Des écumes en bruyère

par Erwin Van Hove

20/04/09

Nue comme un ver. Voilà ce qui caractérise la pipe dont je voudrais vous entretenir. Elle peut être désignée par des termes aussi variés que vierge, virgin, vergine, natural vergin, unfinished, unstained qui tous se réfèrent à la même particularité : ni huiles, ni shellac, ni teintures, ni cire, ni vernis n’ont touché la surface de ce genre de pipe. De la bruyère à l’état pur, voilà tout. Ne confondez donc pas une finition vierge avec la finition dite naturelle qu’on peut voir sur des lisses flammées et sans défauts. Ces naturelles sont finies à la cire carnauba. Et ne croyez pas non plus que toutes les sablées claires soient virginales. La toute grande majorité est finie en tan, c’est-à-dire avec une teinture fauve recouverte de carnauba.

Une vraie vierge, c’est neuf fois sur dix une sablée, une guillochée ou une rustiblasted, c.-à-d. une pipe qui a été à la fois sablée et rustiquée. Cela se comprend aisément. L’attrait d’une lisse, c’est avant tout sa flamme. Or, une belle teinture et notamment une teinture à contraste accentue la flamme. Pourquoi donc s’en priver ? En outre, une surface poncée et polie est fragile. Les pipiers préfèrent donc la protéger d’une couche de cire. Par conséquent, les quelques lisses vierges qu’on trouve sur le marché, comme la série Signature d’Erik Nording, sont faites dans des bruyères médiocres, souvent avec des défauts visibles. Avec leur prix démocratique, elles s’adressent davantage aux curieux qui ont envie de tester une pipe sans finition plutôt qu’aux inconditionnels des vierges. Par contre, une Ardor Terra, rustiquée et sablée, ou une Castello Antiquari Natural Vergin s’avèrent plus coûteuses que leurs cousines teintées. Cela ne devrait pas étonner. N’est pas vierge qui veut. La typique sablée ou « rusti-sablée » vierge est une denrée rare. Pour en produire une belle, il faut un plateau assez exceptionnel : non seulement il faut du bois avec une flamme et des cernes régulières, il faut également que la bruyère présente une surface d’une couleur appétissante, c.-à-d. claire et uniforme. Même une rustiquée a besoin de ce genre de couleur pure.

pipes virgin

Ardor Terra neuve

pipes virgin

Nording Signature

La vierge la plus célèbre de l’histoire pipière, c’est sans conteste la légendaire Savinelli Corallo. Créée pendant les années 60, la Corallo et la Capri, sa petite nièce quelque peu moins prestigieuse, sont jusqu’à ce jour produites à huis clos par quelques rares pipiers à qui le secret de fabrication a été confié. Ces pipes qui ont subi un oil curing, se distinguent par leur légèreté, par leur finition rugueuse à la fois rustiquée et sablée qui rappelle le corail et par leur goût profondément satisfaisant dès les premières bouffées. Vu le succès de cette vierge, d’autres producteurs italiens tels Castello, Ardor ou Radice se sont mis à fabriquer des pipes sans finition. Et depuis que la demande pour ce genre de pipe va en croissant, toute une ribambelle d’artisans pipiers, de David Enrique à Trever Talbert et de Brian Ruthenberg à Tom Eltang, en proposent de temps à autre.

Rolando Negoita, Gabriele Dal Fiume, David Enrique neuves

Rolando Negoita, Gabriele Dal Fiume, David Enrique fumées

Je peux m’imaginer que c’est en sourcillant que vous prenez note de cet engouement pour les vierges. Il faudra donc vous convaincre, arguments à l’appui, des attraits d’une finition, ou plutôt d’un manque de finition, qui peut surprendre. Je suis bien placé pour le faire puisque je suis un fan inconditionnel de ce genre de pipe. Depuis ma toute première Corallo suivie d’une Brian Ruthenberg hawkbill vierge, j’ai été impressionné par leur fumée fraîche et douce et par leur goût à la fois précis et profond. Plus d’une décennie d’expérience m’a amené à conclure que si les vierges ne constituent pas une garantie absolue de qualité, un pourcentage étonnamment élevé de ce genre de pipes se distingue par ses qualités gustatives. En y réfléchissant, on se rend vite compte qu’un argument de taille pourrait expliquer ce phénomène de façon parfaitement logique. A moins de travailler avec des essences naturelles, pour teindre votre pipe, les pipiers l’enduisent de produits chimiques. Vous serez d’accord avec moi que ce n’est pas exactement une pratique qui doit améliorer le goût de votre bouffarde. Et même si le shellac, la teinture et la cire carnauba ne scellent pas à proprement parler les pores du bois de votre pipe, il va sans dire que pour une parfaite respiration de la bruyère et pour un pouvoir optimal d’absorption et d’évacuation de la chaleur, rien ne vaut du naturel et rien que du naturel.

David Enrique neuve et après une demi-douzaine de fumages

Et puis, il y a autre chose. Un argument qui relève à la fois de l’esthétique et du plaisir pur et simple. Rien ne met aussi bien en valeur le relief d’un guillochage ou le grain en 3D d’un beau sablage qu’une finition vierge qui a pris de la patine. Parce que justement une vierge, ça se patine. Et nettement plus qu’une lisse naturelle finie au carnauba ou qu’une sablée tan. Ca se patine comme une écume de mer. Or, pour qu’une écume se revête de sa robe aux accents ocre, bordeaux et bruns, il vous faut une patience de moine et moultes précautions. La bruyère, elle, est prête à perdre sa virginité sans que vous deviez lui faire la cour pendant des années. C’est un plaisir de voir comment en un laps de temps de quelques semaines la surface de votre pipe change et évolue, prend des teintes de plus en plus foncées et riches, et finit par révéler son âme sous forme d’une patine tout individuelle. Attention, ne confondez pas patine et malpropreté. Lavez-vous les mains avant d’allumer votre vierge, sinon la surface exposée sans protection se couvrira d’un film peu attirant d’impuretés. La vraie patine, elle, se développe bien évidemment au contact des graisses qui couvrent votre peau, mais aussi et surtout au contact de la chaleur qui rayonne depuis le foyer et par absorption des jus produits par la combustion et le fumage. Pour éviter le risque d’une patine irrégulière et tachetée, je vous conseille de varier la façon dont vous tenez votre pipe et de ne jamais garder les doigts aux mêmes endroits.

pipes virgin

Rolando Negoita

Ceci dit, même en respectant ces consignes, tôt ou tard votre vierge finira par être incrustée de saleté. Pas de panique. Il existe un remède tout simple et efficace. Il suffit de laver votre pipe. Oui, cher lecteur, en l’absence de cire et de teintures qui ont tendance à mal supporter l’eau, une bruyère vierge, ça peut se laver sans aucun danger. A condition de bien s’y prendre. Il faut évidemment que le foyer soit hermétiquement bouché. Quant au savon, je ne vous étonnerai pas en vous recommandant une mousse neutre et sans parfum. Pour le reste, c’est simple comme bonjour : prenez une brosse au poil dur, mouillez-la à l’eau chaude, frottez-la sur un pain de savon. Ensuite brossez votre pipe partout, en insistant sur les parties les plus difficiles à atteindre. Rincez bien. Essuyez au moyen d’un tissu propre. Terminé. Votre bruyère sèchera à vue d’œil et après quelques minutes seulement, toute trace d’humidité aura disparu. Vous constaterez alors que votre pipe aura pris une teinte plus claire et qu’elle se sera refait une beauté. Ne me dites pas que c’est compliqué !

pipes virgin

Trever Talbert neuve

Convaincu ? Alors qu’attendez-vous pour partir à la recherche de la pipe pure nature de vos rêves ?

La Talbert et l' Ardor Terra fumées...

et lavées.

Toutes les photos des pipes fumées ou lavées ont été faites à la lumière naturelle, sans flash et sans aucune forme de photoshopping