Font-ils un tabac ? n°44

par Erwin Van Hove

15/06/15

HU-Tobacco, Sunset

Divers virginias en provenance de l’Inde et des Philippines pressés à froid et conservés sous pression pendant un mois. Du blond, du beige et une série de bruns. Les flakes collent les uns aux autres, ce qui est dommage puisqu’il est impossible d’en dégager un sans l’endommager. Légèrement fruité (compote de pommes) et noisetté, d’emblée le nez donne le ton : voilà un VA aimable et charmant.

Cela se confirme dès les premières bouffées. Ni superficiel ni imposant, le Sunset est un poids moyen qui vise à plaire au plus grand nombre. Et cet objectif, Hans Wiedemann le réalise avec brio. Quel amateur de virginia pourrait ne pas aimer ces saveurs réconfortantes et subtiles de pain grillé, de noisettes, de fruits épicés, ce bel équilibre entre doux et acide, cette fumée ronde et crémeuse ? Une fois de plus Wiedemann nous prouve qu’il est un maître de l’harmonie et de la nuance.

En l’absence d’une finale explosive, dans le dernier tiers les saveurs évoluent gentiment en accentuant le côté épicé et en y ajoutant une chaleureuse note boisée.

Voici donc un flake élégant et convivial de force moyenne qui se consume posément, qui fiche la paix à votre langue et qui du début à la fin dorlote vos papilles gustatives. Pour moi, Hans Wiedemann est l’un des tout meilleurs blenders au monde. Na.

Heupink & Bloemen, Stad Ootmarsum Extra Krul

Connaissez-vous le baaitabak ? C’est le tabac à pipe made in Holland le plus traditionnel. Ou plutôt c’était. Parce qu’en vérité, on en trouve de moins en moins dans les civettes bataves. Les recettes varient selon le fabricant, mais tous les baaitabakken ont deux caractéristiques en commun : il s’agit de tabacs naturels sans aromatisation et les brins sont longs et très fins, ce qui fait que quand on prend une pincée de tabac, on risque de tirer tout le contenu de l’emballage.

Aucune info sur la pochette de 40g concernant les tabacs employés. Grâce à Google, j’apprends qu’il s’agit de tabacs indonésiens, de maryland, de virginia, de burley et de paraguay. Bien que j’aie opté pour l’Extra Krul, pourtant la version grosse coupe du Stad Ootmarsum, je découvre un ribbon cut vraiment fin. On voit ici et là du kaki et du blond, mais c’est le brun clair qui domine. L’odeur qui sort de la pochette fraîchement ouverte, est passablement neutre. Ca sent le tabac. Mais dès que je triture une pincée de tabac dans ma main, une odeur surprenante s’infiltre dans mes narines : je me retrouve dans les urinoirs des sordides bistrots de mes 20 ans. (Oui, pour moi le désir rimbaldien de s’encanailler n’était pas resté lettre morte.) Et cette impression se répète à chaque fois que je sors le Stad Ootmarsum de sa pochette. Je n’y peux rien. Parallèlement, les senteurs me rappellent les virées à la fois mornes et exotiques dans la campagne profonde flamande, la plupart du temps à l’occasion de l’enterrement de quelque membre de famille que je n’avais jamais connu, quand, jeune enfant, j’observais avec fascination des vieux usés et ratatinés, habillés de velours noir truffé de taches, qui même à l’intérieur ne quittaient pas leur casquette et qui, installés dans un coin perdu, plutôt que de participer à la conversation, bourraient du pouce leur crasseuse pipe à deux sous d’un tabac rustique et bon marché. Bref, mes récepteurs olfactifs envoient à mes papilles gustatives un signal d’alarme : accrochez-vous !

Fausse alerte. Evidemment le Stad Ootmarsum ne joue pas dans la cour des grands, mais c’est incontestablement un mélange tout à fait respectable qui, avec ses saveurs épicées de cigare hollandais et avec son joli équilibre entre le doux, l’amer et le salé, n’est pas fait pour me déplaire. Vu sa coupe fine, il brûle très vite, mais sans surchauffer et sans mordre la langue. Quoique ce ne soit sûrement pas un tabac léger, sa teneur en nicotine ne risque pas de peser. D’un tabac rustique dans son genre il ne faut pas attendre une impressionnante évolution. N’empêche qu’il tient la route jusqu’à la fin.

Voilà donc une bonne surprise. C’est la première fois que j’apprécie vraiment un mélange produit aux Pays-Bas. A ma prochaine sortie en Hollande, j’en ramènerai. Si l’envie vous prend d’essayer le Stad Ootmarsum, veillez à prendre l’Extra Krul et pas le Heerenbaai, la coupe fine. Je viens de lire dans un forum hollandais qu’entre les deux il y a un monde de différence.

Erinmore, Mixture

Avouez qu’il n’est pas facile de feindre l’enthousiasme quand l’emballage cadeau que vous remet fièrement un ami, contient, ô surprise, cinq boîtes d’Erinmore. Pourtant j’ai fait de mon mieux, croyez-moi.

Le pénible souvenir de l’Erinmore Flake toujours fraîchement en mémoire (artfontilsuntabac15.htm), je n’ai aucunement l’intention de me bourrer la moindre pipe de cette mixture à la réputation encore plus redoutable que celle du flake. J’empile donc les boîtes derrière deux rangées de boîtes plus appétissantes et je les oublie. Mais voilà qu’un matin de flemme, en faisant de l’ordre dans mon stock de tabac, je tombe sur une pile de boîtes jaunes. Elles me regardent d’un air de reproche. Avec insistance. Et là je craque.

La boîte que j’ouvre ne date pas de l’époque Murray’s. Il s’agit donc de la version actuellement disponible, produite chez Orlik pour le compte du Scandinavian Tobacco Group.

Visuellement parlant, la mixture n’a rien en commun avec le flake brun foncé du même nom : beaucoup de blond et de fauve et ici et là quelques brins noirs de black cavendish. Certes il s’agit d’un tabac aromatisé, mais pas du genre vulgaire. A travers le sauçage finement fruité, on sent facilement le virginia herbeux et la note terreuse du burley. Il y a même un je-ne-sais-quoi d’empyreumatique. En tout cas, l’ensemble est bien dosé et harmonieux. Bref, contrairement à tous ces aros médiocres qui sentent bêtement la cerise ou la mangue, l’Erinmore Mixture intègre les arômes fruités dans un tout assez subtil et intéressant.

Le tabac est trop humide à mon goût. N’empêche que même fraîchement sorti de sa boîte, il ne glougloute pas et ne pose pas de problèmes de combustion. Dès les premières bouffées, toute une série de saveurs explose en bouche : du citron confit, de la bergamote, de l’abricot, mais aussi du musc, de l’encens, des notes savonneuses. L’ensemble évoque les capiteux parfums décadents des marquises. Au vu du nez passablement fin, ce bombardement de saveurs étonne. Je crains le pire pour la suite : c’est ce matraquage gustatif qui finissait toujours par m’écœurer à chaque fois que je fumais le flake. Surprise. Il n’en est rien. Petit à petit, les saveurs se font plus discrètes, s’harmonisent et laissent même apparaître l’aigre-doux du virginia et le goût terreux du burley. Désormais c’est un mélange épicé, musqué et fruité sur le citron et la bergamote que non seulement je supporte, mais qui en plus me procure un certain plaisir.

La Mixture me semble en quelque sorte la version light de l’Erinmore. Ce n’est pas moi qui m’en plaindrai. Evidemment, un aro, quel qu’il soit, ne sera jamais ma tasse de thé. Ceci dit, je me vois bien de temps à autre bourrer ma Prungnaud de cet aromatique à l’ancienne. Est-ce que je vous conseille pour autant de faire de même ? Pas du tout. Je comprends aisément qu’on puisse de tout cœur détester ces saveurs d’un autre âge dont les notes musquées risquent d’être perçues comme chimiques par nos palais contemporains.

Ben voilà, cet Erinmore n’est pas si redoutable que ça après tout. Oui mais. Après la première demi-douzaine de pipées, la Mixture s’est mise à me gaver. Et maintenant j’en suis au point où je suis vraiment écœuré. Je ne distingue plus d’agrumes, d’encens, de musc. Je ne perçois plus qu’un arsenal d’arômes chimiques. Je ne me vois donc pas terminer la boîte. Et dire qu’il m’en reste quatre autres !