Font-ils un tabac ? n°82

par Erwin Van Hove

05/03/18

La revue qui suit a été rédigée en décembre 2017. A ce moment-là rien ne laissait présager que McClelland cesserait ses activités. Je vous rappelle qu’au cours de cette année, la maison avait sorti son 40th Anniversary, un red virginia flake d’anthologie, pour fêter son quarantième anniversaire. Tout semblait donc aller pour le mieux. Mais début 2018, les premières rumeurs ont commencé à circuler. Certains virginia blends seraient temporairement en rupture de stock faute de matière première. Ça arrive, rien de vraiment inquiétant. Puis on s’est mis à chuchoter sur le web que la production de ces mélanges serait définitivement arrêtée. C’était autrement alarmant. Finalement, fin février Mike et Mary McNiel ont fait parvenir à leur clientèle une lettre d’adieu annonçant leur retraite et la fin de l’entreprise.

Voilà que McClelland n’existe plus. Cet événement choc me force à faire un choix : vais-je continuer à donner mon avis sur les mélanges de McClelland que j’ai en stock ou est-ce un exercice futile que de vous présenter des tabacs qui ne sont plus disponibles ? Evidemment, je comprends ceux qui ne voient pas l’intérêt de perdre leur temps avec des textes sur des tabacs disparus. Pourtant, j’ai décidé de continuer. Et pour plusieurs raisons. A commencer par le fait que pas mal de lecteurs disposent d’un stock plus ou moins important de tabacs McClelland. Personnellement, j’aime bien comparer mes jugements et avis avec ceux d’autres pipophiles. J’imagine que je ne suis pas le seul. Ensuite, vu que la quantité de tabacs McClelland stockés par des fumeurs sur plusieurs continents doit être énorme, il est à prévoir que dans les forums, sur eBay et chez les commerçants spécialisés, il va se créer un marché. Si McClelland est mort et enterré, les tabacs ne le sont pas. Bref, pendant les années à venir nous serons toujours en mesure d’acquérir les mélanges qui nous tentent, à condition, bien entendu, d’y mettre le prix. Finalement, il me semble qu’une majorité de passionnés de la pipe ne boude pas des articles sur le Balkan Sobranie, sur l’Edgeworth Sliced ou sur un Dunhill de l’époque Murray’s. Pourquoi serait-ce différent pour les McClelland ? Par ailleurs, n’avons-nous pas l’habitude de parler de l’œuvre de pipiers disparus ou d’artisans dont nous savons pertinemment que leurs pipes sont hors de notre portée ?

Pendant quarante ans McClelland nous a réjouis avec une gamme de tabacs qui sortait de l’ordinaire. Cela mérite de temps à autre un rappel, voire un hommage de ma part. Par gratitude. C’est la moindre des choses.

Mike et Mary McNiel McClelland

McClelland, N° 2020 Matured Cake

Tobaccoreviews recense 233 mélanges signés McClelland. Deux cent trente-trois. Si cet impressionnant portefeuille vise à couvrir tous les goûts qui sont dans la nature, l’énoncé de mission mis en exergue sur le site web du blender de Kansas City est pourtant on ne peut plus clair : The McClelland Tobacco Company specializes in manufacturing the highest quality Matured Virginias and Oriental Mixtures. Bref, McClelland se profile comme le spécialiste des virginias et des herbes d’Orient.

Par conséquent, le 2020 est un archétypique mélange mcclellandien : des virginias jaunes et oranges, du xanthi et du latakia sont maturés en cake avant d’être vendus en bulk sous forme de broken flakes. Comme l’accent est mis sur l’interaction entre les virginias et le tabac grec alors que le latakia se contente du rôle de condiment, McClelland présente son Matured Cake comme un Oriental blend.

Le tabac que contient mon bocal est nettement plus foncé que celui sur la photo. L’aubergine et l’anthracite dominent. Malgré cette couleur, le mélange ne sent pas le latakia. Ou à peine. L’herbe chypriote s’exprime par ailleurs davantage sur le cuir que sur le fumé. Pour le reste, on sent de l’acidité volatile, quelque chose qui va dans le sens de l’umami et, bizarrement, une petite note de speculoos. En fait, le nez est fort fermé, ce qui fait qu’on ne sait pas trop à quoi s’attendre. A l’âge de trois ans, les morceaux de flake sont toujours assez humides, un peu trop même.

Les bonnes gens de McClelland ne nous ont pas menti : l’allumage terminé, le xanthi, une variété du célèbre basma, mène la danse avec un accent vaguement floral et surtout avec une espiègle acidité laquelle est immédiatement amadouée par des virginias doux et assez opulents. Le latakia, quant à lui, apporte dans le fond un soupçon de fumé et de cuir. Et il faut dire que les trois partenaires s’entendent bien et collaborent intimement pour nous livrer un bel ensemble équilibré aigre-doux et gentiment épicé. L’expérience qui en résulte n’est ni spectaculaire ni inoubliable. N’empêche que le fumage révèle un mélange bien fait qui doit plaire à la plupart des amateurs de blends balkan et orientaux. Une fois de plus, force nous est de constater que même pour ses bulks, McClelland emploie des virginias vraiment plaisants.

Bien sûr, il ne faut pas attendre d’un tabac en vrac vendu au prix de $15 les 100g qu’il impressionne par sa complexité. Le 2020 peut en effet paraître à certains un peu trop simple et monochromatique, malgré une certaine évolutivité. Je suis moi-même de ceux-là. Je dois cependant admettre que le Matured Cake est agréable du début à la fin, qu’il se consume aisément, qu’il fiche la paix à la langue et que son taux en vitamine N ne risque jamais de peser. C’est du boulot solide sans plus.

Dunhill, Ye Olde Signe

Le Ye Olde Signe était l’un des tout premiers mélanges Dunhill, lancé en 1915, mais au cours de l’histoire mouvementée de la marque britannique, il était passé aux oubliettes. Récemment les nouveaux propriétaires danois l’ont réintroduit sur le marché. Du moins, c’est ce que les responsables marketing veulent nous faire croire. Or, tous ceux qui ont encore connu la version d’origine, témoignent que le Ye Olde Signe 2.0 n’a pas grand-chose en commun avec le blend d’antan.

Les mots-clés du descriptif me donnent à penser que c’est un tabac qui doit me plaire : des virginias longuement fermentés, un goût naturel, du moelleux, de la subtilité et cependant de la robustesse. Pourtant, à l’ouverture de la boîte, je me sens trompé : alors que le couvercle annonce A dark virginia blend, je découvre des ribbons fins qui vont du fauve au brun. Par contre, le descriptif ne ment pas quand il définit l’arôme comme tea-like. A part du thé, je décèle du pain grillé, mais fondamentalement les odeurs sont du genre introverti.

Les premières bouffées confirment l’impression du nez : du thé, du pain et quelque chose que, faute de mieux, je qualifierais de médicamenteux. En tout cas, on n’est ni sur le virginia fruité, ni sur l’herbeux, ni sur l’épicé, ni sur la pâtisserie. Il y a même un côté noisette et terre qui rappelle le burley. Quant à la structure, elle est discrètement douce avec très peu d’amertume et une discrète touche acide qui s’exprime après le premier tiers sur des notes citronnées. Les saveurs forment un tout équilibré qui n’est pas désagréable mais qui ne m’enthousiasme pas non plus. En vérité, le goût n’est ni particulièrement complexe, ni évolutif, ni flatteur. Un tantinet anodin, le Ye Olde Signe. N’empêche que c’est un mélange bien fait : il ne chauffe ni ne mord, il a pas mal de corps et la fumée a une belle consistance veloutée.

Bref, le Ye Olde Signe est un virginia blend qui a le mérite de sortir quelque peu des sentiers battus. Est-ce pour autant une réelle réussite ? Je conçois qu’on puisse l’aimer, mais personnellement je ne suis pas convaincu au point de ressentir l’envie de m’en constituer un stock.

My Own Blend, Old School

1939. A l’instar du magasin londonien de Dunhill, la légendaire civette copenhaguoise de Poul Olsen se met à composer des mélanges personnels pour sa clientèle. Naît ainsi la gamme de tabacs My Own Blend. Aujourd’hui, Lasse Berg, le blender du Scandinavian Tobacco Group, perpétue cette tradition en collaboration avec quelques-uns des magasins de pipes et de tabacs les mieux achalandés au monde.

L’épopée de My Own Blend n’est rien moins qu’époustouflante : depuis la fin des années trente, plus de quarante mille mélanges ont été créés, dont à peu près neuf mille continuent à être produits à ce jour. Une vingtaine de compositions comme le célèbre Kong Frederik sont des mélanges standardisés distribués aux quatre coins du monde, mais le reste de ces neuf mille blends sont des recettes disponibles exclusivement dans un nombre très limité de civettes, voire dans une seule.

Le distributeur phare des My Own Blend est sans conteste The Danish Pipe Shop (www.danishpipeshop.com) fondé et géré par la famille Nielsen laquelle s’est associée en 2014 avec un nouvel actionnaire du nom de Tom Eltang. Au moment où j’écris ces lignes, ils proposent quatre-vingt-cinq recettes, dont la toute grande majorité porte la mention Individuel suivi d’un nom ou d’un numéro marqué à la main sur la boîte. Bref, la plupart de ces mélanges sont des exclusivités. Remarquez que l’offre n’est pas constante. Ainsi, mon Old School acheté voici un an ne figure plus sur le site, alors que depuis, de nouveaux mélanges sont proposés à la vente.

Le Old School est présenté comme un hommage au bon vieux temps. Du dark virginia maturé, du burley, du perique et du dark fired cavendish sont pressés dans une minuscule presse qui ne peut contenir que 1500 grammes de tabac. Ensuite les flakes sont transformés en ready rubbed. Et c’est vrai : à part quelques menus morceaux de broken flakes, on découvre un mélange de petits brins uniformes, prêts à être bourrés. C’est un mélange brun foncé avec ici et là une pointe de fauve et de noir. Le nez est fort appétissant : les acides et les sucres du virginia tirent la carte de l’aigre-doux, le perique s’exprime sur le fruité, notamment l’abricot sec, et sur une discrète note de moisi, le burley développe une légère odeur de terre et le cavendish apporte un furtif arôme de café. Le mélange bénéficie d’une heure de séchage, mais on peut également le fumer sans trop de problèmes de combustion tel qu’il sort de la boîte.

L’allumage révèle d’emblée un mélange agréable et équilibré. L’assise aigre-douce gentiment épicée est des plus plaisantes et à chaque bouffée, le perique et le cavendish tiennent les rôles principaux. L’herbe de Louisiane accentue le fruité du virginia fermenté et poivre le tout, alors que le cavendish apporte des saveurs de toast légèrement brûlé, de café torréfié et de sucre de canne qui caramélise. Le burley de son côté se montre plus discret en introduisant dans le fond une note terreuse et en donnant du corps au mélange. Les quatre ingrédients travaillent intimement ensemble pour nous livrer un mélange harmonieux et solide qui ne verse nullement dans la mièvrerie danoise. Côté puissance, le Old School n’est ni faiblard, ni fatigant. Malgré les acides toujours présents, la fumée n’a rien d’agressif, ce qui fait que ce mélange convient même aux langues sensibles. Par contre, on pourrait reprocher à l’Old School un manque d’évolutivité.

Comme je ne suis pas le plus grand fan des saveurs de cavendish, cette recette produite pour The Danish Pipe Shop ne deviendra pas un favori. N’empêche qu’il s’agit d’une composition qui tient la route et qui mérite qu’on s’y intéresse.