FdP et moi

par Bernard Mathieu

27/02/17

Je grimpe au bureau vers neuf heures trente. C'est un horaire de feignant, je sais, mais il m'a fallu beaucoup de temps pour accepter l'idée que mon turbin c'était pas l'usine ou, si c'était l'usine, j'en étais à la fois l'ouvrier et le patron.

Bien que j'aie une sainte horreur d'obéir, je me suis longtemps considéré plus ouvrier que patron. Enfin, c'est ce que je me raconte, hein ! Il serait ridicule de nier que ce qu'on se raconte, c'est très rarement la vérité !

Donc, mon trajet pour aller au boulot se résume à gravir deux étages d'un immeuble parisien. Quant à ce que je baptise pompeusement mon “burlingue”, pour faire croire que je suis un type qui a pignon sur rue, c'est une ancienne chambre de bonne.

Mais une chambre de petite bonne !

Attention !

Une bonne d'un mètre cinquante, pas une de ces Normandes qui vous écrasent sous leur masse rosée quand elles vous grimpent dessus pour faire du toboggan à coulisse ou une de ces Italiennes capiteuses qui vous fourrent le nez dans leur corsage en ronronnant : “viens là, petit imbécile ! Sens comme ça sent bon ! Pas vrai que ça sent bon ?” En Italien, naturellement.

De temps en temps je pense à ces femmes qu'on reléguait dans ces chambrettes minuscules : deux mètres vingt cinq de long sur deux mètres de large, soit quatre mètres cinquante de superficie au sol, mansardés !

Des tomettes par terre, pas de chauffage, pas d'électricité, pas d'eau, une tabatière qui fermait mal et laissait passer la bise d'hiver, un chiotte sur le palier et un seul robinet pour une vingtaine de piaules !

La canicule en été et le frigo le reste du temps.

Longtemps mes voisins d'étage ont été des Tunisiens âgés qui travaillaient dans le nettoyage industriel. Ils ont pris leur retraite, sont partis au pays, sont revenus… L'un d'eux me disait, il n'y a pas longtemps : “là-bas on est de trop. La famille a grandi sans nous. Si je dis quelque chose à ma femme, elle me répond que j'étais pas là quand elle aurait eu besoin de moi et si j'engueule un de mes gosses, il me rit au nez. Ici y a les copains, mais au bout d'une semaine à jouer aux cartes en buvant du thé, je m'ennuie.”

Il n'y a plus que deux chambres, désormais, qui sont occupées par des Tunisiens. Un vieil homme qui bosse dans une boucherie hallal de Barbès et deux types assez jeunes qui occupent une chambre double. J'ignore leur métier.

Les autres chambres ont été achetées par des "investisseurs immobiliers” qui ont installé une douche, un w.c à broyeur, vulgairement appelé Mousscaca, et louent douze mètres carrés sept cents cinquante à huit cents euros le mois !

Aujourd'hui, les "studios” sont occupés par de jeunes travailleurs, qui “montent” de province. Un graphiste moustachu qui roule à vélo, une fille de vingt quatre ou vingt cinq ans, qui collecte les droits musicaux pour une société d'auteurs et qui roule sur le vélo qu'elle a taxé à sa tante. Il y a aussi une secrétaire intérimaire qui attend d'être titularisée pour se marier, deux ou trois étudiants.

Dès qu'ils trouvent plus grand et moins cher les locataires du sixième se barrent en vitesse et c'est pas moi qui vais leur donner tort.

Mon bureau est minuscule, certes, mais je n'ai aucune envie d'en changer. C'est là que je travaille depuis vingt six ans révolus.

A travers la porte, j'écoute la vie de l'étage : les gens qui se rendent visite, le releveur des compteurs qui toque aux portes, la gardienne qui passe l'aspirateur…

La première chose que je fais en arrivant c'est mettre ma bécane en route, brancher la radio et ouvrir le Velux en grand, quelle que soit la température extérieure, pour chasser la sueur de la veille.

Quand ça caille, je le referme après un quart d'heure : je ne suis pas un de ces cinglés qui plongent dans la mer au matin du Jour de l'An, un bonnet de père noël sur la tête, pour le seul plaisir de se geler les fesses devant une caméra de télé !

Je hais l'eau froide !

Pendant que ma bécane révise ses dossiers, je note sur mon agenda ce que j'ai fait la veille et quand elle prête, je me connecte à Fdp.

Chaque jour, depuis bientôt quatre ans !

Quand je commence à lire les messages des uns et des autres, j'ai le sentiment que mon écran est une fenêtre qui s'ouvre sur un monde qui va de la Suisse à la Flandre, et de la Flandre au Québec, en faisant parfois un détour par l'Espagne et l'Italie, ou la Grande Bretagne.

Je lis les messages récents en ajoutant parfois mon grain de sel puis je me mets à bosser.

Quand la fatigue me pince le dos ou, pourquoi le cacher, quand j'estime que je viens de passer un long moment à pisser de la daube, je retourne au forum.

Je peux faire ça cinq fois, dix fois dans la journée.

Bien souvent, il n'y a pas grand-chose de neuf, alors je vous engueule.

Pourquoi vous dites rien, nom d'un chien ?

Moi non plus je dis rien, mais moi c'est pas pareil !

J'ai rien à dire pour le moment et puis je suis un type tout seul alors que vous, vous êtes des centaines ! Plus d'un millier si j'en crois le compteur ! Alors, merde, vous pourriez écrire plus que vous ne le faites !

Si vous saviez les savons que je vous passe en profitant de ce que vous ne m'entendez pas !

Je concède qu'en quatre ans, j'ai du ouvrir trois ou quatre fils, pas davantage, mais d'autres font ça bien mieux que moi. Je me laisse traîner par ceux qui ont davantage de compétences en matière de pipes et de tabac, ou qui sont plus curieux, plus volubiles. Des gens qui sont à leur affaire alors que je ne suis qu'un amateur même pas éclairé.

Je ne vous connais pas mais je vous connais quand même !

Ça fait plus de mille quatre cents jours que je vous fréquente quotidiennement.

Une paille, non ?

Ce qui compte, pour moi, ce n'est pas de percer le secret des pseudos pour savoir qui est vraiment Untel, Machin ou Truc, c'est l'idée que je m'en fais.

Cette idée est fausse, bien entendu, mais du moment que je sais qu'elle est fausse…

D'ailleurs peut-être n'est-elle pas si fausse que je me plais à le croire.

Chacun a sa langue, ses sujets de prédilection, ses tropismes comme on dit quand on parle avec des pincettes !

Vous savez pas parler avec des pincettes ?

Mais si vous savez !

C'est pas si compliqué. Vous causez comme tout un chacun et, de temps à autre, vous placez un mot précieux ou désuet, que tout le monde a oublié. Ça y est ! Vous parler avec des pincettes.

Il y a des constantes dans les interventions de chacun, dans les miennes comme dans celles des autres, et ce sont ces constantes qui donnent quelques éléments sur la personnalité du scripteur.

Tiens, voilà un mot à pincettes !

Fdp est un forum qui rassemble des gens pleins de pudeur et, dans une époque où il est de bon ton de suspendre ses boyaux et ses glandes à l'étal, cette pudeur m'est précieuse.

C'est aussi un lieu où on maîtrise son verbe.

Il paraît que, sur d'autres forums, certains soutiendraient que nous sommes coincés. Ceux-là se mélangent les pinceaux ! Maîtriser son verbe et être coincé, c'est pas du tout, mais alors pas du tout, du tout, la même chose !

Maîtriser son verbe c'est ne jamais se laisser aller à l'insulte, c'est évaluer l'impact de ce qu'on dit sur les autres et se garder d'aller trop loin, c'est accepter la différence et s'abstenir de rentrer dans le chou de quelqu'un seulement parce qu'il pense différemment de ce qu'on pense soi.

Amen !

Bon, fini le prêchi prêcha !

Mon Velux donne sur le Nord.

Derrière le Sacré-Cœur, il y a les Hauts de France, l'estuaire de la Somme où barbotent tant de canards, d'oies, de poules d'eau, la Manche…

Il y a la rue du Pôle Nord, dont un certain toit prend l'eau, l'été, quand il flotte trop fort !

Un peu sur la droite, derrière la cheminée de l'immeuble d'en face, il y a la Flandre : Anvers magnifique, puissante, Anvers et ses quais interminable où des bagnoles fatiguées attendent d'embarquer pour l'Afrique. La nuit, sous la lumière blafarde des lampes haut perchées, on dirait des bancs de poissons échoués. La Hollande, le Danemark, un peu plus à droite encore, les Ardennes, la Wallonie et Bruxelles que j'ai si souvent entendue chantée dans mon adolescence, tellement vue dessinée et peinte qu'elle est, pour moi, une jumelle nordique de Paris. J'ai souvent reluqué les filles en vitrine autour de la gare du Nord. On dirait des pieuvres fardées en apesanteur dans un aquarium dont l'eau s'est évaporée.

A moins que le liquide disparu ne fut de la gnôle que les clients ont bue.

L'Allemagne…

Tout en haut, il y a la Courlande.

Vous ignorez où se trouve la Courlande ?

C'est un bout de terre coincé entre la Baltique et la Russie. Je n'y ai jamais mis les pieds mais on m'en a parlé !

Tout ça c'est de la géographie à la louche, je sais, mais pourquoi me priver de faire le mariole quand c'est moi qui m'en donne l'occasion ?

A main droite, en coupant au-dessus Lariboisière et la gare du Nord, d'où me parviennent parfois des bruits de ferraille et des coups de klaxons rauques des motrices qui manœuvrent sur les voies, il y a l'Alsace, le Jura, les Vosges, la Suisse : si chic, si propre, si rangée. La Suisse pour qui j'ai bossé plusieurs années et qui m'a sorti du pétrin quand j'étais dans la panade jusqu'aux yeux.

Merci la Suisse !

Derrière mon épaule droite, c'est le sillon rhodanien que j'ai descendu en canoë à l'été soixante dix huit. J'ai embarqué à Joinville-le-Pont, un quatre mai, il tombait des averses de neige !

Parole, un quatre mai !

J'étais pas à cinq mètres de la rive qu'une magnifique carpe cuir avait fait un saut de mouton pour saluer mon départ. Quarante jours plus tard, j'étais à Aigues Mortes. J'avais dormi dans l'herbe, sous mon canoë retourné, sous les arbres, sous les ponts, comme dans la chanson.

Dans mon dos, quand je suis assis face à ma bécane, il y a le Midi, et à ma gauche, Toulouse, l'Espagne, plus à gauche encore, le Pays Basque, où je passe trois semaines chaque été, les Landes, Bordeaux…

Franchement à gauche, de l'autre côté de la cloison qui me sépare du couloir d'étage, la Bretagne, les Pays de la Loire, l'Atlantique et le Saint-Laurent, le Labrador, le Québec, le Nunavut, les Rocheuses : autant de contrées où je suis allé de nombreuses fois choper la goutte au nez.

Un peu au-dessus, l'Irlande et les British, qui vont se tirer bientôt, ces niais, mais ils ont tellement fait pour la pipe et le tabac qu'il serait franchement indécent de leur en tenir rigueur.

Que ceux qui se croient oubliés me pardonnent.


Bon, voilà ! C'est un peu con, un peu mélo, mais c'est le merci que je voulais vous dire avec mon cœur d'artichaut.






Copyright Bernard Mathieu.