Des pommes & des oranges

par Erwin Van Hove

10/10/05

Avant l’avènement de l’Internet, acheter une pipe, c’était facile. Dans sa civette préférée, le fumeur de pipe en quête d’une nouvelle compagne, avait le choix entre quelques marques françaises et la concurrence traditionnelle : Stanwell, Peterson, Savinelli. Pour qui voulait quelque chose de plus huppé, il y avait les Dunhill. Et avec un peu de bol, le propriétaire de la civette vous sortait d’un tiroir qu’il n’ouvrait d’ailleurs pas pour tout le monde, quelques rares Poul Winslow ou Castello.

De nos jours, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, nous pouvons admirer dans les vitrines virtuelles des milliers de pipes de plusieurs centaines de marques et d’artisans pipiers. Avouez que vous vous sentez comme un enfant dans un magasin de bonbons. Ceci dit, faire un choix est devenu autrement plus compliqué. Il faut donc procéder par élimination. A moins d’un coup de foudre qui vous prive momentanément de votre bon sens habituel, il va de soi que dans ce processus, ce sera votre budget qui constituera le facteur primordial. Cependant, il restera toute une ribambelle de pipes qui vous attirent et dont le prix se situe dans les limites du budget prévu. Il conviendra donc de bien comparer. Mais voilà, ce n’est guère une sinécure. Et on risque de comparer des pommes et des oranges.

Je dois avouer qu’il m’arrive régulièrement d’être étonné par les commentaires de confrères pipophiles. Ils jugent telle pipe faite à la machine une bonne affaire à 150 euros, alors qu’ils accusent tel pipier artisanal qui demande en moyenne 300 euros, d’avoir bien du culot. Ou ils me disent que payer 250 euros pour une sablée, c’est fou puisque pour ce prix-là on peut s’offrir une belle lisse d’un autre producteur. Ou ils comparent les italiennes artisanales aux danoises et ils en concluent que les Italiens sont beaucoup moins avides que ces grosses têtes de Danois. Souvent ces commentaires sont davantage le résultat de l’ignorance ou d’un manque d’expérience que d’une comparaison objective et judicieuse. En effet, une pipe à 75 euros peut être trop chère pour la qualité qu’elle offre, tout comme une autre à 400 euros peut s’avérer une occasion sur laquelle il faut sauter sans hésiter.

Il faut donc faire le point et bien différencier les diverses catégories de pipes. D’habitude, les fumeurs de pipe font la distinction entre les « industrielles » d’une part et les « artisanales » d’autre part. Autrement dit, il y a les faites à la machine et les faites main. Or, les choses ne sont pas aussi simples que cela et la réalité est beaucoup plus nuancée. Dès lors, certains termes que nous employons sans trop y réfléchir méritent d’être définis avec plus de précision.

Pour une « industrielle », en principe il n’y a aucune confusion. Nous savons tous comment ces pipes-là sont produites : d’accord, il y a toute une série d’interventions manuelles, mais fondamentalement ces pipes sont composées d’une tête tournée par une machine, notamment un tour copieur, et d’un tuyau préformé par une machine. Il s’agit de produits standardisés et qui sont fabriqués dans un temps record. Remarquez, ces pipes peuvent s’avérer d’excellents outils de fumage. Cependant, on ne peut exiger d’elles le même confort, la même finition et le même perfectionnisme au niveau de l’exécution technique que ceux d’une artisanale haut de gamme.

Des termes comme « fait main », « hand made » , « made by hand » ou « hand cut » sont, eux, beaucoup moins clairs et couvrent des réalités fort diverses. Cela explique les énormes différences de prix qu’il peut y avoir entre deux pipes qui sont toutes les deux estampillées « hand made ». Cela explique également pourquoi pipier X qui demande 300 euros pour une des ses pipes, peut, tous comptes faits, objectivement présenter un meilleur rapport qualité/prix que pipier Y qui, lui, ne demande que 150 euros.

Enormément d’amateurs de la pipe sont convaincus que, par définition, toute pipe d’artisan est une pipe entièrement faite à la main. Il n’en est rien. Prenons l’exemple des Italiens. Ou en tout cas de la vaste majorité des pipiers transalpins. Ils ne font pas leurs propres tuyaux. En réalité, ils emploient, tout comme les marques industrielles, des tuyaux préformés. Ces tuyaux-là sont-ils par définition inférieurs aux tuyaux faits main ? Je ne prétendrai jamais cela, mais par contre il est indéniable que monter un tuyau prémodelé leur prend nettement moins de temps que de fabriquer soi-même un tuyau à partir d’un tube d’ébonite ou d’acrylique. Par conséquent il est peu sérieux de comparer les prix d’un pipier haut de gamme avec ceux de l’artisan italien moyen.

Pareil pour la tête. Pas mal de pipiers utilisent un tour. A l’opposé, d’autres vont jusqu’à former leurs têtes exclusivement avec des limes et du papier de verre. Je peux vous garantir que le coût de la main d’œuvre n’est absolument pas comparable. Pourtant les deux produits porteront la même mention « hand made ».

Plein d’autres facteurs peuvent avoir une incidence similaire sur le prix de vente. A commencer par la bruyère. On peut en acheter par sacs entiers sans avoir vu le bois ou on peut se déplacer par exemple en Italie, en Grèce ou en Corse pour choisir soi-même ses plateaux. Outre les frais de voyage et de séjour, il faudra payer trois fois et plus le prix normal de la bruyère. Des pipiers comme Rainer Barbi paient jusqu’à $60 pour un seul plateau. Par ailleurs, on peut faire des pipes dans de la bruyère qui présente des failles, tout comme on peut décider de jeter une pipe quand on découvre, même au cours d’une des dernières étapes de sa fabrication, que le bois présente un défaut. Ainsi, en moyenne, il faut à Barbi trois plateaux pour tailler deux pipes vendables. Il est vrai qu’on peut travailler avec de la bruyère fraîchement achetée, mais on peut également se constituer un stock de bruyère qui séchera dans l’atelier pendant une décennie ou plus. C’est évidemment un investissement coûteux et un capital qui dort. Est-ce étonnant que le pipier vous présente une partie de cette facture ?

Et puis, ne le perdons surtout pas de vue, la différence entre un travail correct et une approche perfectionniste, ça se paie. On peut faire un sablage vite fait bien fait ou on peut sabler votre pipe en trois étapes successives en employant à chaque fois un jet dont la composition est différente. On peut prendre un ébauchon et tailler une pipe, mais on peut également chercher patiemment le plateau qui convient au modèle qu’on a en tête, l’étudier pour essayer de « lire » la flamme, dessiner dessus un croquis et seulement alors passer à la phase d’exécution. On peut tailler une simple pot ou on peut tailler une Ballerina, forme qui exige un œil ô combien expérimenté et une rare maîtrise technique. On peut simplement percer un tuyau ou un peut pourvoir le bec d’une ouverture en V. On peut passer son temps à tailler une lentille en trompette et tout en rondeur ou on peut vous faire rapidement une lentille avec des rebords peu agréables en bouche. On peut percer le passage d’air en un tour de main ou on peut polir les parois de ce passage afin d’éviter toute aspérité. On peut passer un rapide coup de papier de verre pour lisser la surface de la bruyère, ou on peut la rendre aussi lisse que le derrière d’un bébé en frottant comme un forcené avec des papiers de verre de plus en plus fins. On peut donner au floc une forme aérodynamique et adapter consciencieusement ses dimensions à celles de la mortaise, ou pas. On peut orner votre pipe de décorations coûteuses ou qui demandent pas mal de travail supplémentaire, comme on peut décider de ne pas le faire. On peut appliquer une seule couche de teinture, mais on peut également appliquer sept couches successives et les poncer chaque fois à la main. On peut appliquer la cire et la polir en quelques minutes ou on peut le faire lentement, en faisant tourner le tour de polissage à la vitesse appropriée. On peut proposer une finition médiocre ou on peut vous livrer une pipe dont le bois et le tuyau brillent comme un miroir et sur lesquels vous ne verrez plus aucune microgriffe ou trace d’outil. Et j’en passe.

Croyez-moi, toutes les fait main ne se valent pas. Il y a bel et bien une hiérarchie qui explique les différences de prix parfois impressionnantes que vous constatez. Même s’il n’y a jamais de garantie absolue, je peux vous assurer que celui qui travaille exclusivement avec des matériaux de qualité et qui fait montre d’une disposition perfectionniste, vous fournira fort probablement une pipe qui ne vous décevra pas. Pensez-y : combien d’Eltang, de Talbert ou d’Ivarsson voyez-vous apparaître sur eBay ?

Et ce n’est pas tout. Comme tout autre produit de consommation, la pipe est soumise aux dures lois de l’offre et de la demande. Renommée et réputation, rareté et collectionnabilité, cote sur le marché de l’estate feront que tel pipier pourra se permettre, sans provoquer un tollé, de vous demander $2000 pour une des ses créations, alors que son collègue, pourtant lui aussi artisan, devra vendre, sa vie durant, ses produits au prix modique de $200. S’il faut admettre que parfois le marché manie des critères peu objectifs, voire injustes, et que des effets de mode passagère ne sont pas à exclure, il est néanmoins incontestable que la plupart du temps le marché ne se trompe pas. Quoi qu’il en soit, les concepts « cher » et « bon marché » sont fort relatifs. Ainsi une belle lisse française qui vous a coûté 160 euros et qui, au moment de l’achat, vous avait semblé une aubaine en comparaison avec les $300 que demandait Larry Roush pour ses rustiquées, risque, au moment de la revente, de vous surprendre désagréablement. A coup sûr vous y perdrez 75% de votre investissement. Les estate Roush, elles, se vendent systématiquement pour $300-$400.

Au terme de ce petit exposé, j’espère que vous en conviendrez qu’il faut faire attention quand on compare les prix de différents pipiers et qu’il faut veiller à ne pas condamner la politique des prix de tel ou tel artisan avant d’avoir examiné de près son œuvre et avant de s’être renseigné sur sa stature. De toute évidence, une pomme n’est pas une orange.