Une visite chez Philippe Bargiel

par Guillaume Laffly, photos de Kalabash

23/02/09
Philippe Bargiel

Quand on lit ce qui est écrit à propos de Philippe Bargiel, on s'attend à rencontrer un homme secret, presque un alchimiste, qui connaît les secrets du blanc de baleine, et mène une vie d'ascète.

C'est tout le contraire : cet homme charmant sait vous mettre à l'aise, est disert, simple, d'un abord facile, n'hésite pas à prendre une feuille de papier qu'il va remplir de croquis pour vous expliquer simplement les choses.

Le passionné qu'il est sait rendre les choses limpides, et ce qui semblait mystérieux devient une évidence. Voilà quelques années que Laurent, dit Kalabash, et moi, songions à lui demander s'il était possible de lui rendre visite. Nous aurions du le faire plus tôt.

Nous nous présentons rapidement, Jean-Yves, collectionneur et passionné de pipes, nous explique qu'il était passé avec quelques pipes à réparer un samedi après-midi, qu'il y est resté jusqu'au soir, qu'il y est revenu, et qu'il n'en est plus parti. Il assiste maintenant Philippe Bargiel.

Celui-ci sent que nous voulons des photos, et nous le propose d'emblée. Je lui signale qu'il n'est pas facile pourtant d'avoir des images de lui, il se souvient très bien de la chemise jaune qu'il portait lorsque Willy Albrecht l'avait rencontré au cours d'un pipe-show en Allemagne.

Nous évoquons ces pipe-shows, il nous demande si nous en connaissons. Nous lui parlons de Rheinbach. Nous comprenons qu'il s'y rendrait peut-être plus souvent, mais qu'il hésite pour deux raisons : d'abord, il croit qu'il faut absolument travailler en public, nous le détrompons, et il y a aussi le barrage de la langue. "Mes deux gendres m'ont servi de traducteurs, mais ça n'est pas facile".

des écumes anciennes en attente de restauration

Bien sur, la question nous brûle les lèvres : le blanc de baleine. Comment est-ce ? En a-t-il suffisamment ? Et voici le moment d'une première révélation : il s'éclipse et revient avec un sachet en plastique, contenant ce qui ressemble fort à de petits cachets d'aspirine.

"J'expliquais à un client que mon stock de blanc de baleine allait s'amenuisant, et que si je ne pouvais en utiliser, je préférais me retirer. Comme le blanc de baleine servait autrefois à la fabrication des rouges à lèvres, il me propose, sa fille travaillant dans les cosmétiques, de lui demander quel produit a été utilisé en remplacement. Il me rappelle et m'apprend qu'on a trouvé une matière, tirée d'une espèce particulière de palmiers, qui contient exactement les mêmes molécules, et a les mêmes propriétés. J'ai essayé d'abord d'en mélanger quelques grains, dans du blanc de baleine chauffé, que j'ai laissé refroidir pour voir si cela laissait un dépôt, ou si le mélange était invisible. Puis j'ai recommencé, en en mettant de plus en plus. J'ai fait beaucoup de tests, ils se sont avérés positifs. Le problème du blanc de baleine ne se pose donc plus".

Jean-Yves nous montre sur Dailymotion la vidéo le montrant, plus jeune, lorsqu'il travaillait à la maison Sommer, passage des Princes à Paris. "Je n'avais pas les mêmes horaires qu'eux, je préférais arriver tard, n'hésitais pas à m'arrêter pour aller prendre un café, mais j'aimais travailler plus tard. Ils ont fini par m'envoyer dans un atelier en journée, je retournais au magasin en fin de journée et restais avec la vendeuse jusqu'à la fermeture, vers vingt heures. Le magasin était ouvert toute la journée, à midi ils nettoyaient soigneusement une table, dressaient la nappe, et déjeunaient. A cette époque, j'ai fait beaucoup de pipes pour un magasin de luxe japonais. Des japonais venaient aussi nous rendre visite, et ils demandaient toujours les mêmes modèles, ce qui, pour eux, représentaient la France : Vercingétorix, Jeanne d'Arc, Napoléon, de Gaulle... J'en ai fait pas mal, j'essayais d'alterner, de ne pas faire six Vercingétorix de suite ! Chose étonnante, ils tenaient à se faire photographier à côté de moi !"

Et cet autre souvenir : "J'ai vu une fois un monsieur âgé, les cheveux blancs en bataille, arriver au magasin en tenant une enveloppe rouge. Il parle avec la vendeuse un moment, s'en va. Vous l'avez reconnu ? me demande-t-elle. J'étais sur de le connaître, mais son nom ne me revenait pas. C'était Michel Simon, l'interprète de Maigret, qui venait passer une commande. Je ne comprenais pas pourquoi, la vendeuse n'osait pas me dire ce qu'il voulait, elle a fini par me tendre une vieille photo très abîmée, représentant une femme nue, en s'exclamant que je pouvais refuser si je le voulais. Mais ce qui me gênait, ça n'était pas le sujet, plutôt la mauvaise qualité de la photo. J'ai fait la pipe, il est mort peu de temps après, et je ne sais ce qu'elle est devenue". Je lui répond qu'après sa mort il y a eu une grande vente de sa collections d'objets érotiques, sa pipe faisait peut-être partie du lot ?

La conversation sur l'écume se poursuit : "Quand vous trempez une écume dans l'eau, avant de la tailler, il faut attendre qu'elle tombe dans le fond, en dégageant des microbulles. Tant qu'elle n'est pas tombée dans le fond, elle n'est pas complètement imprégnée. De même, quand vous plongez une pipe dans le blanc de baleine, on sent une certaine résistance. Quand cette résistance faiblit, que la pipe s'enfonce sans effort, c'est qu'elle est imprégnée comme il faut. Bien sur, cela dépend de la qualité d'écume utilisée".

Enfin, il nous montre quelques pipes, d'un joli jaune, presque coquille d'œuf. Ce n'est qu'une fois la pipe finie que l'on connaît sa qualité. A côté de pipes impeccables, l'une d'entre elle laisse voir une sorte de tache. Le blanc de baleine a plus imprégné l'écume sur cette petite surface, mais c'est un défaut qui ressortira après quelques fumages. Voilà une pipe qui ne sera pas proposée au même prix que les autres.

Les prix d'ailleurs, c'est un peu aussi le problème. "Des modèles comme celles-ci, simples, sans défauts, je les vends 250 euros ht. aux détaillants. Je suis toujours surpris de voir à quels tarifs elles sont proposées sur les sites marchands ! C'est ce qui m'encourage, et Jean-Yves m'y pousse, à ouvrir mon propre site". Je l'y encourage aussi, ce sera fait, nous l'espérons, bientôt. "C'est un souci, quand je vois comment on parle de moi, à quel prix on vend mes pipes, je crois que cela en fait reculer plus d'un".

Je lui confirme que dès l'ouverture du site, il était recensé parmi les pipiers. Mais trouver des photos de ses pipes n'était pas chose facile. On en voyait parfois sur des sites allemands, mais il fallait aller vite. Et les prix demandés le classait dans les pipiers inaccessibles à la plupart.

Avant de partir, nous aurons vu aussi les instruments dont il a taillé le manche, certains ont été récupérés par la conservatrice du musée d'Evreux, venue pour faire l'inventaire d'une collection d'écumes léguée à ce musée, elle est repartie avec quelques outils. Il y a aussi quelques pipes en bruyère qui attendent...

Nous voyons aussi de superbes photos, prises par Philippe, de ses pipes : "Pendant un temps, j'ornais mes pipes d'un logo représentant un papillon, pour rappeler la légèreté de l’écume, mais mes clients allemands n'ont pas apprécié cette fantaisie". D'ailleurs marquer ses pipes n'est pas facile, surtout après que Féa, la très gentille chienne, ait boulotté le tampon pendant notre discussion...

"Il me reste des photos, mais pas de croquis, une fois les pipes finies, en règle générale les clients insistent pour avoir aussi le croquis préparatoire".

Dernière chose : j'ai regretté, lorsque Philippe Bargiel nous expliquait le pourquoi du culottage de l'écume à l'aide d'un croquis, de ne pas l'avoir filmé. Je l'ai dit, l'homme est ouvert, d'une grande gentillesse, sait accueillir, mais il a aussi du travail. Nous y retournerons donc, en lui téléphonant d'abord pour prendre rendez-vous, au risque de trouver porte close, ou de le déranger. Mais nous n'attendrons pas encore quatre ans.

Philippe Bargiel