Visite chez le roi de la bruyère

par David Enrique

15/09/08

Au terme d'un séjour plaisant en Italie, j'avais prévu de visiter l'atelier du coupeur le plus célèbre de la planète pipière, j'ai nommé Romeo Domenico dit « Mimmo, the king of briar » par Bo Nordh lui-même. Arrivés la veille à Nice chez un ami, nous partons tous les trois en direction de Taggia en Ligure, à seulement quelques kilomètres de la frontière franco-italienne. La région est belle : des montagnes abruptes bordées par la Méditerranée, des villes possédant un centre historique avec des ruelles étroites, il faut avouer que les Italiens ont su garder leur patrimoine historique comme une précieuse richesse.

Mimmo Briar

Mimmo, Teddy Knudsen et moi-même

Nous arrivons devant la maison familiale vers 10h30, Mimmo nous accueille et nous met tout de suite à l'aise. De plus, lui et sa femme, Karin, parlent parfaitement le français. Devant un bon café italien, nous entamons les discussions à propos des pipes, des pipiers et de la bruyère. Je comprends immédiatement que je suis face à un vrai passionné, intarissable sur le sujet. Cela me fait plaisir et me conforte encore plus dans ma volonté de travailler avec lui. Quelques minutes plus tard, Mimmo reçoit la visite de Teddy Knudsen et de sa femme qui se trouvent être des amis proches. Je suis surpris et encore plus enthousiaste de cette rencontre inopinée. Après quelques mots échangés, Mimmo nous propose de faire un tour à l'atelier afin de voir comment il travaille.

Quelques minutes plus tard, nous sommes dans la partie du bâtiment qui fait office d'atelier. Il nous explique que la fabrique existe depuis plus de 35 ans, lorsque son père a décidé de s'installer à Taggia. Il y a une quinzaine d'années, Mimmo a commencé à apprendre le métier de son père et de son oncle. Cinq années plus tard, son père lui laissait prendre les rennes de l'entreprise familiale. Cependant depuis 35 ans, le métier a bien changé car le monde de la pipe a lui-même évolué. Il y a une trentaine d'années de cela, il fallait produire le plus possible pour approvisionner les fabriques de pipes industrielles. Il y avait dix ouvriers dans l'atelier pour assurer un débit suffisant. Mais, aujourd'hui, il y a beaucoup moins de fumeurs de pipe, donc il y a une demande moins importante des fabriques. Parallèlement à ce phénomène, il y a plus d'artisans pipiers et les fumeurs de pipe sont plus exigeants. Il y a une dizaine d'années, Mimmo a bien compris que le marché prenait une autre direction et il a décidé de privilégier la qualité à la quantité. Aujourd'hui, Mimmo peut se satisfaire d'être le coupeur le plus réputé du monde, les plus grands pipiers lui font confiance.

Parlons maintenant un peu du processus qui amène un broussin à devenir la matière première des pipiers : ébauchons et plateaux.

Pour commencer, Mimmo reçoit les broussins par camion directement livrés dans l'endroit le plus humide de sa cave : une très grande pièce de plusieurs mètres de hauteur. Là ils vont rester, régulièrement arrosés afin de maintenir leur humidité, en attendant d'être coupés. Il est très important que les broussins ne sèchent pas car ils se fissureraient et ne seraient alors plus exploitables.

Le moment de ma visite coïncidait avec la période de congés de l'entreprise ; l'employé de Mimmo était déjà parti en vacances et le stock de broussins était épuisé. C'est logique : si Mimmo veut pouvoir partir, il faut qu'il n'y ait plus de broussins en attente d'être coupés puisqu'ils doivent être quotidiennement arrosés. Etant donné que j'avais prévenu Mimmo de ma visite il y a plusieurs semaines, il a eu la gentillesse de garder quelques broussins pour nous montrer comment il les coupe. Il choisit trois ou quatre broussins, les remonte à l'atelier et les coupe devant nous.

La première partie du travail consiste à couper le broussin en deux, il met en marche son énorme scie circulaire aux dents bien aiguisées et commence à couper le broussin, après l'avoir tourné plusieurs fois dans ses mains pour voir l'endroit idéal pour cette première coupe.

Mimmo Briar

Il finit le travail à la hache car le broussin a un diamètre plus important que le rayon de la scie. Une fois cette première coupe effectuée, il commence la lecture du broussin et réfléchit à la manière de tirer meilleur parti du noble matériau. C'est le moment où Mimmo prend la décision de faire des plateaux ou des ébauchons dans le broussin. Selon ce qu'il lit et ce qu'il devine du grain et des défauts présents, il va orienter son choix. Les plateaux tant prisés des artisans pipiers ne représentent finalement que 10% de sa production.

Mimmo Briar

Quelques fois, il décide de faire un plateau et les défauts du bois l'obligent malgré tout à faire un ébauchon avec le morceau. En effet, lorsque la hauteur du morceau n'est plus assez grande pour faire un plateau, il le prend dans le sens de la largeur et essaie de faire un ou deux ébauchons. On comprend donc pourquoi l'ébauchon est souvent en cross-cut alors que le plateau est en straight grain. C'est une différence strictement esthétique. Quelques fois, cela va plus loin : à force d'enlever les morceaux contenant des puits de sable, il ne reste plus rien. Au final, on se rend compte que pour faire un ou deux plateaux ou quelques ébauchons, il y a énormément de déchets : seulement 20 à 25% du broussin deviendra un jour une pipe... Le reste servira à chauffer l'eau dans laquelle les blocs seront bouillis ou à se chauffer pendant les jours d'hiver. Rien n'est perdu.

Quand l'ébauchon ou le plateau est coupé, Mimmo le classe immédiatement selon sa taille, la qualité du grain et les éventuels petits sandpits présents. Je lui ai demandé pourquoi il n'attendait pas la fin du processus pour classer les ébauchons. Et il m'a répondu qu'après l'ébouillantage, les ébauchons prennent une couleur brune en surface qui empêche de voir le grain. Ce qui est fait n'est plus à faire.

Mimmo Briar

Une chose importante également est de travailler avec des outils adaptés et en bon état : ce n'est pas un pipier qui le contredira. Les broussins contiennent souvent des cailloux ou du sable, il faut donc redresser les dents de la scie très souvent et l'aiguiser complètement plusieurs fois par jour.

Mimmo Briar

Voici un plateau à la fin de la coupe

L'étape suivante consiste donc à bouillir les blocs. Chaque catégorie est mise dans un filet différent. A ce moment-là on se rend compte qu'il y a beaucoup plus d'ébauchons que de plateaux dans la cuve !

Mimmo Briar

Les blocs de bruyère seront bouillis pendant 12 heures afin d'extraire les tanins. Sur les images, on voit que l'eau est déjà devenue rouge avant même d'être chaude. A la fin de l'ébouillantage, elle sera d'une couleur rouge très prononcée, presque rouge sang.

Quand les ébauchons seront sortis de leur bain, Mimmo les remettra dans la cave pour une durée de quinze jours à un mois afin qu'ils ne sèchent pas trop brutalement. Encore une fois, il faut éviter à tout prix qu'ils fendent, le séchage doit donc être très progressif. C'est seulement après ce séchage à l'air humide et frais du sous-sol qu'ils remonteront dans l'atelier pour être séché à l'air ambiant pendant plusieurs mois. Pendant ces longs mois de séchage, ils perdront entre 30 et 40% de leur poids.

Mimmo Briar

Les ébauchons seront alors prêts à être expédiés vers les fabriques de pipe du monde entier. Sur l'image, on voit les ébauchons triés par qualité et par taille car les fabriques sont très exigeantes en ce qui concerne la taille des ébauchons.

Mimmo Briar

Le processus n'est cependant pas terminé pour les plateaux. En effet, après plusieurs mois de séchage, chaque plateau sera examiné minutieusement et ceux qui se seront fissurés iront alimenter la cheminée. Cette opération n'est pas nécessaire pour les ébauchons qui sont beaucoup moins enclins à fissurer. Afin de pouvoir mieux examiner les plateaux, Mimmo devra d'abord les blanchir car le bain et les mois de séchage ont recouvert ces derniers d'une couche d'oxydation brune. Blanchir un plateau consiste à effleurer sa surface à l'aide de la lame de sa scie circulaire. Il exclut encore 10% des plateaux lors de cet examen final. On comprend mieux pourquoi le prix des plateaux qualité extra est si élevé comparé à des blocs plus banaux.

Mimmo Briar

Mimmo m'a raconté qu'à une époque lointaine, il était interdit aux coupeurs de fabriquer des plateaux avec les broussins parce que cela gaspille beaucoup de bois. Le coût aurait alors été trop élevé pour les manufactures de pipes. Aujourd'hui encore, les plateaux sont loin de constituer la source principale de revenus d'un coupeur. Et nous comprenons donc naturellement que la survie des artisans pipiers dépend de la survie des fabriques de pipes industrielles. S'il n'y avait plus de fabriques, il n'y aurait plus de coupeurs et ce serait la fin des artisans pipiers.

Mimmo Briar

Pour terminer, certains pipiers viendront chercher leur matière première chez le coupeur, d'autres se feront livrer. Le fait de venir chercher les plateaux ou de se faire livrer n'a pas vraiment d'importance en ce qui concerne la qualité des plateaux. Mimmo a déjà scrupuleusement examiné chaque plateau et il est sûr que la qualité de la marchandise correspond à la requête de son client. J'ai d'ailleurs une petite anecdote à vous raconter. Lorsque Mimmo et moi-même avons choisi les plateaux pour ma commande, il a insisté pour examiner chaque plateau et pour que moi-même je les examine. Il m'est arrivé une ou deux fois de ne pas voir une petite fissure mais elles n'ont pas échappé à l'oeil expérimenté de Mimmo. C'est de ce genre de détails que naît une véritable relation de confiance entre un coupeur et son client. Pour ma part, je devais surtout veiller à ce que la forme des plateaux et l'orientation du grain correspondent à ma façon de travailler.

Mimmo Briar

Il m'a expliqué que certains pipiers de l'école classique ne lui demandent que des plateaux en forme de quart de cercle au grain parfaitement droit. Les Japonais, à l'instar de Tokutomi, affectionnent particulièrement les plateaux dont la forme est plus tortueuse. Cela les oblige à penser en fonction du grain et leur permet de fabriquer les pipes asymétriques dont ils sont friands. D'autres enfin se laissent agréablement prendre au jeu de quelques plateaux de formes originales afin de leur permettre de sortir des sentiers battus. Il est donc primordial pour Mimmo de connaître un peu la façon de travailler, le style et les attentes de son client afin de lui livrer la matière première la plus adaptée. Ce n'est pas un hasard si Mimmo a voulu commencer à fabriquer lui-même des pipes, il y a quelques années. Non seulement cela lui a permis de connaître les problèmes auxquels sont confrontés les pipiers mais également de s'immerger complètement et avec passion dans cet univers fascinant.

Nous avons terminé cette fabuleuse journée autour d'une table en discutant de notre passion commune et nous sommes quittés, le soir, avec chacun la certitude d'une longue relation de travail et d'amitié...

Mimmo Briar