Paul Bonaquisti

par Erwin Van Hove
photos reproduites avec l'aimable autorisation d'Alexandra Négoita

04/01/05

La modestie de l’ébéniste

Au cours de mes fréquents contacts avec des pipiers européens et américains, j’ai pu constater que le petit monde des producteurs de pipes faites main est, en gros, constitué de trois tribus bien distinctes.

Heureusement le premier clan compte peu de membres puisque sur notre planète aux dimensions somme toute assez modestes, il n’y aurait pas assez de place pour abriter toute une peuplade de ces egos bouffis d’orgueil. Artistes autoproclamés, ils tendent à perdre de vue que tout compte fait ils produisent des outils de fumage faits d’un morceau de bois et d’un tube en caoutchouc et que la portée de leur oeuvre sculpturale n’égale pas exactement celle de Giacometti. Plutôt mourir que de te vendre une de mes pipes ! s’est écrié un jour un pipier indigné de mes propos. J’avais en effet eu la témérité d’affirmer au cours d’une discussion qu’un pipier, ben c’est un artisan. Sacrilège ! Remarquez que l’emportement de ce grand Artiste (oui monsieur, avec majuscule !) ne l’a pas empêché de me vendre trois de ses créations quand il s’est retrouvé sur la paille de la bohème ô combien artistique. Vous comprendrez que par décence je tairai son nom ainsi que celui de ses confrères Créateurs.

Comme la première, la deuxième tribu est loin d’être encombrée. Mais là s’arrête toute ressemblance. Au contraire. Quoique faisant preuve d’une créativité débordante et iconoclaste ou en revanche d’une parfaite maîtrise des jeux de lignes sobres et pures typiques de l’authentique design contemporain, ils rougissent, embarrassés, quand on loue leur approche originale et toute personnelle de la création pipière. S’ils sont fiers de leurs produits et s’ils sont émerveillés que tant d’amateurs admirent leur esthétique et leur savoir-faire, ils n’ont rien de la prima donna grisée par les applaudissements. Croyez-moi, quand Trever Talbert présente sa dernière création digne de figurer dans un tableau de Bosch ou quand Rolando Negoita nous impressionne avec une forme dont l’élégante logique égale celle d’un fauteuil de Le Corbusier, ils ne sont point convaincus qu’ils viennent de mériter une place au Guggenheim.

Finalement il y a le groupe qui numériquement domine le petit univers de la pipe faite à la main. Qu’ils taillent des pipes haut de gamme pour un public de collectionneurs prêts à y mettre le prix ou qu’ils produisent des outils de fumage pour une clientèle beaucoup plus large, jour après jour ils s’appliquent à répéter ces gestes à la fois modestes et nobles que sont ceux d’un professionnel de la bruyère. Sans prétendre à une vocation d’artiste et sans chercher à révolutionner l’aspect de l’objet qui nous tient à coeur, ils s’efforcent quotidiennement de nous satisfaire en nous proposant des pipes séduisantes, confortables et performantes. C’est la cohorte des artisans qui se plaisent dans leurs ateliers et qui, loin d’avoir honte d’être fondamentalement des manuels, revendiquent au contraire leur statut d’artisan.

Dans ce marché somme toute fort limité et cependant mondialisé à l’ère de l’autoroute électronique, la concurrence est rude. Aussi ces serviteurs de la bruyère doivent-ils se doubler de petits commerçants astucieux à la recherche non seulement d’un créneau qui leur convient, mais aussi des moyens les plus appropriés pour faire connaître et pour vendre leurs produits. Qu’ils présentent leur oeuvre à des distributeurs ou à des propriétaires de magasins, ou qu’ils préfèrent s’adresser directement aux clients potentiels en faisant de la pubicité dans les forums spécialisés, il leur faut toujours un certain aplomb et une bonne dose d’assurance. Certains le font avec naturel et réussissent à se mettre en valeur et à se tailler une place au soleil. Ainsi Karl-Heinz Joura s’est constitué un réseau de vente en traversant l’Allemagne en train et en proposant ses pipes à des boutiquiers aux quatre coins du pays. De leur côté, chaque fois qu’ils ont de nouvelles pipes à vendre, Mark Tinsky ou Marco Biagini l’annoncent dans toute une série de forums. Quel amateur de pipes équipé d’un ordinateur n’a jamais trouvé le chemin vers les sites web de l’American Smoking Pipe Company ou de Moretti ? L’autopromotion, ça paie.

Mais il y a également ceux qui sont trop timides ou trop modestes pour se mettre en avant et qui ne se sentent pas à l’aise dans la lumière blafarde des projecteurs. Il se peut que la qualité de leur travail soit impeccable et qu’ils puissent s’enorgueillir d’une petite clientèle satisfaite et loyale. Cependant leur discrétion les rend invisibles aux yeux du grand public. Ils risquent donc d’être systématiquement sous-estimés, voire de passer inaperçus. Une injustice.

Récemment j’ai réalisé que pendant des années je me suis rendu coupable d’une injustice pareille. Il est grand temps d’expier ma faute.

Mes camarades amateurs de pipes qui me connaissent bien, savent l’intérêt que je porte aux pipiers américains. Je ne m’en cache pas : depuis des années j’essaie d’attirer l’attention des collectionneurs européens sur la pipe made in USA et de promouvoir l’oeuvre de plusieurs artisans d’Outre-Atlantique. D’ailleurs certains amateurs allemands et français n’ont pas résisté à mon enthousiasme (ou était-ce du rabâchage ?) et ont fini par s’offrir des pipes taillées aux Etats-Unis. Quant à Alain Letulier, le rédacteur en chef de Pipe Mag, il avait eu la bonté de publier un article de ma main consacré à la pipe artisanale américaine. Sans vouloir prétendre à l’exhaustivité, j’avais voulu présenter un aperçu assez représentatif, au grand désespoir d’Alain qui se voyait forcé de me sacrifier ce qui lui manque le plus : des pages. A tout seigneur tout honneur, il ne changea pas une virgule et quoiqu’un aperçu soit toujours le résultat de choix pénibles et parfois arbitraires, j’étais convaincu que j’avais réussi à mettre en valeur les pipiers les plus importants et à mentionner brièvement suffisamment d’autres. J’avais la conscience tranquille.

Cependant, après que la revue américaine Pipes & Tobaccos avait publié une traduction de mon article, je fus informé par plusieurs amis d’Outre-Atlantique que certains lecteurs n’avaient pas apprécié que j’avais omis de mentionner l’oeuvre de Paul Bonaquisti. J’appris même que le pipier lui-même était déçu. Et bien, tant pis ! Je n’avais rien à me reprocher. D’accord, à plusieurs reprises des connaisseurs américains m’avaient parlé en termes élogieux des pipes de Bonaquisti en précisant que non seulement il est fin technicien, mais aussi et surtout qu’il fait partie des tout meilleurs sableurs d’Amérique et donc du monde. Mais pardi, j’avais régulièrement visité le site web de ce soi-disant surdoué du sablage et à chaque fois je n’avais découvert que des photos basse résolution de pipes dans le style italien et dont le sablage ne me paraissait ni remarquablement bien défini, ni particulièrement profond. Rien à voir avec les sablages époustouflants de J.T. Cooke ou de Trever Talbert. Alors que je suis un fana de pipes sablées, celles de Bonaquisti m’avaient toujours laissé indifférent. Et puis, après tout, c’est qui ce Bonaquisti ? Est-ce que les commerces importants vendent son oeuvre ? Est-ce qu’il arrive à attirer l’attention des lecteurs assidus des forums ? Pourquoi aurais-je donc dû le mentionner dans mon article ? La conscience tranquille que je vous dis.

Voici qu’il y a quelques semaines, José Manuel Lopes m’a offert son superbe livre Cachimbos dont je ne peux suffisamment vous recommander l’achat. J’étais en train de le parcourir en admirant les innombrables illustrations séduisantes quand tout à coup quelques photos haute résolution de pipes sablées attirèrent mon regard. Mon Dieu ! Des ring grains parfaits, comme ciselés dans le bois. Le difficile art du sablage à son apogée. Au-dessus des pipes, je découvris un visage souriant. Celui de Paul Bonaquisti. Franchement il avait l’air de se moquer de moi. Ahuri, abasourdi, bouche bée, sous le choc que j’étais ! Finie la conscience tranquille !

Sans tarder je suis retourné au site web de Bonaquisti Pipes, rarement mis à jour. Mais voilà que le hasard a voulu que moins d’une heure plus tôt Paul avait rajouté toute une série de nouvelles pipes dans sa boutique électronique et que plusieurs photos arrivaient à mieux capter l’étonnante surface de ses pipes sablées. Et là, vlan, le coup de foudre : une tan shell bullmoose parfaitement proportionnée et présentant un sablage remarquablement bien défini sans pour autant être très profond, et qui mettait en valeur un ring grain régulier et centré à la perfection. En plus la pipe était équipée d’un tuyau couleur ambre en harmonie avec le coloris de la tête. Je n’ai fait ni une ni deux, j’ai cliqué sur le bouton Add to cart.

Etant passablement blasé, je ne suis plus facilement impressionné par une pipe. Mais quand la Bonaquisti est arrivée, j’ai eu le souffle coupé : c’est une des plus belles pipes classiques que j’ai vues dans ma carrière de fumeur. Bien sûr il y a ce sablage superbe, mais ce n’est pas son plus grand atout. A mes yeux, cette bullmoose présente un équilibre, une harmonie, des proportions et un jeu de lignes absolument parfaits. C’est exactement le genre de pipe que j’adore : sans chichi, compacte, virile tout en étant élégante, intemporelle. Quant au côté technique, je peux être bref : rien à redire. Même le tuyau, pourtant en acrylique, est finement travaillé et vraiment confortable.

Tout ça est bel et bien, mais comme disent nos amis anglais The proof of the pudding is in the eating. Avouons-le : nous disons bien vite d’une pipe que dès le premier fumage elle produit une saveur agréable et nous sommes prompts à déclarer que le préculottage a un goût neutre. Souvent nos commentaires sont plus qu’indulgents : s’il est vrai que la majorité des pipes neuves ne sont pas carrément désagréables pendant leur baptême du feu et que leur couche de carbone ne constitue que rarement une insulte pour nos papilles gustatives, il faut quand même ajouter que ce n’est qu’après que la pipe a été culottée, qu’elle se livre vraiment. La Bonaquisti, elle, n’a pas besoin de notre indulgence : son goût est précis, agréable et profond dès les premières bouffées. C’est rare, ça. Ca me rappelle la façon dont se comportent les pipes de Larry Roush. Et je vous assure que c’est un des plus beaux compliments qu’on puisse faire à une pipe. Je l’ai dit à Paul Bonaquisti. Il n’en était pas étonné : la substance dont il enduit ses foyers n’est autre que la recette de Roush ! Et à propos, le terme « recette » est bien choisi vu que cette substance est comestible !

Bref, une pipe de toute beauté, parfaitement bien exécutée et finie, et qui s’avère être un outil de fumage performant. Du grand art pipier. Et moi qui, à cause d’un site web aux photos de mauvaise qualité et malgré les recommandations de mes amis, avais jugé Paul Bonaquisti indigne de figurer dans mon article ! Il est donc grand temps de rendre hommage à cet artisan discret et modeste.

Son amour du bois et de la pipe, Paul l’a hérité de son père, immigrant italien fumeur de pipes qui s’était installé comme charpentier-menuisier dans l’Etat de New York. Pas étonnant donc que dès son enfance Paul soit fasciné par le travail du bois. Adolescent, il travaille comme apprenti dans l’atelier familial, puis il fait des études d’architecture et de design. Cependant, il retourne dans la petite entreprise de son père pour parfaire sa formation d’ébéniste. Il n’y apprend pas uniquement le métier, mais également une morale professionnelle : le good enough ne fait pas partie de son vocabulaire, il faut toujours faire du mieux qu’on peut. En 1984 il installe son propre atelier, ensemble avec son frère. Jusqu’à ce jour Bonaquisti y travaille comme menuisier.

Le parcours de Bonaquisti est typique pour un pipier américain : Paul est autodidacte. Collectionneur passionné, il décide un jour de tailler lui-même une pipe dans un ébauchon préalablement percé. Puis c’est l’achat de plateaux et les premières hand made modelées à la lime et au papier de verre. Finalement il investit dans outils et machines qu’il modifie et adapte à sa propre façon de travailler. Quoique son expérience d’ébéniste lui facilite le travail de la bruyère, il lui arrive d’avoir besoin d’un conseil d’ordre technique. Celui qui peut s’enorgueillir d’être l’artisan pipier le plus populaire des Etats-Unis, Mark Tinsky, et une des éminences grises de la pipe américaine, John Eells, se font un plaisir de partager leur savoir. En outre, Bonaquisti passe de longues heures chez quelques revendeurs de pipes connaisseurs. Il y étudie les produits de marques légendaires telles Dunhill, Barling, Castello et Radice en essayant de comprendre les raisons pour lesquelles ces pipes se fument si bien. Ce sont les pipes d’Italie qui attirent le plus ce fils d’immigrés italiens. Ce qu’il admire, c’est la façon toute personnelle des artisans transalpins d’interpréter les formes classiques. D’ailleurs ses modèles préférés sont la billiard, l’apple, la poker, les courbes et les pipes à longue tige.

1996 est une année charnière. Bonaquisti estime qu’il est prêt à présenter ses produits au public. Il assiste donc au célèbre C.O.R.P.S. show à Richmond et à sa grande surprise il y gagne le prix du meilleur pipier de l’exposition. Sa carrière est lancée. Ne faisant rien pour s’autopromouvoir, ce qui explique le manque de renommée en Europe, petit à petit et grâce au bouche à oreille, il s’est constitué aux Etats-Unis une clientèle fidèle. Pour preuve le dernier pipe show de New York où il a vendu plus de deux douzaines de pipes, alors que son voisin, pourtant roi de l’autopromotion, a dû se contenter de deux maigres ventes. Si Bonaquisti était musicien, il ne serait pas la coqueluche des masses. Il serait plutôt ce qu’on appelle en anglais un musician’s musician, un musicien avant tout apprécié et admiré de ses pairs. Un pipe maker’s pipe maker, voilà ce qu’est Paul Bonaquisti. C’est le technicien dont les collègues ne disent que du bien. D’ailleurs il partage sans problèmes son expérience d’as du sablage avec entre autres Larry Roush et Trever Talbert. Quand récemment Rolando Negoita a gagné le concours de design pipier organisé par Butz-Choquin et Pipes & Tobaccos, il a tenu à remercier deux collègues de leur soutien. L’un des deux était Paul Bonaquisti.

Ce pipier à l’âme d’ébéniste chouchoute son bois. Ses plateaux grecs et italiens, il les sèche lentement en les exposant aux variables conditions atmosphériques du nord de l’Etat de New York. Après que les têtes ont été tournées, il les soumet à un procédé secret pour les nettoyer et les sécher en profondeur. Puis il les protège en les recouvrant de la fameuse recette de Larry Roush. Quant aux tuyaux qu’il tourne lui-même, bien qu’il lui arrive de produire des tuyaux en ébonite et en cumberland, il a un faible pour l’acrylique parce qu’il adore la brillance de cette matière et parce qu’il aime travailler avec divers coloris et plus particulièrement avec l’ambrolyth. Les fanas de becs fins en ébonite ne doivent toutefois pas s’inquiéter : Bonaquisti estime qu’un bec confortable est un des aspects primordiaux d’une bonne pipe. Il livre donc un travail particulièrement soigné. Par ailleurs, il veille également à vous livrer des pipes dont le passage d’air ne présente aucune aspérité et qui acceptent sans problème vos chenillettes. S’il propose des pipes lisses, les Lustro, et des rustiquées qu’il a baptisées Ruvido, ce sont les sablées, les Sabbia, qui sans aucun doute sont sa spécialité. Il en propose en divers coloris, mais les tan shell sont les plus impressionnantes. Sa façon de sabler dépend du modèle de la pipe : sur les pipes simples et droites, il cherchera à produire un sablage particulièrement profond. Mais sur les pipes plus arrondies, il veut à tout prix conserver la pureté de la ligne et il se limite donc à un sablage qui cherche à mettre en valeur le grain sans pour autant créer un relief trop rugueux. Ne croyez surtout pas que cet amoureux du sablage cherche à escamoter une surface pleine de défauts. Il m’a raconté que de temps à autre il doit se forcer à produire quelques lisses, parce qu’il se sent toujours tenté de sabler. Récemment il a étudié l’orfèvrerie chez son ami Rolando Negoita, célèbre pour la beauté de ses bagues. Désormais Paul propose donc également des pipes décorées de bagues en argent faites à la main. A noter également que cette armoire à glace tend à produire des pipes assez volumineuses aux parois épaisses. Sa production annuelle se situe entre 150 et 200 unités.

Il se peut qu’un Européen trouve les prix des Bonaquisti élevés. L’art du sablage est sous-estimé sur le Vieux Continent : on préfère récompenser financièrement les mérites de la nature en s’offrant une lisse bien flammée plutôt que de rémunérer les longues heures de travail supplémentaire que s’impose un sableur consciencieux. Le marché américain par contre juge que les Bonaquisti présentent un excellent rapport qualité/prix. D’ailleurs Paul sait qu’il pourrait se permettre d’augmenter ses prix. Il s’y refuse pourtant. Par modestie. Parce qu’il se considère fondamentalement comme un simple artisan qui tire plus de satisfaction d’un regard admiratif ou d’un commentaire élogieux que des dollars d’une petite élite de collectionneurs huppés. En termes clairs et nets il m’a d’ailleurs fait part de son incompréhension et de son irritation à l’égard d’une certaine nouvelle génération de pipiers qui s’affichent comme des artistes sculpteurs égotistes, et qui, en émulant le style des vedettes scandinaves, se croient en droit de demander des prix comparables, voire supérieurs à ceux des maîtres qu’ils copient. Et c’est vrai : quel contraste avec Paul Bonaquisti, modeste artisan ébéniste et pipier, à qui j’ai dû envoyer plusieurs courriels avant qu’il ne soit vraiment convaincu que j’étais amoureux de sa bullmoose et que je ne regretterais pas de l’avoir commandée. Seulement alors il me l’a envoyée. Pour moi, c’est cette humilité et ce souci permanent de satisfaire le client qui caractérisent le vrai pipier, celui qu’on peut recommander aux amis, la conscience tranquille.

le 27 décembre 2004