St Claudications

par Erwin Van Hove

30/04/06

Le monde de la pipe a ses secrets et ses mystères. Est-ce que les vieilles Parker étaient vraiment des Dunhill déclassées ? Si les Fiamma di Re d’antan étaient taillées par mastro Spadoni, qui fabrique les pipes du même nom lancées récemment sur le marché ? Mauro Cateni, est-ce un artisan italien inconnu ou est-ce simplement un nom de marque derrière lequel se cache un fabricant célèbre ? La Larsen Straight Grain que voici, a-t-elle été taillée par Teddy Knudsen, par Tonni Nielsen ou plutôt par Peter Hedegaard ? Est-ce que oui on non les Dunhill contemporaines sont encore oil cured ?

Pourtant d’habitude les professionnels de la pipe sont adeptes du principe de la glasnost : ils n’ont rien à nous cacher. La fameuse marque anglaise Astley’s n’a jamais fait un secret du fait que ses pipes étaient taillées par Charatan, Upshall et Ashton. Bjarne Nielsen affiche ouvertement que ses plus belles pièces, quoique signées de son nom, sont en fait l’œuvre d’une des légendes danoises, Ph. Vigen. Plusieurs artisans danois et allemands ne dissimulent pas qu’ils font appel au meilleur sableur de Stanwell pour leurs finitions sablées. Régulièrement Rainer Barbi fait des conférences et organise des stages, alors que Tom Eltang invite dans son atelier de nouveaux talents pour partager avec eux son immense expérience. Quant à Trever Talbert, il avait simplement mis en ligne, à l’attention des pipiers en herbe, ses secrets de fabrication. Il existe même un forum où des pipiers établis répondent à toutes les questions de leurs collègues moins chevronnés.

Dans le microcosme sanclaudien il en va tout autrement. Là c’est le règne systématique du silence, du non-dit, du secret, du quiproquo, de l’insinuation. Vu qu’à ma connaissance il n’y a pas de sous-marins atomiques stationnés à St. Claude, cette attitude est étonnante.

Voici une illustration de l’omerta pratiquée dans la capitale autoproclamée de la pipe. Il y a quelques années, je voulais savoir qui fabriquait les marques sanclaudiennes Gefapip et La Normandy. Mes sources jurassiennes étaient formelles : elles n’avaient jamais entendu ces noms et par conséquent ces pipes ne pouvaient pas venir de St. Claude. Ah bon. Bizarre. Il m’a suffi de contacter un détaillant américain de La Normandy non seulement pour apprendre que cette marque était bel et bien produite dans le Jura, mais également pour être informé du nom du fabricant. D’ailleurs dans le livre monumental de José Manuel Lopes, Pipes – Artisans and Trademarks, n’importe qui peut lire que la marque La Normandy est dessinée par Pierre Morel et fabriquée par Chacom. D’ailleurs dans ce même ouvrage on explique les liens entre Gefapip, Chap et Berrod-Regad, le holding autour de BC. Apparemment un Portugais connaît mieux les marques sanclaudiennes que les Sanclaudiens eux-mêmes. Etonnant.

A ce qu’on me raconte, Saint-Claude, c’est un oignon. Etudiez-le et vous découvrirez plusieurs couches. Officiellement les différents fabricants y forment une famille unie. Pour preuve la Confrérie qui unit, entre autres, les deux grands holdings et qui représente les intérêts du secteur entier. Une belle image d’unité. Or, quand on gratte un peu cette façade bon enfant et quelque peu folklorique, on découvre une réalité toute différente avec des luttes intestines, des conflits entre individus et une concurrence effrénée entre les deux grands où l’on ne craint pas toujours les coups bas. Mésententes personnelles, mortelle concurrence : vous me direz qu’ils doivent être bien irréconciliables, les deux géants. Ben non. Parce que malgré tout, il y a une troisième couche à découvrir, bien dissimulée celle-là. Saviez-vous par exemple que quand vous achetez une Chacom sablée, il y a de fortes chances qu’elle a été sablée chez Butz-Choquin, le grand concurrent ? Du moins, c’est ce que j’entends chuchoter à St. Claude. Si vous pensez qu’il ne s’agit là que de racontars, amusez-vous à flâner sur les boulevards digitaux. Regardez par ci certains modèles de Chacom, par là quelques Morel. Qu’ils soient identiques, ne devrait pas trop étonner puisque Pierre Morel est salarié chez Chacom. Mais que vous trouviez des Genod qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à des Morel, c’est déjà plus étonnant, non ? Ca me rappelle une visite chez un pipier sanclaudien. Je suis en train de sélectionner quelques-unes de ses plus belles pièces quand je tombe sur une pipe portant la nomenclature de ce pipier mais dont je reconnais d’emblée le style du tuyau et de la décoration de la tige. Ce style, c’est celui d’un autre pipier ! Je partage mon observation avec mon hôte. Il nie, indigné. J’insiste. Il finit par admettre que j’ai raison.

Ces quiproquo ne sont pas l’exception à St. Claude. Butz-Choquin a toujours soutenu que ce que la marque définit comme son nec plus ultra, à savoir la série Collection, était taillée par Alain Albuisson, vedette de la maison et meilleur ouvrier de France. Or, quand Albuisson a claqué la porte de son ancien employeur, il a affirmé publiquement dans quelques interventions remarquées dans le forum Fumeursdepipe, que la plupart des BC Collection n’étaient pas de sa main. Quand je lui ai montré quelques photos de pipes présentées sur des sites de revendeurs américains comme étant des BC Collection taillées par Alain Albuisson, il en a sèchement nié la paternité. Ca tourne au polar ! Si ce n’est pas lui, qui a exécuté ces pipes ? Et pourquoi nous cache-t-on la vérité ?

Parlons-en justement, d’une de ces sacro-saintes vérités : le plus grand producteur de pipes au monde est établi dans la capitale mondiale de la pipe. Celle-là, on nous la sort depuis belle lurette. Voici d’ailleurs ce qu’affirme l’ancien propriétaire de BC, Fabien Guichon, dans un texte adressé en 2003 aux membres du forum Fumeursdepipe : La Manufacture de Pipes Butz-Choquin est la plus importante société de fabrication de pipes au monde. C’est clair, c’est net. Mais c’est faux. Et depuis des années. Dans son livre Pfeifen, publié en 1999, Rolf Rutzen cite pour chaque marque ou artisan le chiffre de la production annuelle. Le chiffre du groupe Berrod-Regad entier est de 230000. La production de la Royal Dutch Pipe Factory, le fabricant de Big Ben, est de 250000. D’ailleurs dans son texte Rolf Rutzen est on ne peut plus clair : « Elbert Gubbels & Fils produit annuellement plus d’un quart de million de pipes et dépasse ainsi allègrement les concurrents Butz-Choquin, Chacom, Peterson et Stanwell. » Ce chiffre est confirmé par José Manuel Lopes dans son ouvrage publié en 2005. D’ailleurs il ajoute qu’en 2003 Butz-Choquin employait 44 salariés alors que Big Ben en employait une cinquantaine. Ces chiffres seraient-ils vraiment inconnus à St. Claude ?

En tout cas, il semblerait donc que parfois des Sanclaudiens se complaisent à perpétuer des mythes. L’un des plus coriaces, c’est le mythe Dunhill. Ah, le mythe Dunhill : un classique ! Il vous est sûrement déjà arrivé d’entendre un inconditionnel de pipes françaises vous dire que les bouffardes sanclaudiennes valent largement les Dunhill. Et pour une bonne raison : ce sont des fabricants sanclaudiens qui produisent les pipes au point blanc ! Il faudrait donc être fou pour dépenser tant d’argent à une soi-disant anglaise ! D’ailleurs, les fans de Dunhill, ce sont donc des snobs : alors qu’ils critiquent les bonnes petites françaises et vantent les mérites de leurs pipes chichi, en vérité ils fument des sanclaudiennes ! Voui !!! D’où les gens qui vous racontent ça, tiennent-ils leur information ? J’ai une idée là-dessus parce que des propriétaires de civette m’ont sorti cette histoire et parce que des amis m’ont rapporté des propos similaires tenus par leur détaillant. D’accord. Mais comment se fait-il que ces professionnels nous répètent cette histoire ? Ben, à coup sûr leur source, ce n’est pas Dunhill. Qui alors ? Il suffit de visiter une fabrique sanclaudienne et d’y poser la question s’ils livrent à Dunhill. S’ensuit alors une scène typique. On vous répond qu’on n’a pas le droit de vous répondre. Principe de confidentialité oblige. Par là, évidemment, on vous suggère qu’on travaille bien pour Dunhill. Quand vous insistez, vous avez droit à un visage de sphinx. C’est la physionomie officielle qui fera vite place à un petit sourire éloquent et à un clin d’œil à peine contenu : l’expression officieuse fort suggestive. Si vous n’avez toujours pas compris, pendant la visite des ateliers, on s’arrêtera juste à la hauteur de quelques colis prêts à l’envoi portant des étiquettes avec le nom du destinataire : Dunhill. Par hasard. Maintenant, vous avez enfin compris. Plus de doute. Vous êtes prêt à votre tour à répandre le mythe.

Or, avez-vous déjà rencontré un manitou sanclaudien qui prétendait que des Dunhill seraient fabriquées à St. Claude ? Moi pas. La raison en est très simple : les pipes Dunhill sont toutes finies à la main dans leurs ateliers en Angleterre. Mais c’est vrai : Dunhill achète et a toujours acheté des têtes prétournées en Allemagne, en Espagne, en Grèce, au Danemark entre autres. Et donc évidemment aussi à St. Claude. Ca vous surprend que les Dunhill soient produites à partir de têtes prétournées ? Pensez-y : avez-vous déjà lu dans la nomenclature d’une Dunhill de série le terme « hand made » ? Et bien non. Une Dunhill, c’est bel et bien un produit semi-industriel, semi-artisanal. Le fait qu’une Dunhill soit faite à partir d’une tête modelée sur un tour-copieur sanclaudien, justifie-t-il de faire l’amalgame entre les bouffardes françaises et leurs cousines anglaises huppées ? Absolument pas. Pensez-vous vraiment que votre petite Bruyère Garantie et la « Dunnie » de votre voisin soient faites avec la même qualité de bruyère ? Ne soyez pas naïf. Depuis toujours Dunhill n’emploie que du bois soigneusement sélectionné. Ce sont donc des bruyères de première qualité, même pour les séries sablées, qui partent en Angleterre. Ce n’est pas tout. Etes-vous certain que dans les ateliers de Dunhill la bruyère soit traitée de la même façon qu’à St. Claude ? Il faudra m’expliquer d’où vient le goût typique sombre d’une Dunhill ? Et puis et surtout, pensez-vous vraiment que chez Dunhill on monte et on finit une pipe en un temps record comme à St. Claude ? Savez-vous qu’aux dires de certains pipiers consciencieux, faire à la main un tuyau confortable et parfaitement adapté à la tige demande autant de temps que de tailler et de finir la tête ?

Et à propos, vous avez déjà entendu des détaillants de Stanwell insinuer que les Eltang, ben c’est en fait des Stanwell ? Quoi ? Cette idée vous semble saugrenue ? Puisque la star danoise sélectionne son bois chez Stanwell… Pire ! Le grand Sixten récupérait parfois des têtes dans les poubelles de Stanwell pour en faire des Ivarsson ! Pourtant personne au Danemark a lancé la rumeur que les Stanwell, ça vaut bien une Ivarsson. Tiens.

Alors, au terme de ces quelques observations et commentaires, quelles sont les conclusions ? Franchement, je ne sais pas. Hausser les épaules. Parce qu’il est vrai qu’à la limite on se contrefiche de savoir si telle marque française est produite chez tel fabricant plutôt que chez tel autre, tout comme il ne se passe pas de drame si vous achetez une pipe portant la nomenclature de pipier X, alors que le vrai auteur est pipier Y. C’est vrai, ça n’a aucune importance. Seulement voilà, si tout ça n’a réellement aucune importance, pourquoi s’obstiner à s’entourer de mystère et de secrets et à continuer à faire des entorses à la vérité ? Je vous le demande.