Font-ils un tabac ? n°71

par Erwin Van Hove

19/06/17

Peter Stokkebye, Luxury Twist Flake

Bien que la Peter Stokkebye Tobaksfabrik soit établie au Danemark et que la manufacture appartienne au Scandinavian Tobacco Group, la quasi-totalité de la production est commercialisée aux Etats-Unis. D’ailleurs – et je trouve ça fort – seuls les citoyens américains ont droit d’accès au site web de la marque. Il y a Trump qui sera content.

Si les noms des coupes de tabac n’ont plus de secrets pour vous, le terme Twist Flake peut faire sourciller. Un twist est par définition un tabac dont les feuilles entières ont été roulées en saucisson, alors qu’un flake est une tranche rectangulaire de tabac. Mais quand on regarde de près les lamelles carrées sous lesquelles se présente le Luxury Twist Flake, tout s’explique : les rouleaux de tabac ont été pressés dans un moule carré. Et il faut dire qu’au niveau visuel, le résultat est original et attractif : les couches de tabac fauve et brun forment un fascinant réseau de méandres.

La recette est typiquement danoise : les virginias en provenance des Etats-Unis et du Zimbabwe sont légèrement cavendishés au caramel. Ça se remarque immédiatement au nez, mais il faut dire que cette aromatisation qui hésite entre le caramel et le sucre candi, est discrète et bien intégrée. Elle se borne à complémenter les odeurs naturelles de virginias légers et élégants.

Pas de séchage nécessaire et pas non plus de longue manipulation des flakes : il suffit de les plier et de les rouler quelques instants entre les doigts avant de les enfourner. Voilà que déjà une vague de saveurs déferle sur la langue. D’emblée je suis surpris : le dopage au sucre et l’effet cavendish sont plus marqués que j’avais escomptés. Les saveurs intrinsèques des virginias s’effacent devant un goût de sucre candi, de caramel au beurre, voire de sirop d’érable ou de mélasse et devant de fortes notes de toasté et de boisé. Pour moi, ça fait nettement trop cavendish et je n’aime pas la combinaison entre le sirupeux et les notes empyreumatiques : ça me fait penser à du sucre qui brûle, c’est-à-dire qui devient amer. Cela se remarque surtout quand on oublie de tirer fort lentement.

Et ça continue comme ça. Longuement, vu la lenteur de la combustion, et de façon assez insistante. Je somnole et ce n’est pas le taux en vitamine N qui me réveillera. Arrive le dernier tiers et là, soudain tout change : il y a nettement plus de profondeur, l’acidité jusque-là peu agréable s’intègre mieux et les saveurs s’harmonisent : toast au beurre, crêpes au sucre candi ou aux pommes caramélisées.

Cependant, cette finale réussie ne m’empêche pas de regretter l’aromatisation de ce virginia flake visuellement splendide. Je suis sûr et certain que je l’aurais préféré pure nature. Vraiment dommage que ces Danois soient obsédés par le cavendish dénaturé.

Robert McConnell, Oriental

Des mélanges faussement appelés Balkan blends, dominés par le latakia et dans lesquels les tabacs orientaux ne servent que de condiments, il y en a à revendre. D’authentiques balkans qui mettent en exergue les herbes d’Orient plutôt que le latakia, il n’y en a finalement pas tellement. Au vu de son nom, l’Oriental semble en être un. Voyons ça.

Quels ingrédients l’Oriental contient-il aux dires du descriptif ? Du black cavendish et du bright leaf, tous deux originaires de la Caroline, du red VA de Virginie, et puis les tabacs, latakia inclus, en provenance de l’Orient. Aucune variété n’est nommée. Par contre, pour parler de leurs origines, on verse carrément dans le pléonasme : sont mentionnés en plus de Chypre et de la Syrie, de la Turquie et de la Macédonie, l’est de la Méditerranée et le Levant. Bon ça va, on l’a compris, les blenders : vous avez employé divers tabacs d’Orient.

D’ailleurs l’ouverture de la boîte le confirme immédiatement et définitivement : la typique odeur légèrement acide d’humus, de champignons, de moisissure noble vous saute au nez. Remarquez que je suis le premier à admettre que cette description ne couvre aucunement les complexes et fascinants arômes des herbes d’Orient. Et ce n’est pas tout : dans le fond on sent crépiter le feu de camp du latakia et quand on hume attentivement, on sent même des raisins secs. Chapeau : un nez élégant et parfaitement équilibré. J’en ferais avec plaisir mon eau de toilette. En tout cas, ces arômes ne laissent plus de place au doute : nous voici en la présence d’un vrai balkan.

Les ribbons classiques forment une composition riche en couleurs qui couvre à peu près toute la palette des teintes de tabac. Très prometteur, ça. Le papier qui couvre le tabac a absorbé l’excédent d’humidité, ce qui fait que les brins s’allument facilement et se consument gentiment. D’emblée je suis sous le charme : voilà un balkan tout en élégance dans lequel le latakia fait preuve d’une pudique modestie qui se met entièrement au service des saveurs orientales, lesquelles en profitent pleinement pour briller sur le devant de la scène. Par ailleurs, les virginias et le cavendish, eux aussi, se mettent en quatre pour permettre aux tabacs d’Orient de se présenter sous leur meilleur jour en en amadouant efficacement l’acidité naturelle. Toute cette collaboration parfaitement organisée résulte en un ensemble de saveurs remarquablement harmonieuses : de l’aigre-doux, des notes salines, des épices piquantes et revigorantes, du cuir, de la terre humide. De l’intensité sans lourdeur, juste ce qu’il faut de vitamine N, une fumée assez crémeuse malgré l’acidité toujours présente, une finale vive et percutante.

Je tire mon chapeau aux blenders de Kohlhase & Kopp qui nous livrent là un authentique balkan composé avec précision. Peu de mélanges actuellement disponibles nous permettent de découvrir avec tant de bonheur la grandeur des tabacs d’Orient. Par contre, ceux qui préfèrent leurs balkan blends arrosés d’une sauce au latakia, doivent chercher ailleurs.

Low Country, Cooper

Le look de la boîte trahit que Low Country, c’est en fait du Cornell & Diehl. C’est donc le regretté Craig Tarler qui en collaboration avec Sykes Wilford, le patron de Laudisi et de Smokingpipes.com, a créé le Cooper. Le résultat est un genre de tabac dont on ne voit pas assez d’exemples : un latakia flake. On pourrait même avancer qu’il s’agit plutôt d’un balkan flake, vu qu’à part des virginias blonds et rouges et du latakia chypriote, le mélange contient une bonne dose de tabacs orientaux.

Dans ma boîte âgée de sept ans et demi, je découvre des flakes assez épais, peu compacts, souples mais absolument pas humides. Le brun foncé domine, mais je vois également du fauve, de l’anthracite et du gris clair. Cependant, ce n’est pas l’aspect visuel qui attire mon attention. Après le pschitt long et fort, une insistante odeur foncièrement déroutante m’assène une claque retentissante : un tsunami d’acidité volatile qui véhicule d’intenses arômes de fromage de montagne bien mûr. J’en suis bouche bée. Le lendemain, le nez s’est sensiblement assagi : si je sens encore une légère touche de fromage dans le fond, désormais je décèle surtout une odeur de cidre, voire de vinaigre de cidre, de cuir, d’acétone et de moisi. Je sais d’ores et déjà que ce seront les virginias et les orientaux qui mèneront la danse et pas le latakia. Ce n’est pas moi qui vais m’en plaindre.

Les flakes tombent en morceaux à la moindre manipulation, ce qui facilite le bourrage. Dès que la flamme lèche les brins, un somptueux goût de virginia parfaitement mûr, doux et rond envahit mon palais. Ça, c’est du virginia de derrière les fagots ! Suivent alors le latakia qui s’exprime sur le cuir et le caoutchouc, et les turcs acides, terreux et moisis. Et voilà que ces trois voix s’entrelacent, se complémentent, s’harmonisent et nous régalent d’un chant mélodieux et envoûtant. Outre les saveurs mentionnées, il m’arrive de goûter du gruyère, du parmesan, du shiitake, de l’umami en somme. Et du sucre, du sel, de l’amertume, du piquant et une bonne dose d’acides. C’est une bombe de saveurs qui explose en bouche.

Si la fumée n’est ni dense ni volumineuse, elle frappe par sa structure qui me rappelle davantage le liquide que le gaz et qui est à la fois veloutée et percutante. C’est une sensation en bouche vraiment extraordinaire qui provoque un léger et plaisant picotement. L’effet de la nicotine est négligeable, non pas parce que le Cooper ne serait pas suffisamment corsé, mais parce que l’exceptionnelle intensité des saveurs est telle qu’il est impossible de noter l’apport de la vitamine N.

Plutôt qu’une réelle évolution, le palais ressent une constante série de variations et de permutations qui attirent incessamment l’attention. Tant de complexité est tout simplement prodigieux.

Vous l’aurez compris : ce tabac à son apogée est une pure merveille qui prouve à quel point la sainte trinité balkanique est capable de grandeur et de noblesse. Et quelle surprise que de devoir admettre que l’un des tout meilleurs balkans qu’il m’ait été donné de déguster, n’a pas été élaboré dans quelque traditionnelle manufacture britannique, mais en Caroline du Sud.