Chroniques de l'Ogre, épisode 21

par Erwin Van Hove

27/07/15

Superbe !

Je vous l'avoue d'emblée : des ogres dans mon genre sont blasés et cyniques. C'est dans leur nature. Il ne faut donc pas leur en tenir rigueur de ne pas voir la vie en rose et de ne pas être persuadés que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Bref, je sollicite sans vergogne votre indulgence pour ce qui suit. Heureusement, je ne dois pas me faire de soucis : de l'indulgence, vous en avez à revendre.

Du moins, c'est ce que je constate à chaque fois que je parcours une série de forums consacrés au petit objet qui me passionne tant. La bienveillance et la mansuétude y sont tellement de mise qu'elles finissent même par galvauder le vocabulaire. Les superlatifs y fusent de toute part et l'adjectif de loin le plus employé pour caractériser les pipes présentées par des membres, c'est superbe. Souvent suivi d'un point d'exclamation. Littéralement tout peut être superbe. Le premier essai malhabile d'un bricoleur qui s'est découvert une âme de pipier : superbe. Une bouffarde quelconque en piteux état dégotée aux puces : superbe. Une vieille bas de gamme restaurée par un membre : superbe. La moindre Chacom, Lacroix ou Beaud achetée neuve : superbe. Tenez, dans un certain forum on s’est servi à ce jour près de 6500 fois de vocables au sens superlatif tels magnifique, excellent, génial, sublime. A lui seul, le fameux superbe y a été employé à 2100 reprises.

Vous me direz que cette indulgence sans limites est bien innocente puisque c'est une forme de politesse. Personne ne veut risquer de blesser un coéquipier qui avec enthousiasme attire l’attention sur une pipe. Même un ogre comprend ça. Ceci dit, mettons que je me trouve à un vernissage devant des tableaux dont le mérite m’échappe complètement. Je ne me vois pas complimenter le peintre en lui disant que son œuvre picturale est superbe. Avouez que nous disposons de termes autrement plus neutres et de formules suffisamment creuses pour nous esquiver avec courtoisie. Non, l’indulgence qui règne dans certains forums n’est pas synonyme de politesse. Autre possibilité alors : faute de sens esthétique un tantinet développé, pas mal de gens sont tout simplement incapables de voir la différence entre le sublime, le beau, le médiocre et le moche, et, dès lors, ils peuvent sincèrement s’enthousiasmer devant les pipes les plus ringardes. C’est sûrement le cas, n’en doutez pas. Toutefois, ce n’est pas la cause principale de cette indulgence sans mesure. Parce que, figurez-vous, la complaisance sans bornes ne se limite pas aux seules appréciations d’ordre esthétique. En effet, avec une déconcertante facilité, on passe même l’éponge sur de manifestes défauts de manufacture qui ont une influence néfaste sur le fumage et le goût d’une pipe. Démonstration.

Combien de fois déjà ai-je lu des commentaires du genre : J’aime beaucoup les Pete. J’en ai plusieurs et j’en suis entièrement satisfait. Dommage qu’il y a souvent de la teinture dans le foyer, qu’elles ont un goût de bois vert pendant le culottage et que les courbes tendent à glouglouter. Mais bon, ça ne m’empêche pas d’être fan. Moi, ça me dépasse. Remarquez que ce genre d’indulgence à toute épreuve ne se limite pas aux seuls mordus de la marque irlandaise. Pour preuve, je vous cite un passage d’un texte récemment publié dans un forum dans lequel l’auteur recommande les produits d’un petit atelier italien : Je possède 4 XXX. J'en avais une 5è, mais elle avait un petit défaut au niveau du perçage du foyer et je l’ai retournée. Je les aime toutes les quatre, elles sont de bonnes fumeuses. Les perçages sont droits, au bas du foyer (sauf 1, un peu basse mais cela n'affecte pas les qualités) et les tuyaux adhèrent parfaitement à la tige, sauf pour une, qui présente un espacement de, ma foi, 1,5 mm au bas. Au prix payé, pas de quoi en faire un drame. Résumons-nous. Voilà donc un monsieur qui a acheté cinq pipes, qui a dû en retourner une pour cause d’un petit défaut de perçage, alors qu’il en a gardé une autre qui, elle aussi, a été malhabilement percée, et qui constate un jour ou plutôt un gouffre de 1,5mm entre la tige et le tuyau d’une troisième pipe. Trois pipes sur cinq avec des défauts d’exécution, c’est bien évidemment inacceptable et ça en dit long sur le niveau de qualité de la marque en question. Or, selon le fier propriétaire, il n’y a pas de quoi en faire un drame. Au contraire, le voilà qui trouve en toute sincérité qu’il a toutes les raisons pour recommander aux autres membres l’achat de pipes en provenance de cet atelier italien. Il va sans dire que dans le titre de son message, il s’est servi du terme superbe. Amen.

Désormais c’est clair : l’indulgence qui pardonne tout n’est le résultat ni d’une politesse exacerbée ni d’un manque de goût. En vérité, elle résulte d’une absence de normes. Et ce vide normatif est dû à son tour à un évident manque d’expérience et donc de connaissances. On accepte tout dans l’enthousiasme à défaut de repères solides. Si votre cheptel se limite à une demi-douzaine de courbes sanclaudiennes achetées à la civette du coin, vous pensez tout naturellement qu’il est normal qu’une chenillette ne passe pas à travers une full bent. Vous n’y voyez donc pas de défaut. Si vous ne fumez que des Peterson, vous êtes persuadé que le culottage d’une pipe est par définition une épreuve. Si vous ne possédez que des pipes dites industrielles percées à du 3,5mm, vous ne pouvez pas vous imaginer qu’il existe des pipes au tirage plus agréable et plus performant. Si votre meilleure pipe est une Gamme DE, vous êtes sincèrement convaincu que David Enrique fait les meilleurs becs au monde.

L’inexpérience et l’ignorance vont donc de pair avec l’indulgence. Remarquez cependant que la médaille de l’ingénue candeur a un revers nettement moins débonnaire. Il suffit qu’il s’agisse de marques comme Dunhill et Castello ou de pipiers haut de gamme pour que soudain le manque de sens critique bascule. Là, la meute se déchaîne. Une Dunhill, c’est une pipe pour snobs frimeurs puisqu’on ne voit pas de différence entre une Lacroix et une Dunhill. Et puis, n’avons-nous pas tous constaté que nous avons des BC qui fument au moins aussi bien que notre Dunhill achetée en brocante ? Affaire classée : les Dunhill ne valent absolument pas leur prix. Et regardez-moi ces horreurs de Michail Revyagin, d’Andrey Savenko ou d’Alex Brishuta. Ridicules ! En plus, des monstres pareils, comment pourraient-ils fumer convenablement ? Et vous avez vu le prix que demande Former pour une sablée ? Alors qu’il est connu de tous qu’un sablage n’est rien d’autre qu’un cache-misère ! Et cette Cornelius Mänz là ! OK, elle est pas mal, mais, sérieusement, vaut-elle vraiment le double du montant que m’a coûté ma Pierre Morel puisque nous sommes d’accord qu’il est exclu de faire mieux que le maître français ? Bref, on critique, on condamne, on méprise, on ridiculise ce qu’on ne connaît pas. Tout simplement parce qu’on n’est pas capable d’imaginer qu’une Castello puisse produire un meilleur goût qu’une Savinelli, qu’une forme iconoclaste de Brishuta se fume comme un charme ou qu’il existe des becs mieux travaillés que ceux de Pierre Morel. La conséquence de l’ignorance et de l’inexpérience.

Critiquer ce qu’on ne connaît pas, c’est exprimer un préjugé. Rien à voir avec une opinion. C’est bien évidemment bête. Mais sortir les superlatifs pour chanter les louanges du médiocre, du banal, du commun l’est tout autant. Surtout dans le cadre de groupes de discussion. Crier à l’unisson au superbe ne stimule pas exactement le débat et n’aide en rien les membres les moins chevronnés et les moins connaisseurs à apprendre à distinguer ce qui fait la différence entre une pipe mal taillée et exécutée, une pipe respectable et une pipe vraiment sublime. Un groupe de discussion sert à discuter et donc à apprendre et à enseigner. Pas à se donner de grosses tapes dans le dos et pas non plus à cultiver un enthousiasme aveugle et une permanente euphorie. Et si vous pensez que tant d’indulgence bon enfant stimule et motive les pipiers, vous vous gourez. Plusieurs artisans m’ont confié qu’une seule critique argumentée leur est de loin plus utile que cent louanges creuses. Il y en a même qui, amusés, me contactent pour se payer la tête des forumistes qui portent aux nues une pipe aux défauts manifestes.

Voilà. Ma tirade vous a irrité ? Vous sentez-vous visé ? C’est pour le mieux. Ce texte vous donnera l’occasion de vous indigner et d’aiguiser votre sens critique. Et de ne pas sortir votre sempiternel superbe.