Errances d’une volute

par Laurent M

31/12/18

Saison 1 - Tumblin’dice le piqueteux

Je ne suis pas joueur. Les cartes, les machines à sous, les plateaux de jeu avec les billes qui roulent, tout ça, c’est du décor amusant qui me lasse au bout d’une soirée. Je suis vite satisfait dans ce domaine. Pourtant, le son des dés qui roulent dans leur gobelet a retenti à mes oreilles durant la lecture du FIUT57 de juillet 2016. FIUT, et non FIAT qui, loin de s’apparenter à la firme automobile turinoise, s’accorde dans ma pauvre tête avec le FIAT LUX de la Genèse. Que la lumière soit, et parfois elle l’est avec FIUT, “Font-Ils Un Tabac ?”

Erwin a vu juste. En lisant et relisant son avis sur le Tumblin’dice, je n’ai rien à gratter, gommer, retoucher. C’est casse-pied d’être d’accord, ça donne l’impression de suivre en bêlant, de faire son petit lemming ou mouton de Panurge mais tout est là : bonne impression des petits cubes tout mignons au fond de leur boîte moche, un fourneau large pour les laisser tomber, un tassage léger au début et de fréquents rallumages, le goût pimenté et le fait qu’il faut y aller mollo car la bestiole a tendance à te faire grimper la nicotine dans les synapses, un peu comme un chat que tu as dans les bras et dont il lui prend l’idée de t’échapper en te grimpant sur l’épaule à coup de harpons et de piolets. Donc, oui, je confirme l’excellence de ce tabac, de son goût franc et clair qui se tient dans le temps du fumage jusqu’aux derniers cubes. Tumb, appelons-le par son petit nom, a de la personnalité. Je me promène avec lui quelques semaines.

Tumb et Getz vont au champ

Getz, c’est pas Stan. Lui, il soufflait dans son sax, moi j’aspire, surtout à être tranquille. Getz, c’est la bonne mémère, la calabash, la ronde à la tige aussi épaisse qu’une saucisse de Morteau et qui te donne l’air de mâchouiller une chique. Jamais le mot français “pipe” n’a été aussi près de son acception british de “tuyau”. Voilà qui tombe bien car je suis dans mes bureaux de la porte de Champerret, à Paris. Le champ Perret : guère bucolique pourtant que cet immeuble de verre et d’acier qui borde le périphérique où le fleuve impassible des voitures s’écoule sans que je puisse les clouer à des poteaux de couleur. Cet immeuble est formé de grands poteaux gris et moches, piliers ronds et creux qui sont autant de pipes au sens british, reliant des cubes de verre et de béton. Tumb est à l’aise. Les cubes, c’est son truc. Il faudra que je le glisse dans une pipe carrée. Dans ma cour intérieure où se pressent les mégoteurs, Tumb fume avec douceur, avec une langue pimentée qui compense la fraîcheur du temps et la froideur des lieux. Sortir une pipe au milieu des étudiants semble toujours un peu anachronique. On me pose peu de questions, pas du tout même. Ils se dépêchent de tirer sur leur vapoteuse glougloutante en jetant un oeil distrait sur le réseau social qui les enferme dans leur bulle de filtre. Le smartphone est la porte du royaume des dieux infernaux qui envoie les pauvres humains sur les rives du pays des Lotophages. On consomme, on consomme, on s’endort dans la torpeur de l’instant présent et on ne veut plus partir. Si Homère avait su.

Comoy à Coin-Coin

“Coin-Coin”, c’est le petit surnom que je donne à Saint-Ouen. Cette commune du nord-ouest parisien abrite depuis un an le siège de l’exécutif de la Région Ile-de-France. Coin-Coin, on y va par la bondée ligne 13 du métro ou, ce que je préfère, par le train, station Saint-Ouen. De là, on remonte le long du boulevard Victor Hugo qui relie en une longue ligne droite la Porte de Clichy à Saint-Denis. Du côté Paris s’élève la flambante neuve Cité de la Justice avec le nouveau “36” de la Police judiciaire, 36 rue du Bastion ! Du côté Saint-Denis, c’est la Tour Pleyel, ou ce qu’il en reste car elle se désassemble pour se transformer en hôtel de luxe. Le long du boulevard, ce ne sont que travaux et transformations qui font muter progressivement cette banlieue populaire en quartiers chics attirant les cadres et familles parisiennes qui n’ont plus les moyens d’acheter “intra-muros”. La gentrification est en marche de ce côté-là aussi. Zone de changement que j’aime car on voit le monde ancien se désagréger tandis que le nouveau n’est pas encore né. Il y a des palissades, des grues, des détours piétons, des centrales à béton, des affiches vantant les programmes immobiliers de rêve où des couples heureux avec landaus déambulent dans un paysage arboré. Ah ! la force de l’imaginaire. Dans la longue avenue rectiligne, c’est la courbe de la Comoy bent qui donne la saveur à Tumb. Malgré les allumages fréquents chers aux petits cubes et à cette foutue brise qui s’élève dès que je sors le briquet, la saveur de ce tabac est là, agréable et piquante à la fois. Tant devant le Conforama que Leroy-Merlin ou Les Peintures de Paris, Tumb est à l’aise dans cet environnement de banlieue mouvante. Tiens, il aurait même un petit côté célinesque pour qu’on l'emmène voyager au bout de la nuit. C’est le quartier idoine ! Mais tout se transforme, s'effondre, transmute. Le docteur Destouches ne reconnaîtrait plus rien. Seule la constance de l'imbécillité humaine lui resterait familière, ce qui le ferait maugréer tout autant.

Liskey saute dans la FIAC

Dans ce Paris dont le centre devient un vaste musée parcouru de trottinettes électriques et de perches à selfie, on en oublierait presque que cette ville fut un laboratoire social bouillonnant avant de se transformer en boule à neige pour touristes pressés. Qu’il est loin “le mur murant Paris rend Paris murmurant” de Beaumarchais. Les murmures des parisiens sont désormais dans toutes les langues des touristes et là où on s’échauffe encore un peu, c’est devant les oeuvres d’art, et encore. C’est semaine de FIAC à Paris et Tumb sort avec Liskey. Attention, juste une ballade à la FIAC hors les murs car dans les murs du Grand Palais, c’est là que le murmure frondeur des parisiens s’exprime : 38€ pour une entrée. Tumb a dit non d’une volute énergique ! Liskey a apprécié. Elle est bien, sa copine au corps de bambou. Ils se sont bien acoquinés cet après-midi, j’avais l’impression de tenir la chandelle, ou le briquet. Ah ! on peut dire qu’ils se tenaient chaud l’un l’autre. Il n’y a pas eu beaucoup besoin de rallumer la passion entre eux. L’art y était peut-être pour quelque chose. Cela a commencé Place Vendôme où, sur les pavés gris, les étoiles de mer d’Elmgreen & Dragset donnaient un petit coup d’alerte environnementale. Cela a continué au Palais-Royal, dans la cour du Louvre et dans le jardin des Tuileries où la jeune Liskey est restée admirative devant le “Très Grand Ours” de François-Xavier Lalanne, rêveuse entre les “Sphères de ciel” de Vladimir Skoda et le “Blue Sky Circle” de Richard Long, épatée par “Ether#34” & 35 de Kohei Nowa que les reflets irisants dans l’eau ont charmée, rigolarde devant les boudins “Aqua Felice” de Mia Marfurt, interrogative face au “Livre du Monde” de Henk Vish. Tumb, quant à lui, est resté stoïque, droit dans ses bottes, stable comme un Calder. Même les grosses boules roses du “Dorit” de Franz West ne l’ont pas perturbé.

B initials, B initials, initials BBB

L’esprit d’escalier a ceci de particulier que lorsqu’on commence à le monter ou le descendre, on ne sait à l’avance combien de marches il possède. Alors si je dis que Tumb est épicé, que l’épice mène à Arakis, Arakis à Dune, Dune à la dune, la dune à la pin-up, la pin-up à la plage, la plage à Saint-Tropez, saint-Tropez à Bardot, que ses initiales sont BB et que si j’en ajoute un, c’est Best British Briars, que BB fut la plus belle des femmes et que cela nous mène au Mont Ida pour assister à la querelle entre Héra, Aphrodite et Athéna pour savoir qui sera la plus belle parce qu’Eris a lancé une pomme d’or aux noces de Pélée, que les pommes, je ne les pèle pas et comme j’en avais envie, j’ai décidé d’aller en cueillir quelques unes dans la cueillette de la plaine de Versailles, on peut considérer que ce fichu escalier est bien trognon et qu’il était temps qu’il finisse avant d’avoir des pépins, de pomme. Epice, pomme, BBB : synthèse en trois mots.
Je ne sais pas si vous vous y connaissez en pommes : Elstar (et non Elstir, foi de proustien !), Dailylight, Sapora, Patte de loup, Goldrush, Rubinette, Idared, Delcaf, Akane, Galmac, etc. On dirait des noms de tabac. Enfin, des noms étrangers parce qu’en France, avec la loi Evin, le nom ne doit pas faire rêver. Il n’y a pas de risque avec B5, Caporal, Chacom N°1, N°2, N°xx. Il ne manque plus que le tabac N° 2052-S, en hommage au formulaire des impôts sur le revenu ! Bref, il n’y avait pas de variété “Tumblin” mais je peux dire que le bonhomme agitait furieusement ses épices dans la BBB. Comme quoi, rien de telle qu’une pin-up anglaise pour que ça grimpe. Pourtant, cette pipe est une habituée du tabac anglais. Passer sans transition au V/A périque lui a fait un choc. N’empêche, elle se remettra. Et les pommes ? Elles sont bonnes, merci pour elles. Et BB ? Ah ! la plus belle des femmes, Aphrodite ? L’histoire est cruelle. Aphrodite, la pomme d’or tant convoitée à la main, insulte alors Héra et Athéna : “Cédez à mon pouvoir, vous autres coutumières de la guerre, cédez à ma victoire ! J’ai aimé la beauté et sa gloire, la beauté s’attache à mes pas”. Plus tard, avec l’aide de la déesse, Pâris enlève Hélène et moi, je lui ai enlevé son drôle d’accent circonflexe pour y retourner dans le flot automobile.

Quand le périque dort

L’hiver est arrivé sans coup férir, d’un bloc. Juste au moment où je partais en vacances en cette fin octobre, avec un lot de pipes et de tabacs. Tumb était ravi de pouvoir voluter en compagnie, changer d’air, quitter l’Urbs. Mais voilà, l’humidité de l’air et le froid rendent le fumage à l’extérieur très désagréable. Les pipes sont donc bienheureuses d’être dans une maison avec cheminée où crépite un bon feu. Las, l’odeur du tabac indispose mon entourage. Tumb est offusqué de cette discrimination, moi itou. C’est ainsi. Il n’y a donc que de rares sorties : quelques bouffées avec Hermann Hennen au château des Milandes en l’honneur de Joséphine Baker, une pincée de volutes à Brantôme, entre l’abbaye et les caves troglodytiques. Rien dans la voiture à parcourir cette campagne aux bois chevelus où l’on ne croise personne, parfois quelques ombres dans des tracteurs ou des camions. Céline, toujours lui, détestait la campagne, ces chemins qui ne mènent nulle part et ces fermes où il n’y a jamais personne. Que ne détestait-il pas dans notre monde ? Les chats. La campagne à l’automne pluvieux est d’une tristesse infinie que j’aurais bien distraite par quelques bouffées. J’en profite pour me plonger encore et encore dans l’oeuvre de Proust où il n’y a aucun fumeur de pipe. C’est la Dordogne et le périque dort. Tumb est assoupi au fond de son fourneau, il dort. Le briquet dort dans la poche de la veste, le bourre-pipe est au repos, les pots sont fermés. Tout dort et je me remémore la grande élégie à John Donne de Joseph Brodsky, si ample à donner cette impression d’assoupissement du monde. Dire que j’ai amené des compagnons de feu, les sieurs Capstan et Sunset. Ces deux braves restent rangés dans leur réserve. Repos les gars.

L’ardente Ardor

Il y a des cons sur la route. Des vrais, des pros, des diplômés, des poilus. Aux yeux des autres, je suis sans doute un de ces cons qui n’avancent pas mais les cons, c’est toujours les autres. Et en plus, pour paraphraser Audiard, on les reconnaît parce qu’ils conduisent. Antoine de Baeque, historien et auteur de “L'Histoire des crétins des Alpes”, distingue bien le crétin du vrai con, car il y a des degrés, comme dans la hiérarchie angélique : "il ne faut pas confondre les cons avec les crétins, qui est une forme pathologique. La connerie est une forme de luxe : on choisit d'aller emmerder le monde". Moi, les routes de campagne de nuit, sans éclairage, j’y vais toujours avec prudence et quand la vitesse limite est de 80 Km/h, compris dans les virages, je ne m’estime pas en droit d’y aller pied au plancher comme tous ces fichus Gaulois réfractaires qui vivent la limitation de vitesse comme une outrecuidante atteinte parisienne aux bons droits coutumiers en vigueur dans les marches de l’Empire. Bref, sur ces routes, il y en a toujours qui me collent aux basques, plein phares et qui me doublent avec des accélérations rageuses et impatientes. Ah ! Mon ange de connerie ! Je ne tombe jamais que sur les premiers de la classe, les Séraphins, Chérubins et Trônes. Les morgues sont pleines de cons aussi.

Mais pourquoi cette histoire de route ? Parce que la voiture a servi à traîner Tumb à Périgueux avec sa nouvelle copine Ardor. Ah ! Là, je peux dire qu’il l’a aimée la copine dans les vieilles rues de la cité périgourdine, à déambuler ensemble sur les placettes, flâner devant les vitrines des chocolatiers, dans les ruines de Vesuna. Il s’est bien marré devant la déferlante des minots en tenue de diablotins pour réclamer des bonbons. Alors qu'Halloween est peu à la mode à Paris, ici c’est un festival de déguisement et il faut voir combien les gamins y avaient mis du leur et de l’entrain. Il fallait bien pour ça avoir une pipe au nom d’enfer, une Ardor. Tumb a bien aimé ce vieux fond de latakia qui traînait le long des parois. Cela donne un je ne sais quoi de petite saveur de derrière les fagots mais à ma charge, question pif, mes naseaux sont plutôt insensibles aux finesses et subtilités que certains peuvent détecter, aimer ou détester. Moi, du V/A périque dans une pipe à latakia, même pas peur, y compris à Halloween.

Sur le chemin du retour, toujours des cons. “Comme moi, comme toi, comme nous”, chantait papa Brassens. Tant qu’ils ne font de mal à personne, ce n’est pas très grave. Des cons quand même !

Potron-minette le lendemain, Ardor bon pied bonne herbe pour m’accompagner retrouver un coin où je sévissais comme animateur dans les années folles de la new-wave, des coupes mulet et des débuts de l’informatique personnelle. Oh ! Pas de nostalgie, cela ne sert à rien, comme les regrets. Juste histoire de voir l’évolution du lieu, ce qu’était devenu ce coin de forêt avec les tentes marabout dans lesquelles tournaient une batterie d’Apple IIC avec leurs disquettes souples 5 pouces ¼ qui ramassaient toute la poussière, cette clairière dans laquelle mon personnage d’Azim Amibou, conteur persan, créait à la nuit tombée des univers magiques pour les enfants entre deux jets de flamme. Azim Amibou était cracheur de feu et détestait le goût doucereux du White Spirit. Il ne fallait pas moins qu’une Ardor pour accompagner son avatar “Laurent M”. Je n’ai rien reconnu des lieux hormis la route et quelques bâtiments. La forêt a repoussé, la clairière disparue. Rien ne subsiste des histoires d’Azim Amibou que quelques bribes dans ma mémoire, et les quelques volutes laissées au milieu des arbres.

Chalut Chacom

Le consul fumait sa pipe en regardant le paysage” : c’est d’une banalité affligeante, sorti de son contexte. Des consuls, il y en a plein, et sûrement des fumeurs de pipe. Mais le Consul de l’Hégémonie venu sur Hypérion par porte distrans et fumant sa pipe aux abords des tombeaux du temps et de leurs vagues anentropiques, aux confins du Retz, voilà qui a plus de saveur exotique. Certes, on pourra dire qu’user de vocabulaire étrange ne change rien à la banalité de fumer une pipe au bord de n’importe quoi et où on veut. Cependant, j’ai été surpris par cette pipe émergée du premier volume de la “Chute d’Hypérion” de Dan Simmons. Sur une planète lointaine, alors que la Terre n’existe plus, un homme fume une pipe. Dès lors, si la Terre n’existe plus, en quoi sa pipe est-elle faite et que fume-t-il ? Le roman présente bien des objets rescapés de la Terre, devenus hors de prix par la raréfaction et on peut imaginer un consul suffisamment fortuné disposer d’une pipe. Un consul est un diplomate habitué à l’étiquette, aux procédures, à l’ordre. On peut imaginer, et c’est le pouvoir de la lecture, une pipe simple, droite, fonctionnelle et directe, sans ornementation autre qu’une bague discrète, une Billiard ou une Dublin, une Canadian ou une Liverpool, une Lovat ou une Lumberman. Un outil de fumage qui va droit au but. On peut imaginer que c’est une pipe en bruyère mais si le consul a fait une acquisition récente, c’est peut-être un matériau extra-terrestre donnant du goût à une herbe à fumer. Pourquoi pas du bois de Tesla, cet arbre d’Hypérion qui, dans le roman, décharge des arcs électriques flamboyants à la saison de la germination. Une pipe à allumeur intégré, quel progrès ! Le roman ne dit rien de la pipe et encore moins du pipier d’un de ces nouveaux mondes.

Quant à l’herbe à fumer, c’est encore plus vertigineux si l’on pense que la Terre n’existe plus et donc le tabac en tant qu’espèce végétale. Quel produit le consul peut-il fumer ? Le roman n’en dit rien non plus mais je ne peux m’empêcher de tracer une conjecture issue du récit que l’auteur a fait de l’expérience du héros dans le second volume de la première suite “Hypérion”. Le consul a été militaire et a séjourné sur la planète aquatique Alliance-Maui sur laquelle dérivent des îles végétales gigantesques où le héros a rencontré l’amour de sa vie. Il ne paraît pas improbable d’imaginer que l’herbe à fumer puisse être un type d’algue doté d’une substance légèrement alcaloïde, que les habitants du lieu auraient eu l’habitude de faire sécher puis rouler, broyer, hacher, afin de produire des fumigations diverses.

Ainsi donc, nonobstant le désir invétéré de vouer aux Gémonies les fumeurs, le désir de fumer survit à l’existence de la Terre et permet aux humains aux confins de l’univers de rêver et penser, encore et toujours.

Ce sont ces brèves rêveries qui ont agité les volutes de Tumb, s’échappant comme chi comme cha de la Chacom dans laquelle il s’était fourré. En m’écoutant divaguer sur les herbes aquatiques, il s’est laissé prendre par la seule technique de pêche possible avec ses petits cubes, celle du “chalut”. Un passage de la Chacom au fond de sa boîte, comme une cuillère, a suffit pour la bourrer sans difficulté. Peu de tabacs réussissent de si belles chalutations !

Comment te dire Adieu

Le cor de Roland à Roncevaux portait le son loin, sans doute avec une profondeur légendaire et une amplification liée à sa légende. Le preux chevalier y soufflait pour appeler à l’aide avant de dire adieu au monde. Tumb me dit adieu. Depuis plusieurs jours déjà, ses petits cubes fauves s’effritent en larmes dorées au fond de la boîte. Je sentais venir le moment où, au bord du dernier voyage, nous allions devoir nous séparer, lui partant vers d’autres volutes, moi le trahissant pour un autre. Il fallait nous quitter en beauté, dans un dernier baroud d’honneur. Alors moi aussi j’ai pris encore le cor de Roland, la Roland Schwarz, la profonde, longue et guillochée, avec un grand fourneau dans lequel j’ai versé un à un les cubes, les débris de cube, les miettes de cube, les copeaux, la poudre de Tumb. Il n’est plus rien resté dans la boite qu’une vague odeur d’une âme qui y avait été enfermée.

Et je n’arrive pas à dire adieu. Cela fait plusieurs jours que Tumb boude au fond de son fut de canon, prêt à décharger. La Schwarz me fait cet effet-là, avec son guillochage qui rappelle les inscriptions et les décorations des pièces à feu des armées de l’ancien régime. “Ultima Ratio Regum” faisait graver sur ses bouches à feu Louis le Grand, reprenant à son compte la maxime de Richelieu. Louis, j’ai bien pensé à lui l’autre jour à la Bibliothèque nationale de France où des raisons professionnelles m’emmenaient et, comme je tripotais le Corona au fond de ma poche, je n’ai pas voulu quitter les lieux sans revoir les globes de Coronelli qui avaient été offerts au roi. Imposants et magnifiques dans leur salle, les deux globes géants de la Terre et des cieux offrent aux visiteurs leurs magnifiques décorations où sont représentées les richesses du monde. En en faisant lentement le tour, voilà qu’un détail attire mon oeil : un toit sous lequel pendent des feuilles. Indubitablement, ce sont des plants de tabac qui sèchent tranquillement en ce lieu où fumer est prohibé. Des séchoirs à tabac mis dans ce Brésil outre-Atlantique, au-delà de cet océan refuge des bêtes marines et des fumeurs des abîmes. Car il faut bien le dire, au fond, il y a des fumeurs. C’est ainsi que se nomment les grandes tubulures des abysses émergeant des failles tectoniques et autour desquelles grouille une vie impossible ailleurs. Le plus grand est dans l’Atlantique, appelé “Lost City”. Il émet des hydrocarbures et alors, si on lui collait un briquet et un peu de tabac, nous aurions la plus vieille pipe du monde en activité. Et quand toute la bêtise humaine aura tout ravagé jusqu’à la dernière abeille, le dernier orang-outan, le dernier rhinocéros, sans doute le dernier homme, que restera-t-il au final ? Un fumeur au fond de l’océan, dieu impassible éructant de la matière, Poseïdon ébranleur des mondes prêt à tout renouveler. Fumer est l’alpha et l'oméga de la vie sur Terre. Interdire cette activité, c’est interdire la vie.

Il faut remonter du fond, quitter le fumeur et louvoyer silencieusement comme un requin effilé. “The shark was not an accident. He had come up from deep down in the water as the dark cloud of blood had settled and dispersed in the mile deep sea”. C’est juste marqué sur l’étiquette de la nouvelle paire de chaussettes que j’enfile. Des Hemingway, de chez Saint-Crespin, avec des talonnettes et des pointes rouge sang. Hemingway, fumeur de pipe qui n’avait pas les deux crayons dans le même sabot. L’écriture est brève, directe, comme l’écriture d’un livre de bord écrite par un capitaine. Il s’appelle Stan, le capitaine. “Cap Stan” comme on l’appelle, prochain locataire de mes pipes et prochaine errance.

Mais pour le moment, entre l’aquatique océan et le fumeur tectonique, entre l’eau et la flamme, je cherche à dire adieu à Tumb, qui s’épuise doucement au fond de la Schwarz. l’eau et le feu m’envoient au premier acte de “L’or du Rhin”, entre la montée chromatique des premières mesures sur le long fleuve wagnerien à la descente scintillante et martellante dans les mines du Nibelung. La pipe s’éteint à ce moment, le tabac aura gardé jusqu’au bout son tempérament piqueteux et flamboyant.

homme invisible pipe