Errances d’une volute

par Laurent M

29/07/19

Saison 6 - Skiff le flegmatique

Ils sont drôles ces tabacs ! On en fume tellement qu’on a l’impression de les avoir déjà goûtés. Allons donc, mon Laurent, est-ce vrai que tu n’as jamais goûté le Skiff ? Un classique de cette nature ! J’ai beau faire dérouler la liste des tabacs fumés, le Skiff n’y apparaît pas. Voilà qui est bien étrange, à la limite de l’autosuggestion. Cela étant, à l’ouverture de la boite, quand est apparu ce bloc compact de brins entremêlés et que mes narines ont été frappées par ce goût délicat de tabac fumé, j’étais persuadé d’avoir tenté le coup. Remarquez que derrière les noms de boite se cachent souvent des mélanges dont les recettes se ressemblent et qui ne varient que de pouillèmes. C’est sans doute ce qui cause la lassitude du fumeur de pipe ou son extrême volatilité. Skiff arbore sa marque de fabrique “au cœur du Lakeland” et lorsque je lis ceci, je comprends inconsciemment que ça nicotinise et qu’il faut accrocher les synapses à la boîte crânienne sous peine de remuer comme un jour de fort vent qui fait gonfler les voiles. Le petit esquif de la boite est un signe avant-coureur de grands espaces, sans doute. Après tout, dans cette belle région de Cumbria, le Lake district est synonyme de nature XXL : lacs, forêts, montagnes, température fraîche, humidité, écureuils, poneys et Pierre Lapin ! L’Angleterre, quoi !

Allez ! Roule, Britannia !

C’est le 8 avril 2019 que j’ouvre la boite, après un week-end festif orné d’anniversaires, de charlotte aux fraises et de bœuf bourguignon, week-end qui a vu s’achever la boîte de Roper’s Roundels. J’avoue que passer à autre chose que du V/A me soulage un peu. Ce vieux Rop était sympathique mais il me tenait bien la jambe avec sa conversation. Sympa, mais collant ! C’est donc très bon de retrouver ce goût fumé de vieux cuir et de saucisse cuite. Durant le même week-end, j’achève le délicieux essai de Plutarque sur les bavards, infiniment drôle et tellement actuel qui me fait dire que, moi aussi, j’ai un bavardage qui vous tient la jambe pour ne rien dire. Mais j’ai un avantage sur les bavards de chair et d’os : si vous en avez assez de me lire, vous pouvez pester, hausser les épaules sans que je réplique et mieux, vous pouvez zapper sans que je m’offusque.

Comme il faisait beau cette journée-là, à l’instar du petit esquif figurant sur la boite, j’ai descendu le courant de la Seine, non pas en embarcation mais à pied, profitant du premier soleil printanier et d’un souffle d’air frais. La première impression de ce tabac est qu’il est d’un classicisme terrible. Classique au sens d’universel, parlant à tout le monde. Terrible ne veut pas dire qu’il soit mauvais, bien au contraire. On sent simplement qu’il a fixé les canons d’un genre, un archétype, celui du goût dit “anglais”. “Oriental blend” nous indique plutôt Tobaccoreview, avec un mélange de turc, latakia, oriental. 187 avis pour une note moyenne de 3,4/4 mérite le respect dû aux institutions. “Anglais”, “Oriental”, voilà qui fait renifler du “Rule Britannia” à plein nez dans les coins les plus reculés du monde.

Des mots et déclins

Le site, sur la base du mélange “Oriental,Virginia/Latakia,English” énumère plus de 1000 mélanges dont, parmi les plus cités et bien notés :
Dunhill - Nightcap - RIP
Dunhill - My Mixture 965 - RIP
Dunhill - Early Morning Pipe- RIP
Samuel Gawith - Squadron Leader
Peterson - Old Dublin
Planta - Presbyterian Mixture
McClelland - Frog Morton on the Town (Craftsbury Series) - RIP
Samuel Gawith - Skiff Mixture

Lire en litanie ces noms, comme celle des saints suivi d’un “priez pour nous”, est aussi poignant qu’une notice nécrologique de vieux amis. Parmi les survivants, Skiff est dans le trio, fluctuat nec mergitur. Donc, grand classique, large base de fumeurs attentifs au goût, gardiens de la tradition. Pourtant, chaque pipe est unique et chaque fumage aussi. Reprendre un classique, comme en littérature, c’est retrouver quelque chose de nouveau à chaque fois, une chose que l’on n’avait pas vue à la première lecture, au premier fumage, découvrir ce qui en fait le caractère universel.

Dans les avis éparpillés, on note : un arrière-goût frais et fruité, la légère acidité de la feuille de tabac oriental, le sel, le foin, une douceur hespéridée, quelques notes douces et sèches d'amertume, le lait, la terre. C’est crémeux, fleuri, éthéré, légèrement moisi, avec des nuances fumées et peu sucrées, sec et boisé, épicé, un peu noiseté par moments, .... Et bla, et bla, et bla. A chaque fumeur sa sensation, à chaque sensation ses mots, à chaque mot sa compréhension. Guère étonnant que les êtres humains aient tellement de mal à communiquer entre eux.

Il est impossible de tous les faire, ces commentaires ! Sans doute l’imagination et l’effet d’entraînement, le conformisme jouent-ils leur rôle. On est si bien dans le conformisme de la pensée, dans le confort du troupeau et du prêt-à-penser. C’est chaud, confortable, soyeux et on ne risque pas grand-chose for l’honneur. Oh ! Pour ce qu’il en reste aujourd’hui, M’sieur Cyrano ! Mais bon, je m’égare car dès que j’ouvre la boite, je tombe en pâmoison devant ce délicieux parfum qui me chatouille les naseaux. Ah ! Que le conformisme peut-être une bonne et brave chose parfois ! Je ne dis pas que j’ai un odorat d’enfer et si on me mettait à l’aveugle sous les narines du Dunhill 965, du Squadron Leader, du Schurch Onyx et du Skiff, au diable si je serais bien en peine de les distinguer. Comme quoi, on est parfois bien peu de chose face à la suggestion des noms qui nous font paraître la réalité avec une couche de brillant subtile, merci M. Proust. Oui, je me sens un tempérament quelque peu proustien avec tous les noms de tabac qui voltigent devant mes yeux. Autant de noms, autant de tentatives de fumage, de tentations d’ivresse. Tobaccoreview référence, à la date du 15 avril 2019 pas moins de 7319 tabacs, 20 ans de fumage à raison d’une pipe d’un tabac différent chaque jour ! Un boulot de bénédictin ! 15 avril ! A l’instant même où ces mots s’écrivent, ces 20 ans de fumage et de volutes qui pourraient être un plaisir ont un goût de cendres. Notre-Dame de Paris en flammes. Merdre, merdre et boule d’Elephant dung. Merdra, Merdra, merdram, merdrae, merdrae, merdra pour faire la totale !

Tout le monde dehors

Les fumages, en ces temps où le beau soleil est revenu, je les fais dehors, comme d’habitude. Si la fumée du virginie offusque mes proches en intérieur, que dire de l’éventualité de l’ombre du soupçon de passer au latakia en zone habitée ! Ouste, dehors l’impétrant, l’anarchiste, le gougnafier aux herbes pestilentielles. Ainsi vont les familles que l’on fonde où l’on se sent parfois comme une pierre rejetée. Mon âme de Caliméro dès lors se réfugie dans les nuages, “les merveilleux nuages” de Baudelaire, les volutes totales, pour rêvasser sur le balcon ou durant les marches matinales et vespérales. En clair, je fume en allant et en revenant du boulot ! Cela me fait marcher, ce qui me fait dire que l’activité physique est bonne pour le tabac, et vice-versa ! Je ne vous ennuierai pas tant avec ces petits désagréments de la vie domestique si ce n’était pour dire que ces contraintes horaires et situationnelles m’ont apporté une vraie déception à l’égard de Skiff. Dehors, avec le temps frais du matin sa saveur est nulle. Oui, un tabac anglais, avec du latakia. Il n’a quasiment pas de goût, si ce n’est la vague impression qu’il a un goût anglais. C’est donc ça la promesse du monde enchanté que décrivent les commentaires en parlant parfois d’un tabac PARFAIT. Et je ne vous dis pas cela sur un seul fumage. L’expérience a été répétée sur au moins dix bols dans des pipes différentes, dont certaines bien habituées au latakia. Alors vous allez me dire que je n’ai qu’à m’en prendre qu’à moi-même à vouloir fumer les tabacs indifféremment dans chacune de mes pipes sans tenir compte d’un minimum de spécialisation. Tout doux ! Le fumage est doux, chaque pipe n’est utilisée qu’une fois et est nettoyée en profondeur entre chaque fumage. De plus, je sais bien que certaines ont plus de “résonance” avec certains types de tabac que d’autres et ne sont pas utilisées en l’espèce. Alors peut-être que c’est moi qui ne fait pas attention mais avec les autres tabacs, c’était identique et l'effet était différent. Non, j’en conclus que Skiff est un indécrottable fainéant qui n’accepte de dialoguer avec le fumeur que lorsqu’il est vautré sur un fauteuil, à se faire aspirer à petit feu. Alors l’image du yachtman dans son petit voilier au cœur du Lake district tel qu’il est sur la boite : du flan, de l’esbroufe, des paillettes. Va fumer sur un lac avec le vent plein les voiles si ton compagnon de pipée n’est même pas capable de te faire prendre le large, lui ! Et qu’on me dise pas que la température extérieure est trop fraîche pour l’arôme du tabac. On est anglais ou on ne l’est pas ! La température maximale du Lake district ne dépasse pas 20°C en été, c’est pas la Lune !

Vile feignasse

Pour preuve, le test que j’ai fait en situation de farniente et d’attente, dans ma voiture, à Saint-Ouen. Vous allez me dire “Encore à Saint-Ouen, ce bougre ?” Oui, tout simplement parce que j’accompagnais ma fille à un test d’anglais qui se déroulait dans cette charmante bourgade du nord de Paris. Une fois la voiture stationnée dans la petite ruelle au doux nom de villa Juliette, je suis resté tranquillement en compagnie d’une Dirk Claessen et de la boîte de Skiff. Pour une fois, j’étais dans un endroit clos, ma voiture, certes avec le toit ouvert, mais à l’abri du dieu Eole qui se met en courroux à chaque fois que j’allume ma pipe. Dans ce lieu clos, le tabac a changé sa nature. Plus de brise, plus de tourbillons, plus de perturbations, une température stable mais fraîche du petit matin printanier. Il n’en fallait pas plus pour que ce fainéant se réveille. Tout d’un coup le goût est devenu plus ample, plus profond, mettant mon âme de fumeur en état de résonance et en navigation sur le petit lac de la boîte. C’est bien ce que je disais, Skiff est un feignant qui ne cherche rien d’autre qu’un bon fauteuil, une main chaude et une situation tranquille pour entrer en dialogue. L’expérience de la Villa Juliette a été répétée sur les bords des gorges du Verdon, au doux soleil de printemps, avec un verre de bière à la main. Skiff est un hédoniste invétéré qui n’aime que le fauteuil. C’est vautré que le sieur se plaît, étalé au soleil qu’il daigne à développer ses saveurs. Avec un printemps qui n’en finit plus de monter lentement, on sent que Skiff se réveille, s’anime, s’émoustille dans les couvertures. Là, on peut dire qu’il a un bon goût ample, sérieux et patapon de vieux lord.

Les défenseurs diront qu’il est plus flegmatique que fainéant. Anglais donc par définition si on en croit les mots de Musset : “Il faut aussi convenir que dans la physionomie anglaise il y a un sang-froid, un flegme, qui est le caractère de la nation entière, et qu'on ne saurait rencontrer chez nous…”. Certes, imperturbable, de sang-froid, ne s’en laissant pas compter, droit dans ses bottes, affrontant la mitraille et le Christmas pudding ; mais fainéant quand même parce qu’il faut le prendre par la main pour le sortir de ses pénates par temps frais et lui faire avouer qu’il a un peu de répondant.

Comment te dire adieu ?

Nous reverrons-nous, vile feignasse à la boîte rectangulaire ? Peut-être. Finalement, avec ton tempérament de patachon farnientiste, tu me plais bien. Non pas que ce soit le grand amour mais nous avons pu avoir finalement une discussion sérieuse, des volutes odorantes et un dialogue policé. Je te suis redevable de ne m’avoir pas assommé de nicotine comme je l’ai cru à tort. Comme le tort tue, ton flegme paresseux n’est finalement pas si mal, cher gentleman. So long, my dear.

Gawith Skiff Mixture