Combien vaut une pipe ?

par Erwin Van Hove

23/02/09

Je m’étais promis de ne plus vous importuner avec des articles. D’ailleurs je reste persuadé d’avoir fait le tour de ce sujet somme toute modeste qu’est l’outil servant à brûler des feuilles de tabac hachées. Et pourtant voilà que croulant sous le poids de mon armure cabossée, je me hisse péniblement sur mon vieux destrier pour entrer en lice dans le seul et l’unique but de défendre une fois de plus l’honneur de ma Dulcinée tant aimée : j’ai nommé l’Artisan Pipier.

Combien vaut une pipe
Combien vaut une pipe

Tout récemment je suis tombé dans un forum sur une galerie d’images de pipes de Rainer Barbi. Elle avait suscité la réaction suivante : C'est beau et sûrement irréprochable, mais on paye aussi le nom ! C'est un choix. J'avoue préférer une belle Winslow Crown. Evidemment loin de moi la volonté de contester la liberté de préférer une modeste Crown à une œuvre du Kaiser de la pipe allemande. Ce qui, en revanche, me gêne dans ce genre de déclaration, c’est la suggestion que les clients d’un artisan de renom paient autant pour le prestige d’un nom que pour la qualité intrinsèque du travail livré. Le point d’exclamation trahit d’ailleurs une certaine indignation : il existe des pipiers éhontés qui monnaient sans gêne aucune leur réputation. Et leur clientèle ne vaut pas mieux : elle n’est pas dupe, non, elle fait le choix conscient de payer des montants obscènes pour le seul plaisir d’arborer une pipe qui sert à épater la galerie.

Personnellement j’ai toujours estimé que ce genre de commentaire fait preuve de mauvaise foi. Et celui-ci, je le trouve particulièrement aberrant. Et pour deux raisons.

Tout d’abord, il me semble qu’un fait fondamental échappe au naïf auteur de ces lignes : les pipes en question sont belles et irréprochables puisque ce sont des Barbi. Le parrain de la pipe Made in Germany a cultivé pendant plusieurs décennies un savoir – et je pèse mes mots – légendaire et un savoir-faire qui lui a valu sa place dans le top 10 mondial. Pendant quelques années il est allé vivre en Grèce pour étudier les secrets de l’Erica Arborea et le travail des coupeurs de bruyère. Il a développé un style personnel et reconnaissable d’une rare élégance. Par ses conférences, ses conseils et ses stages, il a grandement contribué à la naissance d’une nouvelle génération de pipiers haut de gamme en Allemagne. Tout seul il a donné à la pipe allemande ses lettres de noblesse. Bref, la réputation dont jouit monsieur Barbi, il l’a amplement méritée. C’est une sommité. Et c’est donc un nom, c’est vrai. Et quand on veut s’offrir une pipe de ce nom, on paie davantage que pour une pipe d’un illustre inconnu, c’est vrai aussi. Normal, non ? Et pourtant ça choque certains. En guise de réplique, je voudrais leur poser une question hypothétique. Je ne vous le souhaite pas, mais imaginez-vous que vous souffrez d’une maladie cardiaque qui nécessite une intervention chirurgicale compliquée et dangereuse. Le service cardiologie de l’hôpital local de la ville de province où vous résidez, n’a pas exactement une glorieuse réputation. Par contre vous savez que dans quelque clinique privée parisienne officie un cardiologue renommé qui à maintes reprises a réussi l’opération dont vous avez besoin. Seulement voilà, ses tarifs sont à la mesure de sa réputation. Allez-vous préférer l’hôpital local parce que chez le cardiologue célèbre, ô scandale, on paie aussi son nom ? Ou se pourrait-il que vous allez conclure que ce nom qu’il faut payer, est tout simplement le résultat d’une expérience et d’un savoir-faire exceptionnels ?

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Venons-en au deuxième élément manquant de perspicacité : J'avoue préférer une belle Winslow Crown. Vu le contexte, cette affirmation est assez loufoque : rappelez-vous que l’auteur a déclaré que chez des pipiers ayant pignon sur rue on paie aussi le nom, suggérant par là que le nom et la qualité, ce sont deux choses distinctes. Or, justement le cas des Crown prouve exactement le contraire. De l’atelier du pipier danois Poul Winslow sortent deux gammes de pipes : d’un côté les Winslow Handmade, de l’autre les Crown ou plus précisément les Crown of Denmark. Les Crown sont des pipes faites à partir de broussins que Winslow ne juge pas dignes de porter son nom. C’est aussi simple que ça. Une Crown n’est tout simplement pas une vraie Winslow parce qu’elle n’atteint pas les normes de qualité associées au nom du pipier. Et c’est partout pareil. Pas toutes les pipes fabriquées à l’époque chez Dunhill ne portaient le prestigieux white spot : à celles qui ne passaient pas le sévère contrôle de qualité, était refusé le certificat de naissance Dunhill. Ces bâtardes rejetées devaient se contenter d’un nom de famille nettement moins glorieux : Parker. Sur les innombrables Bruyère Garantie mastiquées à la louche, les producteurs sanclaudiens n’ont jamais apposé leur signature pour la simple raison qu’ils refusaient de réclamer la paternité de bruyères de qualité inférieure. Bref, quiconque prétend que le nom n’a rien à voir avec la qualité, se goure. Ou verse dans l’intox.

Combien vaut une pipe

Je vous le demande : pourquoi la plupart des pipiers haut de gamme achètent-ils au prix fort leurs plateaux chez Romeo Briar et leurs barres d’ébonite et de cumberland chez New-York Hamburger ? Par snobisme ? Parce que ça fait chic de travailler avec du bois de Mimmo ou avec du caoutchouc du producteur allemand ? Non. Parce que l’expérience leur a appris que la renommée du coupeur et du fabricant d’ébonite n’est pas usurpée. C’est la qualité qui a fait le nom. Point barre.

En ce moment un pipophile passionné est en train de liquider sa collection entière. Il vend ses Brian Ruthenberg et ses Rad Davis, ses Larry Roush et ses Bruce Weaver, ses Tom Richard et ses David Enrique. Est-ce un hasard qu’il a décidé de ne conserver que ses deux Cornelius Mänz ? Un caprice d’élitiste ? Ou se pourrait-il qu’après avoir essayé et comparé des dizaines de pipes, la fine bouche ne garde que le meilleur ? Longtemps avant que monsieur Mänz ne soit devenu un pipier-star, j’ai dit et répété à qui voulait l’entendre que personne, mais alors personne, ne fait des tuyaux aussi parfaits que le jeune Allemand. Depuis, les prix moyens des Mänz se sont multipliés par un facteur 5. Une injustice ? Un scandale ? Absolument pas. Le marché a décidé. En se basant uniquement sur la qualité intrinsèque du travail de monsieur Mänz. Quand on s’offre une Mänz, on achète ce qui se fait de mieux. Le nom de Mänz est garant d’une qualité supérieure. Et ça se paie.

Pourtant dans les forums on continue à portraiturer les pipiers haut de gamme comme des profiteurs cupides qui se font un fric indécent sur le dos des snobards aisés. Ce genre de vision des choses trahit une profonde ignorance. Il est donc grand temps d’expliquer combien vaut une pipe d’artisan.

Mais d’abord une petite parenthèse. Si je connais pas mal de pipiers pro qui vivotent et quelques-uns qui peuvent se permettre un train de vie petit bourgeois, je n’en connais aucun qui roule sur l’or. D’ailleurs plusieurs pipiers-vedettes ont un revenu fixe qui leur permet de s’occuper de leur vraie passion : Rolando Negoita est professeur de design, Jack Howell clarinettiste dans un orchestre symphonique, Jürgen Moritz éducateur, Frank Axmacher tailleur de pierres. Axel Reichert travaille dans le secteur de l’automobile, Heiner Nonnenbroich enseigne le piano, jusqu’à récemment Claudio Cavicchi vivait avant tout de l’agriculture. On chuchote même que Bo Nordh, pourtant le pipier le plus coûteux de tous les temps, n’arrivait pas à joindre les deux bouts sans ses allocations de handicapé.

Vous êtes-vous déjà demandé quels facteurs déterminent le prix de la pipe d’artisan que vous fumez ? A mon avis, il y en a six :

Examinons-les de plus près.

1 Investissements et frais fixes

Imaginez-vous : vous êtes jeune et vous avez pris la décision de vouer votre vie professionnelle à la fabrication artisanale de pipes. Vous conviendrez avec moi que votre petit appart n’est pas exactement adapté à vos envies. Bref, il faudra louer soit une maison suffisamment spacieuse, soit un atelier. Résultat : un loyer mensuel nettement plus élevé. Il faudra ensuite emménager votre lieu de travail. Ce ne sera pas gratuit. Puis, il vous faudra un outillage performant : tours, machine à floquer, cabine de sablage, du matériel pour ébaucher, percer, poncer, teindre, polir, marquer votre nom. Un bel investissement. Il faudra chauffer et éclairer l’atelier, payer l’électricité que consomme votre bel outillage. Comme désormais vous êtes indépendant, il faudra songer à cotiser en vue de préparer votre retraite. Vous serez d’accord avec moi qu’il vous faudra également une assurance-maladie et une autre pour vous protéger contre les risques d’un accident de travail.

Vous faites partie de la génération digitale, donc vous décidez de commercialiser vous-même les fruits de votre travail. Vous avez donc besoin d’un ordinateur, d’une connexion internet, d’un spécialiste qui crée et entretient votre site, d’un appareil photo performant, d’une voiture ne fût-ce que pour vos aller-retour entre votre atelier et le bureau de poste. Elle vous servira d’ailleurs également pour vous rendre à des pipe shows en Allemagne ou en Italie, parce que vous devez vous faire connaître. Vous assumerez à ces occasions les frais d’hôtel et de restaurant. Et c’est pareil quand vous parcourrez le bassin méditerranéen en quête d’une source fiable de bruyère de qualité. Et si vous êtes un tantinet ambitieux, vous aspirez bien évidemment à participer ne fût-ce qu’à un seul show en Amérique, disons le Chicago Pipe Show. Billet d’avion, frais de séjour, réservation de votre table, consommations, risque de problèmes avec les douaniers américains pour qui vous importez illégalement des produits finis.

2 Matériaux

Tout outillé que vous soyez, vous ne pouvez pas encore commencer à tailler des pipes. Il vous faut bien sûr des plateaux. En vérité, il vous faut tout un stock de bruyère, vu qu’elle doit sécher pendant des années. Un sérieux investissement et un capital dormant. Pareil pour votre ébonite : soit vous achetez au prix fort quelques mètres à un détaillant, soit vous commandez directement chez le fabricant à un tarif nettement plus attractif, mais alors il faudra accepter de vous faire livrer une quantité impressionnante de barres de caoutchouc noir. Ah oui, mais vous voulez également du cumberland. Rebelote. J’espère d’ailleurs pour vous que vous compterez travailler avec un seul diamètre, sinon la facture de votre commande risque d’être vraiment salée. Comme vous avez l’ambition de vous tailler une place dans le créneau de la pipe haut de gamme, il vous faudra également toute une pléiade de matières décoratives : du bambou, de l’argent, des bois exotiques, de la corne, de l’ivoire. Et, noblesse oblige, des pochettes chichi de préférence en cuir cousu main.

3 Main d’œuvre et production annuelle

Vous êtes doué et motivé et sans avoir l’expérience d’un Tom Eltang, vous maîtrisez quand même les aspects techniques, ce qui vous permet de travailler nettement plus rapidement que les petits amateurs. Ceci dit, vu vos ambitions, vous travaillez méticuleusement. A chaque étape de la production. En moyenne une pipe vous demande une journée de travail. Et sur les modèles compliqués que les collectionneurs vous commandent, vous passez parfois plusieurs jours, d’autant plus qu’après des heures de travail, il vous arrive de devoir jeter des pipes à moitié terminées lorsque soudain, au cours du ponçage, une faille apparaît. Cher lecteur, si vous estimez que là, j’exagère, je vous soumets quelques chiffres mentionnés par Rolf Rutzen dans son excellent livre Pfeifen. Il s’agit du nombre de pipes produites en une année : Jörn Micke : 20, Bo Nordh : 30, Lars Ivarsson : entre 50 et 80. OK, j’avoue : c’est le top absolu. Mais notre jeune pipier vise le créneau de la high grade typique. Voyons ça : Poul Ilsted ou Jim Cooke : 150, Rainer Barbi : 200, les deux pipiers de S. Bang : 500. Il en va tout autrement dans la moyenne gamme, comme chez les Italiens par exemple : Luigi Viprati, Claudio Cavicchi ou Marco Biagini produisent tous au-delà de 1000 pipes par an.

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Jörn Micke

Quant à vos voyages pour aller choisir vos plateaux chez votre coupeur, pour faire de la prospection ou pour participer aux pipe shows, ils vous coûtent un temps fou. Du temps que vous ne pouvez pas consacrer à fabriquer des produits qui mettent du pain sur la table. Et si vous continuez toujours à vendre en direct, il faut compter également le temps que vous perdez en faisant des photos détaillées de vos œuvres, en améliorant leur qualité avec Photoshop, en les mettant en ligne, en les accompagnant de descriptions précises et complètes, en annonçant vos mises à jour dans les forums, en répondant aux innombrables e-mails qui n’aboutissent que rarement à une vente. Il faut soigneusement emballer, préparer des colis, aller à la poste. Il vous faudra poliment réagir aux plaintes parfois justifiées et la plupart du temps absurdes, répondre patiemment au téléphone aux clients loquaces, jouer les hôtes parfaits lors des visites annoncées ou impromptues à votre atelier. Reste à vous occuper de votre administration et de votre comptabilité. En fait, pour vous tout cela, ce sont également des heures de travail. On tend à l’oublier.

4 Savoir-faire et perfectionnisme

Après des années d’efforts constants, vous avez enfin réussi votre pari : vous avez une réputation de pipier haut de gamme. Vous êtes un nom. Et ce nom se paie parce qu’il est garant de qualité. Cela a évidemment des conséquences : chaque pipe que vous vendrez, sera soumise par son nouveau propriétaire à un examen méticuleux. Pour le prix qu’il a payé, il attendra la perfection. Le moindre détail qui ne correspondra pas à son attente, finira par susciter son courroux. Le minuscule sand pit qu’il ne remarque même pas sur une L’Anatra ou une Savinelli sera à ses yeux un cratère ; dans le millimètre d’espace qui reste entre le floc et le fond de la mortaise, il verra un gouffre ; si dans la courbe au col de cygne que vous lui avez livrée, la chenillette ne passe pas aussi facilement que dans une droite, il en fera un drame. Et il n’hésitera pas à exprimer haut et fort dans les forums à quel point vous l’avez déçu. Bref, à chaque vente, vous risquez votre réputation. Pour seule protection, vous avez votre savoir-faire et votre esprit perfectionniste. Prenez un pipier comme Jim Cooke, le roi du sablage. De lui on n’accepte que des surfaces époustouflantes. Par conséquent, il s’exécute et passe en moyenne huit heures non pas sur une pipe, mais sur le seul sablage d’une pipe. Pour protéger sa réputation et son nom. Faut-il alors s’étonner du prix d’une Cooke sablée ?

5 Rareté et unicité

Plus la demande excède l’offre, plus un produit est coûteux. C’est un des principes économiques fondamentaux. Est-il dès lors tellement inouï qu’un pipier qui doit refuser des commandes pour éviter aux clients d’attendre plus de trois ans, finit par demander pour ses œuvres des prix nettement plus élevés que ceux de ses collègues qui ont moins de succès ? Il faudrait être fou pour ne pas le faire. Par ailleurs, est-ce qu’un pipier comme Bo Nordh qui à l’époque a imaginé et créé des modèles légendaires comme la Nautilus, la Ramses ou la Ballerina, n’avait pas droit à un bonus pour sa créativité, sa maîtrise technique hors pair et pour le caractère unique de ses modèles ? Pendant des années il était le seul à réussir des calabash en bruyère serties d’un foyer en écume. Quand il était plus jeune, Cornelius Mänz m’a avoué un jour qu’il était tout simplement incapable de réaliser cette prouesse technique. Remarquez, il a progressé depuis et désormais il a dompté ce modèle si compliqué. Cependant, une calabash pareille, une eskimo ou une Ramses à l’époustouflante combinaison d’œils de perdrix et de straight grain restent des objets rares qui ne se vendront jamais au prix d’une billiard.

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Le principe de la rareté et de l’unicité s’applique bien évidemment aussi à la bruyère. A peu près toutes les pipes sortant des ateliers des producteurs en masse ont un grain médiocre et sont truffées de points de mastic. Cela ne doit pas étonner : la toute grande majorité des ébauchons ont des failles plus ou moins importantes et présentent un grain peu excitant. Or, les pipes des pipiers haut de gamme ne sont jamais mastiquées et en outre arborent en général un grain très attractif. Ce n’est pas le fruit du hasard : les plateaux avec lesquels ils travaillent, sont aussi rares que des diamants. Pour obtenir ces bijoux en bois, ils ont payé des sommes qui n’ont rien à voir avec le prix auquel les fabriques achètent. N’est-il pas normal que c’est au consommateur de prendre en charge ces frais supplémentaires ?

6 Mode de commercialisation

Si vous avez attentivement suivi mes explications, vous savez déjà que tout artisan pipier doit faire de sérieux investissements, prendre en charge divers frais fixes et tenir compte, au moment où il fixe son prix, du coût de ses matériaux et de ses heures de travail. Vous avez également appris qu’un pipier qui vend en direct, perd énormément de temps. Qu’en est-il des artisans qui préfèrent vendre par le biais de distributeurs et de détaillants ? Bien sûr, un réseau pareil leur évite cette perte de temps et leur rend la vie plus facile. Mais ce confort a un prix : selon le nombre d’intermédiaires, le prix de vente d’une pipe peut doubler voire quadrupler. Cela étant, le pipier est obligé d’avoir des appétits modestes s’il ne veut pas que le client entrant dans une boutique spécialisée soit confronté à des prix inabordables. Quant au pipier qui opte pour une combinaison de vente en direct et d’un réseau de détaillants, il se retrouve devant un dilemme déchirant. Evidemment les détaillants ne veulent pas de concurrence déloyale de la part du pipier : il ne peut pas vendre moins cher qu’eux. Et comme ces détaillants appliquent une marge de 100%, soit le pipier leur fait une remise de 50% sur son prix de vente normal, soit, s’il ne leur fait pas cette remise, il doit s’engager à doubler les prix sur son site.

Pour terminer, essayons de calculer objectivement le prix juste d’une pipe d’artisan. Pour cela je me base sur les données fournies par Rainer Barbi lors d’un entretien en 2003. Pour faire une pipe, Barbi emploie en moyenne deux plateaux de la meilleure qualité. €30 la pièce, ça fait donc €60. Pour le tuyau, les teintures, les matériaux pour poncer et polir, il compte €8. Tenant compte de sa production annuelle il calcule l’amortissement de ses investissements et ses frais fixes à €18 par pipe. Ca nous fait €86. Une pipe lui prend en moyenne une journée de travail. Il a la modestie de prendre comme tarif horaire le salaire minimum d’un ouvrier dans le bâtiment : €15. 8 fois 15 font 120. On en est désormais à €206. S’ajoutent à cela les trois heures par jour que Barbi s’occupe de son administration, des contacts avec ses clients et de diverses activités pour soigner ses relations publiques, telles des visites à des magasins ou des réponses à des questions posées dans des forums. €251. Pour finir, Barbi ajoute à ce prix 10% pour préparer sa retraite. Prix total de la pipe : €276. Je vous fais remarquer que ce prix ne tient pas compte des heures consacrées à la commercialisation en direct, puisque Barbi fait appel à un réseau d’importateurs, de distributeurs et de détaillants. Après que l’importateur a augmenté ce prix de sa marge qui vire entre les 80% et les 100% et que le détaillant a appliqué la sienne, voilà que le prix affiché dans le commerce a allègrement dépassé €1000 euros ou $1250. Et voilà pourquoi tant de gens prennent les pipiers pour des marchands de soupe à la cupidité indécente.

Une chose est sûre : si vous prétendez qu’une pipe faite par un artisan renommé et perfectionniste à partir de matériaux de première qualité peut se vendre au prix d’une Peterson, vous n’avez aucune idée de quoi vous parlez.

Et puis, avant d’accuser d’avidité un pipier haut de gamme et de chanter les louanges de l’altruisme d’un de ses collègues plus démocratiques, faites le calcul suivant. Le prix de vente moyen d’une Bo Nordh se situait autour de €5000. Mettons que le maître recevait en mains propres la somme de €2500. Avec sa production annuelle de 30 pipes, cela faisait au roi des pipiers un chiffre d’affaires de €75 000. Accordons à Barbi un cachet moyen de €400 par pipe. 200 pièces par an, ça représente donc un revenu brut de €80 000. Prenons maintenant des pipiers plus démocratiques comme Luigi Viprati, Claudio Cavicchi ou Marco Biagini dont la production annuelle dépasse les 1000 pièces. Supposons qu’en moyenne ils ne reçoivent que €100 par pipe. Ca fait toujours un chiffre d’affaires de €100 000. Rappelez-vous que Barbi estime ses frais de fabrication à €86 par pipe. Bo Nordh, lui, n’employait que la crème de la crème en matière de bruyère ; il était obsédé par la perfection et a dès lors dû jeter pas mal de plateaux au cours de leur façonnage ; vu sa production extrêmement limitée, l’amortissement de ses investissements et ses frais fixes par pipe étaient nettement plus élevés. Estimons donc ses frais de fabrication à €150. Quant aux trois pipiers italiens, comme ils ne travaillent ni avec des plateaux à €30 pièce, ni avec de l’ébonite allemande et comme leur production est autrement plus élevée, il y a tout lieu de conclure que leurs frais de production ne dépassent pas les €35. Nous pouvons désormais calculer les bénéfices annuels respectifs avant taxes et cotisations, cela s’entend :

Bo Nordh : (2500 – 150) * 30 € 70 500
Rainer Barbi : (400 – 86) * 200 € 62 800
Artisans italiens : (100 – 35) * 1000 € 65 000

J’espère que vous en conviendrez avec moi que ces résultats sont plutôt surprenants et donneront aux critiques des pipiers renommés matière à réflexion.