Un voyage en tapis volant

par G.L. Pease, traduction de monsieur X

25/10/10

C’est un article du style un jour dans la vie, ou plutôt un an dans la vie. Il commence avec un événement marqué par le destin, la perte d’un tabac-ingrédient très important, et se termine avec la création d’un nouveau mélange. Ce voyage labyrinthique de là à ici a pris quelque-chose comme une année, mais il semble que ça n’a duré que quelques jours. Le temps passe vite, quand on s’amuse ! Ceci est aussi destiné à ceux qui se demandent comment diable je vis…

Pendant environ une année, j’ai exploré les profondeurs et mystères de l’étonnant Latakia syrien que nous avons acquis en remplacement de celui que nous utilisions auparavant. Ainsi que nombre d’entre vous s’en souviennent, vers la fin de 2002, nous avons souffert d’un dramatique manque de cette feuille exotique; on ne pouvait tout simplement pas en trouver une livre. Notre fournisseur était en rupture de stock ! Avec comme résultat que la production de nombre de nos mélanges populaires fut interrompue temporairement (incroyable, comme les rayons des vendeurs ont été rapidement vidés de Renaissance, Raven’s Wing et Mephisto dès que le manque fut annoncé), et une folle agitation s’ensuivit pour trouver un remplacement convenable. Nous avons appelé tout le monde. Nous avons tout essayé. Nous étions désespérés.

Pour finir, notre fournisseur, un type merveilleux, trouva une source et, après négociation du prix, nous informa que la qualité en serait encore meilleure que l’excellent tabac que nous avions jusqu’alors obtenu. Bingo ! Il y avait une condition, cependant ; nous devions garantir à notre fournisseur que nous utiliserions ce tabac de manière continue s’il arrivait à nous en approvisionner. Aussi devions-nous prendre toute la cargaison. Bien sûr, nous avons dit oui, et le marché fut conclu. Tout ce qui nous restait à faire était d’attendre, encore et encore… J’étais un peu sceptique quant aux prétentions relatives à la meilleure qualité, car le tabac que nous avions eu jusque-là était assez extraordinaire, et si la nouvelle qualité était aussi bonne, je serais déjà heureux. Encore de l’attente. Le bateau sur lequel se trouvait le tabac fit un beau tour du monde, apparemment, car ça lui prit plusieurs mois pour atteindre New-York. Plusieurs semaines, ensuite, pour passer en douane. Attendre, encore. Ensuite, les balles purent être envoyées à notre fabricant pour y être conditionnées, coupées et séchées à nouveau. Encore de l’attente, et encore un peu de mon scepticisme. Pendant ce temps, nous avons proposé un peu de notre stock à d’autres fabricants, partageant notre bonne fortune, et répondant aux dures contraintes économiques résultant de la commande d’un plein container de tabac. Environ deux tiers du chargement furent ainsi réacheminées. Equilibrer le stock et les liquidités est toujours une opération délicate.

Enfin, en juin de l’année passée, je pus tester ce remarquable tabac pour la première fois, et ça a été une histoire d’amour exotique dès le moment où j’ai planté mon nez dans le sac contenant les premiers échantillons de feuille coupée. Tout d’abord, de nombreuses idées se firent jour. Que vais-je en faire ? Vais-je tenter de recréer certains des vieux mélanges d’avant la grande rupture de stock de Latakia syrien de 1960 ? Non, pas vraiment. Il serait certainement un remplaçant parfait pour le tabac que nous avions utilisé précédemment, améliorant même les anciennes versions des mélanges qui en contenaient. Mais ce tabac est si délicieux, si spécial, qu’il fallait créer quelque-chose de nouveau, quelque-chose né de ma propre vision.

Et depuis lors, j’ai travaillé sur ce « quelque-chose de nouveau ». En mars de cette année, j’en étais tout près, et pris 200 g de mon prototype avec moi au pipe-show de Los Angeles. Le seul problème fut ma propre avarice. C’était tout ce que j’avais, et j’avais peur de ne pas en avoir assez, et ne laissai personne en goûter ! Ca aurait dû être un premier signe que ou bien j’approchais du but, ou bien j’étais vraiment fou de ce truc. Quand je revins du show, je procédais à quelques petits ajustements du mélange, en mixai environ 500 g, et commençai à le faire essayer à quelques personnes. Enfin un mélange qui montre ce que le Latakia syrien peut réellement être pouvait être mis sur le marché.

J’en pris un lot avec moi au show de Chicago, où il fut merveilleusement bien accueilli. Il constitue mon régime strict de fumage depuis mars, et j’en suis toujours amoureux. C’est rare, même parmi les mélanges que je fais selon mes propres goûts, que je puisse fumer un tabac souvent sans envisager de le modifier. Celui-ci, toutefois, a transcendé cet aspect de mon caractère et reste un pur délice, pour moi. Mais qu’est-ce qui le rend si spécial ? Il est temps de revenir un peu en arrière.

Quand j’ai commencé à travailler sur ce mélange, l’intention était de mettre en évidence ce spectaculaire tabac syrien. D’accord, il serait utilisé pour l’essentiel comme un condiment, comme assaisonnement d’un mélange, mais il était si magnifique qu’il devait être un acteur en tête d’affiche, comme un soliste dans un orchestre. Ce qui s’avéra un peu plus difficile que prévu. Trouver le bon mélange de tabacs qui fourniraient le support approprié sans le noyer, voilà qui fut un délicat exercice de jonglage.

Quelques remarques sur les caractéristiques de ce tabac sont nécessaires. Au contraire des lourdes qualités de cuir du Latakia chypriote, le syrien est délicat, comme un vin. Il rappelle les épices : cannelle, cardamome et clou de girofle. Il est moins fumé que son cousin, moins dense. Il est plus délicat, et en même temps moins compliqué. Il présente une surprenante tapisserie d’intrigues. C’est comme parcourir le marché aux épices d’Aswan, ou explorer les allées d’un bazar turc. Il fascine les sens, et invite aux promenades de l’esprit. Est-ce que ça vous évoque quelque-chose ? Il est exotique. Le tabac chypriote est opulent, à sa manière propre, mais quelque peu pesant et baroque. Le chypriote est un Zinfandel hautement vinifié, alors que le syrien est un élégant Bourgogne. Le chypriote est au syrien ce que Wagner est à Bach.

Plus j’explorais les contours et les détours de ce nouveau tabac, plus je réalisais que le mettre dans l’ombre d’un mélange à la main lourde serait comme de prendre le meilleur pinot noir du domaine de la Romanée-Conti et d’en faire de la sangria. Le noyer dans un tabac trop doux, avec trop de Virginia foncé, trop d’Oriental, serait un crime. Le mélange devait être léger, préservant la délicatesse du tabac, tout en ayant un bon corps et une excellente structure. Savoir après quoi je courais était déjà un bon départ.

Je choisis juste un Virginia clair et doré pour ajouter un peu de douceur, quelques rouges pour le corps, et un zeste de Virginia Cavendish pour élargir un peu la palette. Ensuite, des orientaux terreux et un peu de Basma romantique furent choisis. Trouver la juste proportion de chaque tabac dans le mélange demanda quelques essais, chacun résultant en une plus profonde compréhension du mélange que j’essayais d’attraper. Après huit mois, des centaines de pipes pleines de tests à peine différents, je réduisais finalement l’écart entre moi et ma proie. Après presque une année de traque, je m’en étais approché et l’avais capturée.

Imaginez passer une année à expérimenter différentes variantes de fondamentalement le même avant de trouver le bon. C’est ainsi que ça s’est passé. Le long du parcours, il y a eu de nombreux essais corrects, et quelques exceptionnels, mais LE mélange se défilait, jusqu’au tout dernier moment. Tout ce qui reste maintenant est le dessin et les étiquettes, et un nouveau mélange est né. Son nom sera le Bohemian Scandal, et il se trouvera dans les étalages d’ici un mois ou deux. J’espère juste que la partie artistique ne prendra pas autant de temps que l’élaboration du mélange. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, j’entends une pipe de Bohemian Scandal qui m’appelle et réclame mon entière attention…