces de la tige soient parfaitement droites et lisses pour permettre un raccord irréprochable, tourner et monter les typiques décorations des deux côtés de la tige. Si au bout de la tige il y a des nœuds ou d’autres irrégularités, il devra tailler le tuyau et/ou la bruyère de telle sorte que le dessin du bambou se prolonge naturellement et qu’ainsi le raccord soit parfait. Il peut décider de courber à la vapeur le bambou ou de lui donner une apparence craquelée qui rappelle le raku japonais. Certains poussent le perfectionnisme jusqu’à nettoyer tous les minuscules creux dans les nœuds, pour les remplir ensuite de résine epoxy afin que ces creux ne puissent, avec le temps, se remplir de poussière. Bref, vous en avez pour votre argent.

Tom Eltang

Gotoh

Si une tige en bambou vous semble un péché contre le bon goût, je ne vous ferai bien sûr pas changer d’avis, mais si jusqu’ici vous hésitiez de vous jeter à l’eau parce que vous vous posiez des questions sur la solidité ou la saveur du bambou, j’espère vous avoir rassuré : allez-y sans crainte.