La pipe dont on n’a plus voulu

par Erwin Van Hove

09/11/17
Willem van Mieris

Willem van Mieris 1710

Montée et chute

Quel est le premier mot qui vous vient à l’esprit quand je vous dis Gouda ? Sans hésitation, vous me répondez fromage, n’est-ce pas. Et c’est vrai, déjà au 12ième siècle la ville de Gouda était célèbre pour son marché au fromage où se vendaient les fameuses meules de gouda produites dans la campagne environnante. Pourtant, pendant plusieurs siècles l’économie locale fut dominée par un secteur complètement différent : la fabrication et le commerce de pipes en terre cuite.

Le tout premier fabricant de pipes en argile s’établit à Gouda – à propos, en néerlandais, le ou dans la première syllabe se prononce comme le ow dans le mot anglais how – en 1617. Willem Baernelts était un émigré anglais qui avait fui son pays pour des raisons religieuses. Il fut bientôt suivi par une cohorte de compatriotes qui exerçaient le même métier. Voilà que petit à petit Gouda se profila comme le chef-lieu de la pipe aux Pays-Bas. Tous ces fabricants se réunirent dans une guilde puissante aux règles très strictes. Ainsi il était interdit aux membres de vendre la moindre pipe sauf au marché hebdomadaire du jeudi. L’apogée de cette nouvelle industrie se situe vers le milieu du 18ième siècle. En 1751 on recense pas moins de 375 fabriques dans la ville et la moitié des 20 000 habitants vit de la pipe. Un siècle plus tard, il ne reste plus grand-chose de ce passé glorieux. D’une part, la pipe en argile est concurrencée par l’écume de mer et les pipes en bois divers. D’autre part, les Hollandais se sont mis au cigare. Il ne reste plus que 14 fabricants de pipes avec moins de 1000 employés. Arrive alors l’ère de la pipe en bruyère et ensuite le règne de la cigarette. La crise est totale : quelques rares entreprises qui en ont les moyens, continuent à produire des pipes, tout en se reconvertissant dans la fabrication de poteries, mais la grande majorité des fabricants de pipes se voient forcés de déposer le bilan. A partir des années 60, le déclin définitif de la pipe s’amorce et la pipe en terre, jugée particulièrement ringarde, est la première à en souffrir, ce qui fait qu’à Gouda le tout dernier fabricant est contraint de fermer ses portes en 1999. Sic transit gloria mundi.

Fumeurs de pipe hollandais

Fumeurs de pipe hollandais

Calabash system à la sauce hollandaise

Jeune fumeur, je m’étais procuré une de ces très longues pipes de taverne, séduit que j’étais par leur indéniable élégance. Une terrible déception. Le tuyau rond en argile sans bec la rendait fort déplaisante en bouche et en plus elle ne tirait pas pour un sou. La fumer relevait donc davantage de la corvée que du plaisir de bouffarder. Plus tard, j’ai essayé un modèle moins long qui présentait exactement les mêmes tares. J’en suis venu à conclure que pour les pipophiles contemporains passablement blasés que nous sommes, les pipes hollandaises classiques fabriquées en pressant de l’argile dans des moules en métal et en perçant le trou de fumée au moyen d’un fil métallique, n’ont aucun attrait, d’autant plus qu’elles tendent à surchauffer et qu’elles sont extrêmement fragiles. Je m’abstiendrai donc d’en parler.

pipe de taverne

pipe de taverne

construction à double paroi

construction à double paroi

  1. La qualité du fumage et du confort d’une gouda est comparable à celle d’une bruyère dite industrielle. A défaut d’être exemplaire, le tirage est correct. Je ne m’y étais pas attendu, vu mes déboires passés, mais c’est un fait. D’ailleurs toutes ces pipes passent le test de la chenillette, même une calabash en col de cygne. C’est pareil pour les becs qui ne brillent pas par leur confort, mais qui n’ont rien à envier aux becs qu’on trouve sur les pipes des marques sanclaudiennes. Un avantage des gouda par rapport aux bruyères, c’est qu’à volume égal, elles sont plus légères.
  2. Autre avantage : après le fumage, elles se refroidissent très vite et elles ne nécessitent pas de repos. On peut donc, si on le souhaite, les fumer à la chaîne d’autant plus que leur entretien ne demande aucun effort : un coup de sopalin dans le foyer suffit. On peut même les rincer sous l’eau.
  3. La construction à double paroi fait ce qu’elle est supposée faire : les pipes ne surchauffent pas, elles ne produisent pas de jus et elles produisent donc une fumée ni trop humide ni trop chaude.
  4. Côté goût, je suis nettement moins enthousiaste que Nightcap. D’une part, je regrette de ne jamais retrouver la savoureuse symbiose qui de temps à autre s’opère entre feuilles et bois. D’autre part, tout comme pour les écumes, je n’arrive pas à qualifier le goût de ces gouda de neutre. Pour moi, elles dégagent une petite saveur poussiéreuse que Simenon, en parlant des écumes, avait défini comme un goût de vieux. Je ne suis pas non plus d’accord avec ceux qui jugent le risque de crossover inexistant. Certes, en l’absence de vrai culot, les pipes en argile retiennent moins les saveurs que les bruyères, mais il ne faut pas oublier que les relents d’un tabac vraiment typé imprègnent également les tuyaux en ébonite et s’y incrustent.
pipe Goedewaagen

Goedewaagen

Il n’y a pas photo : en comparaison avec leurs prédécesseurs primitifs en argile brut, au foyer brûlant et au passage d’air minuscule, les gouda 2.0 sont des outils de fumage de loin supérieurs. Par ailleurs, elles sont incontestablement mieux construites que les écumes bon marché. Par contre, elles me procurent moins de plaisir gustatif que mes bruyères et mes écumes bien nées. A mon avis, l’achat d’une pipe en céramique ne peut être considéré que par le fumeur chevronné qui possède tout un harem de pipes et qui par curiosité a envie d’essayer autre chose, par celui qui désire fumer la même pipe plusieurs fois de suite et par celui qui, comme Nightcap, considère que l’argile est le matériau le mieux approprié à la dégustation analytique. Je pourrais y ajouter le débutant qui cherche une pipe correcte pour une poignée de pain si l’extrême fragilité de la terre cuite ne constituait pas pour le néophyte peu habile un risque trop grand.

Pas mal mais pas indispensable.