Essai de typologie du fumeur de pipe

par François Costa

06/07/20

Le navigateur fumeur

Souvenez-vous du playboy adossé au grand mat tirant son briquet pour allumer nonchalamment sa Malboro - "Malboro, le gout des grands espaces… !". Et moi de penser en riant que ce publiciste n'a jamais essayé d'allumer quoi que ce soit dans le vent sous les voiles.

Cela me ramène aux deux seules interdictions formulées à mon bord lorsque je formais des skippers à la croisière. Interdiction de laisser trainer la moindre vaisselle après chaque repas et interdiction de fumer dans le carré.

Le reste étant à la liberté de chacun – une fausse liberté car les navigateurs savent qu'à bord on ne peut pas faire n'importe quoi.

J'étais tranquille et pouvait savourer ma bouffarde sur le pont.

Là encore fausse tranquillité et fausse saveur car les fumeurs de pipe savent que fumer dans le vent est une hérésie – pour le goût et surtout pour la pipe !

C'est ainsi que ma Sommer flammée, définitivement brulée, un instant tu vécus !

La problématique de la pipe à bord reste entière. La ranger dans un équipet sur la bannette, les chocs dus à la gite et au roulis l'auront vite griffée. La plonger dans la poche du ciré trempé elle devient un bout de bois mouillé. Enfin la glisser dans une poche du jean et à la moindre manœuvre de voile elle s'échappe pour tomber à la mer. L'épuisette, à bord du fumeur, doit toujours être à portée de la main.

Reste la solution de la fourrer dans mon sac de marin. Malheur à l'écrasement, quel que soit la virole, la pipe sera cassée au niveau du tuyau.

Afin d'éviter toutes ces avanies j'en suis resté à bord aux formes épaisses d'une bulldog de chez sommer ou d'une Billard Bent de chez Ropp.

Je n'aime pas le brûle-gueule qui pend sous le menton, ni l'interminable churchwarden faite pour tenir le diable à longueur de la fourche.

Quant à l'écume, fusse-t-elle de mer, elle a été bannie de mon bateau, posée sur le râtelier dans la vitrine accrochée au mur du salon.

Je pense que le fumeur grimpeur qui ahane contre sa falaise doit connaître les mêmes vicissitudes avec sa pipe écrasée sous les cordes, le baudrier et le bracelet de mousquetons.

Le seul instant que les dieux nous accordent, est attendu lorsque l'on est au port. Pétuner dans la sérénité du soir, dans le silence des drisses et des voiles ferlées sur leurs bômes, affalé dans le cockpit, il est possible de vivre un bref instant de grâce.

Pour peu qu'un flutiste du bateau voisin nous enchante de quelques arpèges et quelques triolets, les effluves tabagiques ouvrent la porte du rêve.

Le bricoleur fumeur

Je ne m'aventure plus à peindre le mur de la cuisine la pipe à la bouche. Deux ou trois de mes pipes en ont été repeintes.

Je ne gâche plus du ciment avec la pipe à la bouche. Une Chacom flammée a plongé dans la bétonnière.

Tracer mes épures sur une planche avec l'équerre et le compas, au milieu des volutes sereines, est une garantie de précision.

La pipe devient un anti-stress, tous les dessinateurs le disent. La main est conduite avec méthode faussement spontanée. L'outil est maitrisé. La raboteuse avale le plateau sans accroc, la scie tranche le trait sans écart, la toupie effile les feuillures sans agresser les doigts qui passent à quelques centimètres et sans serrer les dents.

Serrer les dents en faisant un effort est le propre du bricoleur. Mais garder la pipe à la bouche pose alors un problème.

Il suffit d'une canine pointue pour percer à jamais une lentille en ébonite, à moins qu'elle ne soit en acrylique plus dure et c'est la canine qui casse ?

Sans aller jusque-là, combien de tuyaux mâchonnés sous les efforts deviennent irritants à la lèvre. Le pire est sans doute la corne des pipes rustiques artistiquement façonnées par des pipiers de villages.

Il reste le tuyau d'ambre dont la douceur à la lèvre est universellement reconnue. Mais qui ose scier du bois avec un rare et luxueux tuyau d'ambre entre les dents ?

A propos de l'effort, les biomécaniciens expliquent que mettre une cale entre les maxillaires multiplie la force du muscle deltoïde. C'est du vécu avec mes étudiants sportifs.

Il suffit de voir les haltérophiles serrer les dents pour deviner le jeu subtil des masses musculaires en action. Toutefois jamais un haltérophile n'a été vu soulever deux cents kilos une pipe entre les maxillaires.

Nous resterons donc sur le plan strictement psy pour affirmer que fumer dans une bruyère et réussir un meuble apporte la plénitude que confère le sentiment d'avoir pensé avec ses mains.

Le cultivateur fumeur

Dans ce domaine les mystères de la vie restent entiers.

Je suis un très mauvais planteur. Les tomates et les courgettes du jardin, ont dans mon assiette un gout inégalé, hélas je sais très mal les faire pousser. Je laisse ces compétences à d'autres mains de la maison.

Qui peut m'expliquer comment obtenir de la tonnelle, des kiwis assoiffés alors que le raisin ne doit pas s'arroser. Les grappes prometteuses de juin sont flétries, pourries au mois d'aout par excès d'arrosage mais les kiwis juteux, sucrés à souhait se décrochent en décembre.

Les Gambiers en terre de kaolin du nord, légères comme des fétus, ont aidé à tracer des hectares de sillons rectilignes. La force roborative et son acre puissance qu'exhale le Semois de Belgique y ont contribué, laissant aux citadins les mélanges virginiens doucereux trop remplis de mélasse.

Le maquis de la montagne corse, plus revêche, offre son "arba tabaccu" (herbe à tabac). J'ai laissé un plant ressurgir par hasard dans mon jardin. Après l'avoir traité comme c'est écrit dans les livres et écouté les anciens, j'ai allumé ma pipe. Ma méthode expérimentale a très vite avorté, un masque à gaz était devenu nécessaire… !

Dans la montagne la célèbre bruyère est à portée de main au point de se signaler même sur le cadastre.

Il existe un lieu-dit "accendi pipa" (allume pipe). Après moult recherches et divers colloques auprès des anciens du village, la généalogie toponymique a livré son secret. Ce lieu-dit est le seul lieu de repos qui grimpe aux pâturages, seul endroit permis au paysan pour allumer un moment sa bouffarde.

Le privilège de l'âge me tenant loin de ces obligations rurales, c'est l'ombrage de la tonnelle, un bloc d'écume à la bouche, qui vient tempérer mes doutes métaphysiques en observant pousser les plantes.

J'observe que la treille déploie ses pampres comme une pieuvre, entortille ses vrilles autour des fils porteurs, étale sa ramure d'une ombrelle émeraude.

Le vieil oranger séculaire qui nous offre vitamines et confitures devient musicien lors de la floraison. Le bourdon lancinant des abeilles qui butinent s'entend dans la maison.

Concombres, tomates et oignons sont prometteurs cette année. L'hiver a été doux….

Autant d'innocentes remarques derrière le halo évanescent d'un Virginia qui s'étiole dans la douceur vespérale du printemps.

Le fumeur penseur

Pour être un intellectuel il faut avoir le look. Duffle coat à capuche, collier de barbe et pipe à la bouche, nous avions le look !

J'avais anticipé au lycée : "passe le bac d'abord, tu fumeras la pipe après…" admonestait ma mère.

J'ai fumé la pipe et j'ai eu le bac, la carrière d'étudiant fut tranquille… !

Tranquille à culotter avec persévérance un bout de bois en conjurant l'âcreté du scaferlati supérieur de la régie française des tabacs. Heureusement les arômes chimiquement suaves de l'Amsterdamer ont très vite tempéré les acrimonies familiales. Un tabac infumable fait pour les étudiants.

Dans ces moments d'étrange concentration tabagique il me restait à penser.

La pipe se fume depuis la nuit des temps. Cet objet rituel ou familier a connu son apogée dès le XIXème siècle pour devenir un objet d'art. Le bloc d'écume avec son tuyau d'ambre, pour peu qu'il soit sculpté, devient vecteur social, voire de civilisation.

Quels enfants, dans la France rurale, cachés dans leur wigwam, n'ont pas fait circuler un calumet de la paix bricolé dans une branche de sureau.

Sans doute les vrais indiens devaient y ajouter quelques herbes pour tempérer les récriminations tribales.

Nous l'avons déjà dit, fumer la pipe est un anti-stress.

La pipe et la paix, deux concepts immortalisés par les photos des poilus de la grande guerre. Tous fument la pipe. Le rapport à l'objet familier qui conjure l'attente, invite à la patience, rapproche de la famille. C'était la guerre de positions.

Dans les années quarante et celles qui ont suivi, la cigarette plus volatile à distancé la pipe, c'était la guerre de mouvement. Les soldats qui n'avaient plus le temps enfilaient "une Bastos dans la culasse" – gloire d'une marque de cigarette.

L'accélération du progrès depuis la fin du siècle précédent a définitivement relégué la pipe familière au rang d'un attirail importun.

Ecolos et médecins luttent pied à pied contre la tabagie cigarettière qui encombre les bronches et qui salit les plages. Ce que la pipe ne fait pas.

Alors il reste le temps de fumer la pipe comme on savoure un grand cru.

La pipe et la liberté – Homme libre, toujours tu chériras la mer – Si Baudelaire avait mis le pied sur un bateau, confronté aux galères exigeantes du vent et de la vie à bord, il n'aurait pas été aussi inspiré.

Homme libre, toujours tu fumeras la pipe. Une délicieuse façon d'échapper à notre condition promenée dans la vie entre les contraintes subies et celles qui sont choisies.

Prendre la vaine liberté d'allumer une pipe nous ouvre alors "les portes du gouffre amer de l'esprit".




François Costa

typologie du fumeur