Le survol du faucon

par Erwin Van Hove

17/07/17

My name is Con.
Fal Con.


Je ne voudrais surtout pas vous spolier de cette entrée en matière si joliment trouvée par l’ami Nightcap à la vue d’une photo du flegmatique et Oh So British Roger Moore, une Falcon au bec. A vrai dire, si je n’avais pas fait une impardonnable gaffe, c’aurait été le titre de l’article qu’il envisageait de rédiger afin de partager avec vous son enthousiasme pour ces pipes si particulières. Son intention, il m’en avait parlé, mais comme son soudain entichement pour ces ordinaires pipounettes laissait indifférent mon cœur d’invétéré high gradophile, cette info avait été classée verticalement dans quelque recoin noir de mon subconscient. Cependant, lui, il continuait à me tenir au courant plusieurs fois par semaine de la moindre de ses expériences falconniennes. Je vous avoue qu’il commençait à me gaver, notre Nightcap, mais en même temps sa ferveur finissait par transformer mon incrédulité moqueuse en sceptique curiosité. C’est pourquoi, sur un coup de tête, je lançai dans le forum un fil pour en avoir le cœur net : Nightcap aurait-il complètement perdu les pédales ou y avait-il d’autres fumeurs chevronnés qui considéraient les Falcon comme des pipes dignes d’intérêt ?

Voilà Nightcap forcé de justifier en public son engouement qui en surprenait plus d’un. Il s’exécuta, mais visiblement à contrecœur. Parce qu’évidemment ce fil prématuré contrecarrait ses projets d’article que j’avais complètement perdus de vue. J’en rougis à ce jour, d’autant plus que suite à ma maladresse, Nightcap abandonna définitivement l’idée de nous réjouir de sa chronique. Lourde responsabilité que la mienne ! Inutile de vous dire que j’étais rongé par la culpabilité. Et pourtant, mon foutu fil, aussi importun fût-il, n’était pas que négatif : il permit à quelques bouffardeurs majeurs et vaccinés d’exprimer en public leur appréciation non seulement du côté pratique et tout-terrain de la pipe démontable, mais aussi de son confort et de son goût. Exactement les qualités que Nightcap m’avait énumérées (lisez : ressassées). Ah bon. Pas si farfelu que ça, après tout, le bougre. Voilà donc grâce à ce fil ma curiosité éveillée pour de bon. Quinze jours plus tard, j’étais le fier propriétaire de divers systèmes, dont une édition limitée à quatre cents exemplaires, et d’une demi-douzaine de fourneaux. Falcon here I come !

Des US au UK


L’origine de la Falcon remonte à 1936 quand l’ingénieur américain Kenly Bugg conçut une pipe dont l’aspect et les matériaux résolument modernistes n’avaient plus grand-chose en commun avec son ancêtre sanclaudien. On comprend en effet au premier coup d’œil que cet outil de fumage est le fruit des idées d’un inventeur féru de mécanique plutôt que du travail d’un pipier traditionnel. La Falcon est composée de deux parties démontables : d’un côté un tuyau inamovible en nylon monté sur un ensemble en aluminium constitué d’une tige au passage d’air en spirale et d’un talon bombé et creux baptisé humidome, et de l’autre un bol en bruyère qui se visse sur le talon, l’étanchéité étant garantie par un joint. L’objectif de Bugg était de créer une pipe qui procurerait systématiquement une fumée sèche et fraîche. Pour l’atteindre, il fit deux choix fondamentaux. D’une part, il opta pour l’aluminium non seulement parce que c’est un matériau à la fois solide et léger, mais aussi et surtout parce qu’il disperse facilement la chaleur et refroidit la fumée. D’autre part, en équipant sa pipe d’un humidome, il créa une trappe à jus fort efficace dans laquelle l’humidité contenue dans la fumée chaude condense et forme des gouttelettes au contact du métal plus froid.

Remarquez que la Falcon n’était absolument pas la première pipe équipée d’un système pour assécher la fumée. A partir de la fin du 19ième siècle, des dizaines de brevets ont été octroyés, mais tous ces systèmes ont disparu dans les oubliettes de l’histoire. Falcon n’était pas non plus la première marque à se servir de l’aluminium : ce matériau a été découvert par divers fabricants de pipes à partir de 1930 et la pipe en alu Kirsten, le concurrent direct de Falcon, avait déjà été lancée sur le marché en 1936.

La production commerciale de la Falcon débute en 1940 sous une mauvaise étoile : d’emblée elle est limitée vu que l’emploi de l’aluminium est réservé à l’industrie militaire américaine. La guerre terminée, la production prend enfin son essor et très vite la Falcon devient populaire, ce qui fait qu’en 1954 six millions de pipes ont déjà été vendues sur le territoire américain. Au milieu des années 50, le directeur d’une importante chaîne de civettes anglaises découvre la Falcon et en comprend immédiatement le potentiel. Il importe 10 000 exemplaires qui se vendent comme des petits pains. Il conclut alors un accord avec l’entreprise américaine et obtient ainsi les droits de production et de distribution mondiale, excepté aux Etats-Unis. Le succès de Falcon UK est tel que fin des années 60, l’entreprise anglaise finit par acquérir son homologue américain. Dorénavant, toute Falcon sera Made in England. Depuis des décennies, Falcon est la marque de pipes la plus populaire au monde avec pas loin de cinquante millions d’exemplaires vendus à ce jour.

Pour un historique plus détaillé, je vous renvoie volontiers à smokingmetal.co.uk/pipe.php?page=107. Et si vous voulez tout savoir sur les pipes à système en aluminium, je vous recommande chaudement un article remarquablement exhaustif : pijpenkabinet.nl/Artikelen.

A votre guise


Falcon propose bien évidemment des pipes toutes faites, mais la philosophie de l’entreprise est de vous donner l’opportunité de composer vous-même la pipe qui vous convient. C’est pourquoi elle vous présente séparément un grand choix de tiges, de tuyaux et de bols. Sans compter les éditions limitées qui sortent de temps à autre et qui s’adressent avant tout aux férus de la marque, Falcon propose plusieurs séries de tiges : la Standard qui est la version originelle en aluminium naturel, la Extra et la Hunter en aluminium anodisé de couleur noire ou brune, et la Shillelagh torsadée avec un passage d’air disponible en plusieurs couleurs. Et si vous préférez une pipe au look plus traditionnel, vous opterez pour la série International équipée d’une tige à l’aspect plus classique, d’un filtre et d’un tuyau démontable. Toutes ces séries se déclinent en trois versions : droites, ¼ bent et full bent. Ce n’est pas tout. Chaque tige peut être livrée avec trois types de tuyaux différents : la version standard avec un bec classique, le Multipurpose au bec rainuré pour garantir une meilleure prise en bouche, et le Dental destiné aux personnes qui portent un dentier.

Quant aux bols en bruyère, la gamme standard consiste en huit modèles déclinés en six versions : une finition lisse et une autre rustiquée, toutes deux foncées, et la série Hunter lisse et claire, tournée à la main dans des bruyères de meilleure qualité. Ces trois séries sont également disponibles dans une version doublée d’écume pressée. Attention : cette doublure réduit la capacité des bols. Justement, parlons-en de capacité. Les huit modèles de fourneaux ont été créés à la grande époque de la pipe anglaise. C’est dire qu’ils ne sont pas volumineux. Disons qu’ils correspondent à une taille Dunhill 2 ou 3. Si ça ne vous suffit pas, Falcon vous propose la gamme de bols Classic d’un diamètre intérieur de 22mm et d’une profondeur de 35mm. Et pour les longues soirées d’hiver, il existe des Chimney dont la profondeur va jusqu’à 57mm. Falcon a même pensé à vos pauses café avec la série de foyers menus Bantam. Et si vous tenez à accentuer le look futuriste de votre pipe, Falcon propose même des bols recouverts de fibre de carbone.

Vu l’immense popularité de la Falcon, c’est un marché lucratif. Pas étonnant donc qu’il intéresse d’autres manufacturiers actifs dans le monde de la pipe. Ainsi plusieurs fabricants turcs proposent des bols faits main en écume de mer. En butinant sur le web, on trouve à la fois des copies conformes des formes de fourneaux Falcon et des modèles originaux. Il existe également des corn cobs adaptés au système Falcon et des bols en bruyère tournés par des artisans pipiers comme Chris Askwith.

Ne me dites pas que vous n’avez pas l’embarras du choix.

The proof of the pudding…


Avant de vous rapporter mes expériences, il convient de vous donner une idée plus précise de l’anatomie et du fonctionnement du système Falcon. Le passage d’air aboutit dans la partie supérieure de l’humidome, donc suffisamment au-dessus de la trappe à jus pour que le liquide accumulé ne risque pas d’y entrer. Les bols qui se vissent d’un quart de tour sur l’humidome sont donc percés verticalement et présentent dans le fond un trou de fumée d’un diamètre d’un centimètre. Au beau milieu de l’humidome s’élève un cylindre d’un diamètre légèrement inférieur qui se termine juste en-dessous du trou de fumée. Ce cylindre empêche donc le tabac de tomber dans la trappe en aluminium et dirige en même temps la fumée vers la paroi de l’humidome. Au contact du métal, la fumée refroidit, condense et y dépose ainsi son excédent d’humidité avant d’être aspirée dans la tige alu en spirale qui à son tour la rafraîchit. En fait, on pourrait affirmer que l’humidome est à la fois un condensateur en métal et un mini système calabash avant la lettre.

Dans la brochure livrée avec chaque système, Falcon préconise d’insérer un dry ring dans l’humidome en le glissant autour du cylindre. Il s’agit d’un petit anneau qui ressemble à s’y méprendre à un bout de chenillette plié en cercle d’où sort un morceau de fil de fer tressé. Ce fil placé dans le trou de fumée côté tige retient l’anneau en place. Mes tests ne laissent pas de place au doute : ce dry ring est l’équivalent falconnien du zigouioui sanclaudien : à écarter sans aucun état d’âme. Par contre, un autre conseil donné dans le dépliant m’a de prime abord fait sourciller, tant il m’a paru saugrenu, mais je l’ai suivi tout de même, par simple curiosité. Et j’ai été agréablement surpris. Falcon nous recommande de bien enduire de salive la paroi du foyer avant le premier fumage et d’allumer le bol pendant qu’il est encore humide. Bien sûr, je ne sais pas ce qu’aurait été le résultat si je ne l’avais pas fait, mais j’ai constaté que la plupart des bols étaient agréables dès leur baptême du feu et que le culottage s’est fait rapidement et sans problèmes.

Vous en conviendrez avec moi que je n’ai pas pris à la légère mon devoir de testeur parce que pour écrire cet article, j’ai essayé pendant plusieurs semaines :

falcon goldplated

Alors voici une synthèse de mes impressions, constatations et jugements.


Exécution et finition


En fouillant les sites web des civettes anglaises, on trouve un système standard et un fourneau pour 28 livres sterling. En ce moment ça correspond à moins de 32 euros. En combinant votre système avec un bol Hunter clair et sans mastic, vous en avez pour 35 euros. A ce prix-là les fabricants sanclaudiens vous vendent de la camelote mastiquée à la louche avec des tuyaux qui verdissent à vue d’œil. A l’opposé, malgré son prix dérisoire, la Falcon est une pipe qui a de la personnalité et qui a subi un contrôle qualité rigoureux, ce dont Falcon s’enorgueillit à juste titre. Et ça se voit : les perçages sont uniformément bien exécutés et tous les bols se vissent sans aucune difficulté sur le talon pour former un tout parfaitement étanche. Chapeau.

Ceci dit, quand j’examine mes Falcon d’un œil plus critique, je trouve évidemment de petits défauts, notamment un léger jour au niveau des raccords tige/tuyau. Et je dois avouer que mon bol rustiqué est mutilé par une balafre que je n’admettrais jamais dans une pipe d’artisan. Par contre, mes trois bols Hunter sont irréprochables et même exempts du moindre sand pit.

L’achat d’un des systèmes Limited Edition plus coûteux se justifie uniquement pour des raisons d’ordre esthétique. Au niveau technique, il n’y a strictement aucune différence par rapport au système standard. Ceci dit, je peux vous dire que ma Falcon plaquée or avec un tuyau blanc et montée d’un bol en écume virginale a fière allure, même si je comprends aisément que pour d’autres, ça fait un peu trop Cage aux bols.

Confort


L’un des grands avantages de l’aluminium, c’est qu’il est extrêmement léger. Par conséquent, le poids d’une Falcon équipée d’un bol standard tourne autour de 30 grammes. C’est pour cette raison que c’est la pipe parfaite pour les randonnées, le pique-nique ou le jardinage, d’autant plus qu’avec son tuyau en nylon, sa tige en aluminium et un bol rustiqué, elle est faite pour résister aux intempéries.

Remarquez que si le nylon n’est pas loin d’égaler la souplesse de l’ébonite, il est plus glissant. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Falcon propose également des tuyaux à rainures. En tout cas, personnellement, j’ai des difficultés à bien caler le bec de mes tuyaux standard dans un coin de bouche. Par contre, entre les dents de devant je n’ai pas ce problème. Les becs ne brillent pas par leur finesse, mais ne gênent pas non plus par leur épaisseur. Falcon a donc trouvé un juste milieu pour plaire au plus grand nombre.

Sans conteste la pipe démontable offre un confort inestimable à l’homo mobilis. Plus besoin de grandes sacoches bourrées de pipes au moment des vacances : deux tiges et une demi-douzaine de bols suffisent. Au besoin, ça se transporte dans un gant de toilette. Et quand en été vous sautez en T-shirt sur votre vélo, vous ne devez plus vous gratter la tête pour savoir où caser la pochette qui contient votre pipe fragile. Avec une Falcon, vous démontez votre pipe et vous glissez les deux parties dans les poches de votre pantalon sans crainte de les casser.

Bref, la Falcon est une pipe extrêmement pratique.

Fumage


Commençons par le tirage. J’ai l’habitude d’ouvrir les becs et les passages d’air de mes pipes faites par des fabricants dits industriels, vu qu’en général ils ne s’avèrent pas suffisamment larges. S’il est vrai que j’ai légèrement limé l’ouverture du bec de ma Falcon courbe, je n’ai pas touché aux deux tuyaux droits. C’est dire que les Falcon respirent bien. D’ailleurs, une chenillette traverse aisément les trois systèmes, même la full bent.

Et le goût alors ? Les bols de couleur foncée sont préculottés alors que les Hunter sont virginaux. Mes expériences m’ont une fois de plus prouvé que rien ne vaut un foyer vierge. Les bols préculottés ne sont pas mauvais, mais au cours de leur fumage je remarque tout de même une petite note âcre que je ne retrouve pas dans les Hunter. Ces trois fourneaux au bois vraiment pur m’ont tous sans exception procuré une fumée agréablement douce dès les premiers fumages. J’ose même affirmer en toute sincérité que ces bruyères qui m’ont coûté autour de 17 euros, se mettent mieux au service de mes tabacs que mes récentes acquisitions artisanales. Promis, juré, craché.

Qu’en est-il de mes bols en écume de mer ? Il y a plusieurs producteurs turcs qui en proposent à prix variés. J’ai opté pour les plus chers faits par un fabricant de confiance, IMP, qui exécute avec précision les filets de vis et qui emploie les mêmes joints que Falcon. C’est donc du travail techniquement parfait. Au fumage, les bols dégagent une saveur qui ne diffère en rien des block meerschaum conventionnelles. J’ai toujours pensé que l’écume de mer s’harmonise mieux avec les mélanges à base de latakia qu’avec le virginia et ce ne sont pas ces bols-ci qui me feront changer d’avis.

Entretien


Comme le système Falcon fait exactement ce qu’il promet de faire, après chaque fumage il y a du jus dans le fond de l’humidome. Ce liquide ne sent pas exactement la rose. Il est donc impératif de démonter la pipe après qu’elle a refroidi et de nettoyer la trappe à jus au moyen d’un sopalin. On peut même rincer tout le système sous le robinet. Pour le reste, vous faites comme à l’accoutumée : une chenillette pour nettoyer le passage d’air et un coup de chenillette pliée en deux dans le bol. Le nettoyage terminé, point besoin d’attendre : votre système est immédiatement prêt à l’emploi avec un fourneau de rechange. Par ailleurs les bols sèchent beaucoup plus rapidement qu’une pipe conventionnelle, ce qui fait qu’au besoin, on peut les employer plusieurs fois par jour.

Conclusion


Je dois me rendre à l’évidence : malgré une décevante expérience falconnienne de jeunesse, probablement due à mon inexpérience, et en dépit de mes réticences de fine bouche blasée, je suis conquis. Ce n’est pas que j’envisage désormais d’abandonner mes Cornelius Mänz, mes Rainer Barbi et mes Alex Brishuta, mais je constate depuis quelques semaines que je fume mes Falcon avec un réel plaisir. J’aime bien leur esthétique insolite et pourtant simple et dépouillée, j’apprécie beaucoup leur tempérament insouciant et accommodant et leur côté pratique. Et avant tout je suis plus qu’agréablement surpris par le fait qu’elles s’avèrent des fumeuses tout à fait respectables.

En essayant de trouver la formule accrocheuse qui résumerait mon verdict final, je me suis rendu compte que je n’arriverais pas à faire mieux que Nightcap – qui d’autre ? – qui a parfaitement réussi à capter l’esprit Falcon en un seul mot désarmant de simplicité : ce sont des pipes sympas.

Le voilà qui réapparaît, le Nightcap. C’est donc le moment de vous faire une confidence : c’est lui qui m’a imposé le châtiment cruel de rédiger ce texte à sa place en guise d’expiation de son projet de chronique avorté. Goguenard et vindicatif, il ne m’a pas caché que cette pénitence lui serait source de délicieuses railleries à l’idée que ce soit justement le champion de la high grade qui chanterait publiquement les louanges de la roturière par excellence. Voilà, c’est fait : le mandarin est descendu de sa tour d’ivoire. Au terme de cet article, j’ose donc exprimer l’espoir que le Falconarius Maximus considérera que je me suis acquitté de ma dette.

PS : Au moment où j’étais en train d’achever mon texte, Nightcap m’a envoyé depuis son lieu de vacances une photo dont je ne veux pas vous priver.

falcon tuba

La photo était accompagnée de la légende suivante : Et en plus... tu en connais beaucoup, des pipes qui font aussi tuba ?!!! Et dire que je venais d’affirmer que le Père Alu n’est pas si farfelu que ça !