Vive les vierges !

par Erwin Van Hove

07/04/08

Si vous supposez que pipiers et patrons de fabriques de pipes sont forcément des amateurs inconditionnels de la bouffarde, vous vous faites des illusions. En vérité il se peut très bien que votre artisan favori soit un avide consommateur de clopes, voire tout simplement un non-fumeur. Peut-être que le temps d’un pipe show il s’exhibera la pipe aux lèvres, mais ce sera par sens du devoir plutôt que par plaisir. Pire : un bonhomme qui se prend pour un pipier, m’a avoué un jour qu’il n’a jamais fumé ses propres créations. Bref, il semblerait naïf de présumer que par définition les pipiers sont des fumeurs de pipe chevronnés et experts.

Vous me direz que les ingénieurs et ouvriers de chez Ferrari n’ont pas besoin de conduire un des légendaires bolides pour construire des automobiles parfaitement performantes. Je vous l’accorde et pourtant je persiste à penser qu’un pipier devrait fumer la pipe. Les siennes, bien sûr, et celles de la concurrence. Une pipe n’est pas un simple objet inanimé et standardisé. Non, c’est un organisme vivant avec une personnalité propre laquelle est le résultat de la combinaison d’une impressionnante série de variables : l’origine, les aléas de la vie sous-terraine, l’âge de la bruyère ; la façon dont elle a été bouillie, séchée, coupée, conservée, traitée ; le savoir-faire, l’expérience, la motivation du pipier ; la forme de la pipe, son poids, son volume, son équilibre ; son bec, son floc, son passage d’air. Et j’en passe. En tout cas le bois n’est pas une matière inerte. Il vit. Il respire. Et tout bloc de bruyère transformé en pipe produit un goût qui est le sien, à nul autre pareil. Une pipe, c’est comme un fromage : dans un commun effort, homme et nature réussissent à transformer une seule matière première en une infinie variété de produits finis, chacun avec son caractère hautement individuel. Or, il va de soi que les fabricants industriels de camembert aussi bien que les producteurs artisanaux de crottin de Chavignol goûtent les fruits de leurs efforts. Ces dégustations constituent même la base du contrôle de la qualité. Goûter, c’est veiller à la satisfaction du client. Les maîtres fromagers le savent bien, eux.

On voit dans le commerce des fromages produits à échelle industrielle dont la pâte est recouverte d’une couche de plastique. Il paraît que c’est hygiénique, que ça conserve, que ça protège. D’accord. N’empêche que ces fromages aseptisés ont piètre mine à côté des croûtes naturelles dont la multitude de teintes et de structures lentement développées au contact de l’air promet des plaisirs gustatifs autrement plus complexes et authentiques. C’est pareil pour les pipes. Les préculottages, c’est fait pour sceller, pour protéger, quitte à masquer, voire à sacrifier le caractère et la personnalité du produit naturel qui forme le cœur de votre pipe. Et c’est bien dommage. Regardez les grands vins. Parfois ils sont vinifiés en barriques et à coup sûr ils sont élevés dans des fûts en chêne. Au contact du bois, ils développent des arômes et des saveurs plus complexes. Entre vin et bois il s’installe une bienfaisante symbiose qu’il ne viendrait à l’idée de personne de nier. Aucun viticulteur, aucun œnologue n’oseraient prétendre qu’en enduisant leurs fûts de quelque pâte protectrice, ils ne changeraient en rien cette précieuse symbiose entre le contenant et le contenu. Or, ce qui relèverait du sacrilège pour tout vigneron qui se respecte, est une pratique courante dans le petit univers de la pipe.

Je vous le demande, à vous pipophile : préférez-vous un foyer préculotté ou un foyer vierge ? C’est une question rhétorique puisque je connais la réponse : la grande majorité des fumeurs de pipe chevronnés préfère un foyer sans préculottage. Et vous êtes en bonne compagnie : le légendaire pipe dealer Marty Pulvers ne cesse d’exprimer sa prédilection pour les foyers vierges ; le toujours analytique Greg Pease a mené de multiples expériences qui ont prouvé à ses sensibles papilles gustatives qu’une pipe enduite de la pâte la plus fréquemment employée n’atteindra jamais les sommets du plaisir gustatif ; le fin connaisseur qu’est Tarek Manadily refuse carrément de vendre des pipes préculottés sur son site. Je partagerai un petit secret avec vous : la plupart des pipiers n’enduisent pas les foyers de leurs pipes personnelles. Ils sont comme nous : ils apprécient de pouvoir contrôler si le foyer est exempt de failles, ils aiment découvrir la teinte et le grain de la bruyère vierge, ils adorent caresser les parois lisses et avant tout ils chérissent ce moment magique où, lors du baptême du feu, le bois, au contact du tabac grésillant, commence à dévoiler sa personnalité et à livrer ses secrets. Si fumeurs experts, commerçants connaisseurs et une majorité de pipiers partagent une préférence pour les foyers vierges, comment se fait-il alors qu’on voit tant de pipes préculottées dans le commerce ? Et, chose bizarre, comment expliquer que c’est à la fois dans le bas de gamme et parmi les high grades qu’on voit le pourcentage le plus élevé de préculottages ?

Bien évidemment et heureusement d’ailleurs, il existe bel et bien des pipiers qui ne vous fournissent que des pipes au foyer vierge. Comme il n’est nullement mon intention dans cet article ni de louer certains individus, ni d’en attaquer d’autres, je ne me sens pas appelé à vous énumérer leurs noms. Je suppose d’ailleurs que vous les connaissez déjà, sinon que vous êtes en mesure de les découvrir sans mon assistance. Je leur tire mon chapeau, leur exprime ma gratitude et les pose en exemple. A côté de ces purs et durs, il existe toute une ribambelle de marques et pipiers que je qualifierais d’hybrides : ils proposent à la fois des pipes vierges et préculottées. Dans un rare élan de bonne volonté, je pourrais affirmer que cette pratique a pour but de ne déplaire à personne. Et il est vrai que certains pipiers haut de gamme proposent effectivement le choix à leurs clients. C’est parfait. Mais quand je pense à tous ces fabricants industriels ou aux marques artisanales qui ne préculottent que certaines pipes, ma nature sceptique prend le dessus sur ma bonne volonté. Je ne peux en effet m’empêcher de me demander pourquoi ces fabricants préculottent telle pipe et pas telle autre. Quand on voit un atelier proposer un assortiment de pipes de la même série et avec le même grade et qu’on constate que certaines sont enduites d’un préculottage, alors que la plupart de leurs petites sœurs sont vierges, quand on observe que les séries les plus coûteuses d’un fabricant industriel ne sont pas préculottées alors que les séries moins huppées le sont, faut-il vraiment être parano ou excessivement méfiant pour supposer que peut-être certains foyers craignent la lumière ? Est-ce tiré par les cheveux que de soupçonner que parfois un bowl coating sert de cache-misère ? Est-ce que vraiment toutes les pipes dont le foyer présente par exemple des fissures, des trous mastiqués ou des coulures de teinture finissent par se retrouver à la poubelle ? Franchement, ça m’étonnerait. Caveat emptor.

Restent les inconditionnels du préculottage qui enduisent les foyers de leur production entière. Souvent des pipiers haut de gamme d’ailleurs. Ceux-là, je vous l’avoue d’emblée, m’exaspèrent. Quoique je me sois longuement entretenu avec plusieurs d’entre eux au sujet des bowl coatings, je continue à ne pas comprendre leurs façons et à juger leur argumentation faible et facile à réfuter. Mais avant d’aborder ces arguments, essayons d’abord de comprendre pourquoi ces jours-ci on voit tant de pipes haut de gamme préculottées. C’est fort simple : plutôt que d’être à l’écoute du client, les pipiers contemporains observent ce que font les collègues et imitent : si des stars scandinaves, allemandes ou américaines X, Y ou Z préculottent, pourquoi une vedette en herbe ferait-elle autrement ? D’ailleurs quand on lit les forums où de jeunes pipiers demandent conseil à leurs confrères établis, on se rend vite compte que plutôt de se poser des questions sur la nécessité de préculotter et sur le bien-fondé de ce procédé, tout ce petit monde est à la recherche du graal : la recette idéale.

Alors qu’en est-il des arguments que les pipiers eux-mêmes ne cessent de répéter pour justifier le fait qu’ils nous spolient si souvent des plaisirs d’un foyer virginal ? Personnellement, je les trouve pour le moins peu convaincants. Mais à vous de juger.

1 Un foyer préculotté est plus beau.

A coup sûr un argument très faible de par sa subjectivité. A la limite, je peux concevoir qu’un foyer noir s’harmonise mieux qu’un foyer vierge avec une pipe sablée finie avec une teinture noire, mais ce raisonnement me paraît complètement infondé pour une tanshell ou pour n’importe quelle pipe lisse, qu’elle soit finie avec une teinture claire, plus foncée ou à contraste. A mes yeux à moi, un foyer vierge qui exhibe son grain et sa couleur naturelle, est nettement plus séduisant, d’autant plus que la vue d’un foyer sans faille me rassure et me met en appétit.

2 Le préculottage facilite le culottage.

Ah bon. Avez-vous déjà rencontré des pipes au foyer vierge qui, malgré le fait que vous les fumiez dans les règles de l’art, vous causaient des soucis parce que manifestement elles refusaient de se culotter ? Moi pas. Ou avez-vous déjà constaté que le préculottage d’une de vos pipes lui permettait de se culotter en un temps record ? Moi pas. Et avez-vous déjà remarqué que le culot dans vos pipes préculottées est de toute évidence de bien meilleure qualité que celui dans vos pipes sans préculottage ? Moi pas. Ca doit être moi. Pourtant, et je le ne nie pas, en théorie le culot devrait adhérer plus facilement à la surface rugueuse d’un préculottage qu’aux parois lisses d’un foyer vierge. D’ailleurs pour cette raison certains pipiers préfèrent ne pas polir l’intérieur de leurs fourneaux. Cependant, mes expériences me font conclure que dans la pratique je ne remarque aucune différence.

3 Le préculottage protège contre les brûlures.

Chaque fois qu’un artisan me soumet cet argument, à coup sûr il m’irrite. Cet argument trahit une condescendance et une méfiance déplacées. Il présuppose que je suis soit un fumeur incompétent, soit une brute qui maltraite ses pipes. Et je n’aime passer ni pour un gaston lagaffe, ni pour un rustre barbare. Ceci dit, je comprends parfaitement que pour un pipier, surtout haut de gamme, une pipe brûlée est le pire des cauchemars : ça risque de détruire une réputation et de coûter une pipe de remplacement. Dur dur. Toutefois, on peut se poser quelques questions : d’une part si la police d’assurance qu’est le préculottage couvre vraiment le risque et d’autre part si le risque justifie vraiment des mesures aussi drastiques. Personnellement j’ai fumé au cours de trois décennies autour de 500 pipes différentes. Je n’en ai jamais brûlé une seule. Est-ce parce que je suis un fumeur incroyablement doué ? Je ne le crois pas. Je suis même certain que ce n’est pas le cas. Suis-je un exceptionnel veinard ? Je ne le pense pas non plus. D’ailleurs, bien que je connaisse pas mal de pipophiles, je n’ai quasi jamais entendu parler d’une pipe haut de gamme qui avait brûlé. Quand ça arrive, le nombre de causes possibles se limite à trois : un fumeur qui surchauffe sa pipe, un important défaut invisible dans le bois ou une erreur d’exécution du pipier. Je me demande si un préculottage arrive vraiment à éviter une brûlure quand une profonde crevasse se cache près de la surface des parois du foyer ou lorsqu’un pipier n’a par exemple pas laissé assez de bois dans le talon. En vérité, je ne le crois pas. En plus, dans ces cas-là je trouve que de toutes façons le client a droit à une pipe de remplacement. Point barre. Reste le fumeur. Or, je ne peux pas m’imaginer que les clients des pipiers haut de gamme soient des débutants, des inconscients ou des vandales. Bref, en préculottant leurs pipes, les artisans haut de gamme se protègent contre les fumeurs les plus chevronnés, les plus attentifs et les plus soigneux au monde et, ce faisant, ils vont à l’encontre des souhaits de la vaste majorité des clients qui les font vivre. C’est désolant. Et bête.

4 Le goût d’un préculottage est neutre.

C’est une rengaine : chaque pipier qui préculotte, vous assurera que sa recette est parfaitement neutre et n’influence en rien la saveur dégagée par le tabac. Des balivernes. Même si la composition d’un préculottage est parfaitement sans arrière-goût, il n’en reste pas moins vrai que la bruyère n’est pas en contact avec votre tabac et que dès lors le goût naturel de votre pipe ne pourra pas se dégager. Un préculotage n’est donc par définition jamais neutre puisqu’en masquant les saveurs naturelles de la bruyère, il exerce bel et bien une influence sur vos perceptions sensorielles. Ce n’est pas tout. Si les recettes, jalousement gardées par certains pipiers, à base de carbone et de produits laitiers tels la crème épaisse, le babeurre ou le yaourt ont le double avantage d’être naturelles et de ne pas dégager de saveurs désagréables, les préculottages de la vaste majorité de marques et d’artisans, la plupart du temps à base de verre liquide, offusquent le palais par leur goût artificiel qui, dans certains cas, n’est rien moins qu’infecte. Et le pire, c’est que pas mal de ces préculottages-là risquent de se montrer passablement coriaces. D’ailleurs, aux dires de Greg Pease, les pipes qui en sont enduites, ne se remettront plus jamais à 100% des sévices que leur bois a subis. Bref, je ne peux le répéter assez : il faudrait que les pipiers dégustent et comparent. Il suffirait qu’ils soient dotés d’un palais un tant soit peu discernant pour se rendre compte qu’ils nous montent en bateau quand ils nous assurent que leurs pâtes ignifuges sont neutres.

5 Le préculottage finit quand même par brûler.

Quand on leur reproche le goût désagréable de leur recette, les pipiers répondent en unisson qu’il ne faut pas en faire un drame puisque après quelques fumages, le préculottage finira quand même par disparaître, victime de l’effet du feu. Ca alors ! Quel gigantesque paradoxe ! Ils m’assurent que leur préculottage m’aidera à former un culot irréprochable, ils prétendent même que leur concoction protégera ma pipe contre les brûlures et voilà qu’ils m’apprennent non seulement qu’après quelques pipées je devrai me passer de ce précieux soutien dont j’ai tellement besoin pour culotter ma pipe, mais aussi, ô horreur, que ma bien-aimée et moi, nous batifolons sans protection aucune contre les feux de notre brûlante union. Apparemment, ces joyeux lurons que sont les pipiers, aiment bien nous raconter des salades.

Au terme de ces quelques réflexions, je voudrais lancer un appel. Si, comme moi, vous avez une nette préférence pour les pipes au foyer vierge, ne vous résignez plus à acquérir des pipes d’artisan préculottées que vous auriez souhaité virginales. Cessez de vous sentir frustré en silence. Au contraire, n’hésitez pas à contacter les pipiers et à exprimer vos regrets et vos désirs. Demandez-leur d’enlever le préculottage de la pipe qui vous tente. Commandez expressément des pipes au foyer vierge. Ayez le culot de vos convictions. Adhérez ouvertement au sans-culotisme !