Un grain ?

par Olivier Ripoll

12/03/06

C’est le passage du temps sur la bruyère, la preuve du savoir-faire d’un pipier, la richesse de la rareté, l’empreinte digitale, singulière et unique de nos pipes.

Mais un peu perdu dans la nomenclature, j’ai voulu faire le point. Qu’entend-t-on par Cross Grain, Ring Grain ou encore Straight Grain ? C’est la question à laquelle nous allons essayer de répondre, photos à l’appui. Pour cette deuxième version, corrigée d’abondantes bourdes, et augmentée de quelques espèces rares, je remercie largement Erwin Van Hove.

Dame bruyère peut n'en faire qu'à sa tête en matière de grain, comme on peut le voir sur cette Spanu :

Cet effet peut être recherché par le pipier, dont le talent s’exerce aussi dans la façon dont il va tailler la forme en fonction du grain de la bruyère choisie. Mais ce qui fait toute la richesse et toute la qualité d’une pipe, en terme esthétique, réside plutôt dans la régularité du grain.

Bien sûr, la qualité de la pipe, au niveau du fumage, ne sera pas discutée. Jusqu’à preuve du contraire, une Straight Grain ne fume pas forcément mieux qu’une Mixed Grain. Nous ne parlons que du pur plaisir esthétique de posséder une pipe exceptionnelle. En effet, génériquement si j’ose dire, une bruyère est tout à fait quelconque. Il n’y a que peu de chance de tomber sur un ébauchon présentant la régularité voulue. De la même façon, le seul plan esthétique ne suffit pas à faire une bonne pipe, bien sûr...

Mais qu’est-ce qu’un grain ?

Pour comprendre, il s’agit de regarder au microscope un morceau de bois :


Les droites parallèles dans la direction T sont les cernes du bois, autrement dit les anneaux de croissance qui indiquent par exemple l’âge du bois. Si l’on regarde une coupe d’un tronc d’arbre, ces cernes sont en fait des cercles concentriques. Dans la direction R, il s’agit des fibres de bois, idéalement droites, mais qui la plupart du temps sont mal dessinées. Il s’agit de ce que l’on appelle le grain pour les pipes.

Dès lors, nous comprenons que la classification des grains est surtout une affaire de choix de bruyère, et de coupe.

Revenons à nos pipes. Nous allons essayer de distinguer les principaux types de grains, sur des modèles de Bo Nordh.

Commençons par le Straight Grain. Pas d’ambiguïté possible, on demande au grain d’être vertical. Parfait et donc rare, les Straight Grain présente aussi des oeils-de perdrix au dessus et en dessous du fourneau.

Le Flame Grain emprunte les ambitions du Straight Grain, mais sans la même régularité, alors que le Mixed Grain désigne surtout la présence indéfinie d’un grain, sans qu’il soit possible d’en définir la régularité.

Le pipier peut aussi choisir d’orienter différemment la coupe de la bruyère. Au lieu d’inscrire le fourneau dans la direction du grain, il peut décider de couper transversalement, de sorte que le grain soit perpendiculaire au fourneau. Cette coupe s’appelle le Cross-Cut. Elle a pour conséquence de faire apparaître les œils-de-perdrix sur deux faces opposées de la pipe, et les striures horizontales (Cross grain) sur les deux autres.

Les Pickaxes ainsi que les Horns (ou plutôt les Oliphants) illustrent de façon toujours spectaculaire cette spécificité de la coupe. Ici, Le Cross Grain sur cette superbe Pickaxe par exemple :

Ou encore sur la fameuse Ramsès, de magnifiques œils-de-perdrix au dos :

L’opportunité de faire apparaître les œils-de-perdrix sur les faces de la pipe offerte par le Cross-Cut permet aussi de les rendre visible sur les côtés et non pas à l’avant et l’arrière de la pipe, comme dans les deux exemples précédent. Les Bird’s eyes qui donnent leur nom à cette configuration du grain sont donc sur le côté dans les deux exemples suivant et les striures, devant et derrière.

Encore un exemple de ce grain, avec un modèle de Tom Richard

Tom Richard pipe

Si comme le dit Sherlock Holmes, « Singularity is almost invariably a clue », ou encore René Thom qui appelle à considérer la singularité comme « génératrice de formes », visitons avec avidité ces splendeurs, ces perles que la bruyère, et l’œil du pipier, nous offrent parfois.

La première, sorte de big brother ou de panopticon de la pipe, une Moretti de Marco Biagini, où les œils-de-perdrix se présentent sur tout le fourneau :

Autre beauté, une Radial Grain, l’astre auquel il en faudrait peu pour que nous ne nous prosternions devant lui :

Notons que sur de tels modèles, les œils-de-perdrix apparaissent sur tout le pourtour du fourneau.

Mais c'est sur les sablées que l'on peut, à mon sens, apprécier le grain d'une pipe à sa juste valeur, de façon tactile, charnelle.

Il Ceppo sandblasted

Sur cette Il Ceppo, la présence d’œils-de-perdrix en haut du fourneau démontre que le grain est straight. Mais c’est sous le nom de Ring Grain que l’on désigne ce type de configuration où le sablage met surtout en évidence les anneaux de croissance. C’est l’insolence du sablage, dévoilant les cernes que la belle, lisse et poudrée, masquait.

C’est toute la complexité du croisement entre le grain et les cernes qui est visible sur cette pipe. Mais certaines, dites « chauves » n’ont pas de grain visible et le sablage ne fera alors voir que les cernes, comme sur cette Dunhill :

Dunhill sandblasted

Pratiquement invisibles sans l’opération de sablage, certaines pipes lisses laissent néanmoins deviner ces anneaux de croissance, comme par exemple sur cette Cavicchi où l’on peut les voir à l’horizontale.

Cavicchi

Voici un exemple de Bird’s eyes sablée de chez Dunhill :

Dunhill sandblasted

C’est donc le sablage qui a le mérite de rendre le mieux toute la complexité, toute la vitalité de la bruyère. Ceci éclaire sans doute, pour ceux qui en doutaient, le fait que le sablage n’est pas à réserver uniquement aux bruyères de mauvaise qualité !

Restons donc un instant dans l’œil du cyclone avec cette Dunhill à la coupe biaisée.

Dunhill pipe

Pour finir, pour le plaisir, Bo Nordh, encore

Bo Nordh

Et enfin, un modèle exceptionnel, la Océanic de Trever Talbert

Soyons donc flatté d’avoir un grain...