La pipe du Père Noël

par Guillaume

15/12/08

Comme on a pu s'en rendre compte, en voyant la page Père Noël, et le très recommandable blog Briar Files, voilà longtemps qu'on n'a plus vu le Père Noël arborer une belle pipe, tranchant sur sa barbe blanche.

Certains mauvais esprits pourraient penser que c'est un effet malheureux des ligues de vertu. Mais même les anti-tabac fêtent la Noël, et aucun n'aurait le cœur assez sec pour faire de la peine au vieux bonhomme. Non, vraiment.

Non, c'est plus grave : le père Noël a perdu sa pipe. Une fois sa journée annuelle de travail achevée, il était rentré chez lui, avec la conscience du devoir accompli. Il y avait un petit vent frais, sur le traineau, dans le ciel, le jour se levait, il faisait beau, et le Père Noël pensa qu'une petite pipe, comme ça, sur le retour, tranquillement, serait une juste récompense. Il laissa la bride aux rennes, qui, fatigués eux aussi, ne se pressaient plus, sachant qu'un bon picotin les attendait. Il fouilla dans sa poche droite, puis sa gauche... rien... Il pensa qu'il s'y était mal pris, se mit debout, mis les mains franchement, eut beau fouiller, rien... Elle doit être tombée sur le fauteuil, ou par terre, pensa-t-il. Mais vu son embonpoint, il avait un peu de mal à se pencher. La fouille n'en fut pas facilitée, mais il dut se rendre à l'évidence : il avait perdu sa pipe.

Il faut dire que cela lui gâchât le retour. D'abord, il aurait bien fumé. Ensuite, il commençait à se dire qu'il était trop tard pour faire machine arrière : les enfants étaient levés, et jamais on avait entendu parler d'un Père Noël ayant oublié ses affaires et venant les rechercher au vu et au su des grandes personnes. La suite du trajet fut sombre.

Au début, la Mère Noël avait été, dans le fond, assez contente. Elle en avait un peu assez de toutes ces cendres, ces brins de tabac qui trainaient un peu partout. La vie dans un igloo n'est déjà pas facile. Les rennes regrettaient de ne plus pouvoir lui voler un peu de tabac dans ses larges poches. Eh oui, les rennes aiment chiquer. C'est une habitude assez répugnante, mais le renne est ainsi. Du coup, le Père Noël se sentait un peu désœuvré. La première année, il n'avait pas été trop inquiet. Je mènerai une vie plus saine, se dit-il. D'ailleurs, j'avais promis aux farfadets de reprendre le sport. Et puis c'est une petite privation. Quand je pense à tous ces cadeaux supplémentaires que je pourrais faire, si je ne dépensais pas autant d'argent en tabac ! Il faut dire que le tabac devenait de plus en plus cher, et que le Père Noël n'est pas riche.

Il lui arrivait de se regarder dans la glace, et il lui semblait bien qu'il lui manquait quelque chose. Un Père Noël sans sa pipe ! Un peu comme s'il s'était rasé de frais avant d'entamer sa tournée !

De temps en temps, il essayait tout de même de chercher l'endroit où il avait pu l'oublier : voyons, réfléchissons. C'est une question de méthode. Au Pérou, dans cette petite maison en haut des montagnes, je me vois la poser un instant sur la table, mais je suis bien sur de l'avoir reprise. A Rome, je l'avais encore. A Vladivostock aussi... Bon, reprenons...

Au Noël suivant, il prit soin, à chaque fois, de jeter un œil dans chaque demeure : peut-être la personne qui l'avait retrouvée l'avait-elle laissée, pour lui. Il espérait qu'au cas où, il l'avait oubliée chez un fumeur. Un fumeur pouvait comprendre, la mettre soigneusement de côté, et la ressortir l'année suivante. Peut-être même serait-elle accompagnée d'une blague ? Après tout, lui aussi avait droit à son "mélange de Noël" !

Mais il avait eu beau faire, il rentra bredouille. Il en eut les larmes aux yeux, et avec le froid, cela faisait de petits morceaux de glace sur son visage. Au printemps, l'attente se faisant longue, il essaya bien de dégotter une pipe oubliée dans sa cave, mais les seules qu'il trouva étaient des jouets pour enfants, pour faire des bulles de savon. Il s'y essaya pendant quelques temps, mais cela faisait éternuer les rennes, eux qui semblaient apprécier la fumée de sa pipe. Allez comprendre les rennes !

Il essaya bien d'en parler au Père Fouettard. Mais celui-ci avait une réputation à entretenir. Oubliant qu'il était lui-même ancien fumeur, il lui parla de choses incompréhensibles, comme la protection des rennes, le tabagisme passif, lui dit que fumer rendait impuissant, aborda le réchauffement de la planète, glissa sur la couche d'ozone, lui parla tempérance - lui qui avait fêté l'interdiction du tabac dans les lieux publics à coups de gin tonic, de rhum de contrebande et d'absinthe contrefaite, n'en était plus à une approximation près. Il songeait d'ailleurs à se lancer en politique : mon temps est venu, disait-il en rigolant grassement.

Ecœuré, le Père Noël rentra chez lui. Il fit un petit détour par la forêt, et là, il eut une idée : puisqu'il n'avait plus de pipe, il allait s'en faire une lui-même. Le bricolage, ça le connaissait : c'est lui qui changeait les patins du traineau. Il choisit une belle branche, la scia, la rapporta chez lui, s'enferma dans son atelier, et travailla longuement.

Quand il ressortit trois jours plus tard, il n'était pas peu fier de lui, malgré les pansements qui ornaient tous ses doigts. Il tenait sa pipe en bouche, comme si de rien n'était. Sa femme, occupée à préparer le repas, lui dit : alors tu l'as retrouvée ? Non, répondit le Père Noël rougissant de fierté, c'est moi qui l'ai faite. Il s'attendait à des félicitations, mais sa femme ne trouva rien de mieux que de lui parler des menus travaux qu'il y avait à faire dans la maison. Il fit mine de ne pas entendre, s'installa sur son fauteuil, bourra sa pipe, et avec une indicible joie, prit une braise dans l'âtre et l'alluma.

Il faut dire que le Père Noël n'avait pas pensé que si on ne fait pas des pipes en sapin, c'est pour une bonne raison. Le sapin est un résineux... Si son tabac s'embrasa correctement, malheureusement, sa pipe aussi. La fumée qui s'en dégageait l'obligea à sortir, il toussa, cracha, et il dut se coucher dans la neige, parce que sa barbe commençait à prendre feu.

Il est des moments où on a besoin de sentir un soutien, un appui, un réconfort. Un petit geste qui fait dire : oui, la vie est moche, mais tu n'es pas seul... Tout ce qu'il vit en relevant la tête, ce fut les rennes qui se tordaient de rire, les quatre fers en l'air. Rentrant chez lui, il claqua la porte, mais il les entendait encore pleurer de rire. L'un d'eux en avait le hoquet.

Du coup, le Père Noël perdit un peu la tête. Pour tout dire, il fit un peu n'importe quoi. On le vit jouer avec des consoles électroniques, et certains l'aperçurent avec de jeunes filles curieusement habillées, l'air jovial.

Un soir qu'il travaillait au cacheton, en posant avec des enfants dans un grand magasin, il eut un gros choc : une petite fille eut, la première, l'air de le prendre au sérieux. Une fois qu'il l'eut pris sur ses genoux, et qu'il poussait un "Hohoho !" pour la photo, la petite fille lui dit à l'oreille : ma Maman croit que tu es un faux Père Noël. Mais qu'est-ce que tu fais-là ? Il essaya bien de lui dire qu'elle n'était pas toute seule, et qu'un petit garçon aux oreilles décollées attendait son tour, elle n'en voulut pas démordre : l'année dernière, ça a fait un peu désordre, tu as tout mélangé. et puis tu as fait du bruit en fouillant dans la cuisine. Le rouge lui monta aux front : il se souvenait très bien de ce petit appartement parisien, où, cherchant sa pipe, il avait cru fouiller dans un bureau. Voilà où il en était: il avait trouvé bizarre, aussi, de voir autant de casseroles dans un coffre-fort... Comme elle le regardait avec de grands yeux bleus, il lui fit confiance : je cherchais ma pipe. C'est que, vois-tu, je ne sais plus où je l'ai mise, et elle me manque. La petite fille lui sourit : ah mais je sais ce que c'est, mon tonton en a toujours une avec lui. Avec Maman, on est passé dans un magasin, à côté, c'est un vieux monsieur. Et elle ajouta : c'est une surprise pour Tonton, ne te trompe pas cette fois.

Le Père Noël respira un grand coup, promis de faire bien attention cette fois-ci, embrassa la petite fille, la posa à terre, et dit d'une voix forte : Voyons, Messieurs Dames, vous n'avez rien d'autre à faire ? Personne à visiter, pas de famille, pas de voisin tout seul dans son appartement, avec qui vous pourriez passer un peu de temps ? Allons, allons, soyons sérieux ! Ca vous amuse de faire la queue toute la journée ? Voilà ce que c'est de ne plus croire en moi ! Et moi qui perd mon temps ici ! Messieurs Dames, vous avez le bonjour, moi j'ai mieux à faire. Et il fendit la foule, en poussant de grands "Hohoho !"malgré les protestations d'une vieille dame à lunettes, qui tenait un petit garçon par la main - l'autre main du petit garçon étant fort occupée à pratiquer des fouilles nasales.

Il chercha longtemps, mais, au bout d'un moment, dans une galerie, il aperçut un petit magasin : sur la façade, il y avait un panneau : A vendre, et un autre : Dernier jour. Il n'y avait plus qu'une petite lampe allumée, il faut dire qu'il était bien tard. Il regarda à travers la vitre, et aperçut une silhouette, dans le fond. Il tambourina à la porte. La silhouette ne bougeait pas. Il insista, cria des "s'il vous plaît" si plaintifs, que la porte finit par s'ouvrir.

Le vieux monsieur qui lui ouvrit n'eut pas l'air surpris, lui sourit et lui dit : Tiens, Père Noël, qu'est-ce que je peux faire pour vous ? Que des petits enfants le reconnaissent, passe encore, mais le fait qu'un monsieur aux cheveux argentés, portrait craché de Gepetto, lui parle sans se poser de questions, lui fit perdre un peu le fil.

Eh bien, comment dire, c'est idiot, mais j'ai perdu ma pipe, et une petite fille m'a dit que je pourrais en trouver une ici.

-Ah oui, je vois bien, elle est passé tout à l'heure avec sa mère, c'était un cadeau pour son oncle, elle sait bien ce qu'elle veut cette petite. Mais entrez, ne restez pas dehors, voyons !

Le petit vieux ferma la porte, et lui dit : j' allumerais bien, mais je n'ai plus rien à vendre, voyez-vous. Je ferme, c'était mon dernier jour, et ces dames tout à l'heure sont parties avec ma dernière pipe. C'est que le commerce n'est plus ce qu'il était. Avant, je pouvais recevoir des amis, et fumer dans mon magasin entre deux clients, dont la plupart venaient se joindre à nous, mais depuis quelques temps c'est fini. Si vous saviez ce que j'entends, quand j'ouvre mon magasin, les réflexions qu'on me fait. C'est pour ça que j'ai mis du temps à vous ouvrir, c'est un peu triste, tout de même.

Le Père Noël, qui avait eu tant d'espoir, sentit ses jambes flageoler, eut un étourdissement, et tomba plus qu'il ne s'assit en soupirant : moi qui comptait tellement sur vous ! Et il lui raconta tout : la perte de sa pipe, ses recherches, ses tentatives pour s'en fabriquer une...

Le vieux monsieur l'écouta jusqu'au bout sans rien dire, il se contentait de remplir les deux verres qu'il avait posé sur le comptoir d'une petite fine dont, disait-il, vous allez voir ce que vous allez voir.

Deux heures plus tard, et une autre bouteille de fine entamée, les deux pleuraient à chaudes larmes. C'que c'est qu'de nous, se disaient-ils en pleurant, et ils trinquaient, et ils buvaient... La nuit était tombée bien sur depuis longtemps, et la galerie était fermée : ils étaient seuls au monde. Et heureusement d'ailleurs, parce qu'ils poussaient des hurlements de désespoir qui n'auraient pas fait plaisir aux voisins, s'il y en avait eu.

Après s'être mouché pour la énième fois, le vieux monsieur tapa sur la table, qu'il rata d'ailleurs, mais ils n'y firent pas attention.
-Je peux faire quelque chose pour toi.
Le Père Noël n'en crut pas un mot.
-C'est gentil de ta part, mais tu comprends, je ne peux pas fumer n'importe quoi, je sais ce que tu vas me proposer, une pipe de série, mais comprends moi bien, c'est une question de standing, j'ai une place à tenir. Alors si tu comptes me sortir un de tes trucs à filtre de sous le comptoir, c'est inutile. (ce qui était faux bien entendu, mais l'alcool fait dire n'importe quoi, c'est bien connu).
Le petit vieux, l'œil brillant, lui fit signe de tendre l'oreille, se pencha vers lui, et hurla : FAIS-MOI CONFIANCE ET VIENS VOIR !
Le Père Noël était trop saoul pour avoir une réaction quelconque, il se contenta de rétorquer, l'air grave : crie dans l'autre oreille, j'entends mieux.

Titubant tous les deux, se tenant l'un à l'autre, ils arrivèrent dans l'arrière-boutique. Un curieux endroit, où tous les meubles étaient recouverts de tissus. Certains qui regardent trop de films américains se seraient attendus à voir des fantômes passer. Le petit vieux souleva les tissus les uns après les autres, mettant à jour une série d'appareils compliqués. Pour le Père Noël, cela lui rappela, il y avait longtemps, un sapin installé dans un cabinet de dentiste. Il frissonna.

Le petit vieux sortit d'un meuble un morceau de bois, et lui dit : Regarde, c'est le dernier. Cette nuit, je vais faire ma dernière pipe pour toi. Assieds-toi, tais-toi, et laisse-moi faire.

Puis il se mit au travail, il esquissa un croquis, coupât, raclât, taillât, soufflât en marmonnant parfois : Le plus curieux, c'est que je ne sais plus d'où me vient cet ébauchon... bon, ne nous endormons pas...

Tous les deux, ils ne fermèrent pas l'œil de la nuit, l'un travaillant, l'autre regardant. Au bout d'un moment, alors que l'on commençait à voir quelques passants, à la lumière des réverbères, et que la neige tombait sans bruit, le petit vieux poussa un grand soupir, et dit : C'est fini.

Le Père Noël la vit enfin : une magnifique pipe. Encore plus belle que celle qui lui avait tant manqué. Il en eut le souffle coupé. Il bredouilla quelque chose comme : Je ne sais que dire, c'est tellement gentil. Il finit par la prendre, la regarda, la retourna, la mit en bouche, et un sourire éclaira enfin son visage raviné.

Maintenant, dit le petit vieux, je te propose qu'on s'en fume une petite, je vais faire un café, ça ne nous fera pas de mal, j'ai une de ces casquettes. Ils burent pas mal de cafés, parce qu'ils en avaient besoin, parce que cette pipe fumait merveilleusement bien, et qu'ils n'avaient pas envie de se quitter comme ça. Ils ne disaient rien, heureux l'un et l'autre malgré la fatigue.

C'est une bonne façon de finir, dit le petit vieux, et il ajouta : quelle est l'andouille qui a laissé ses rennes dans le passage ? Oh, dit le Père Noël, il va falloir que j'y aille. Il ne savait pas trop comment ses rennes l'avaient retrouvé, mais il y a des jours, comme ça, au petit matin, où l'on remet les questions à plus tard. Le petit vieux l'accompagna dehors : ça a l'air d'être de bonnes bêtes, dit-il, en sortant de sa poche des morceaux de sucre. Oh, ils en font un peu à leur tête, mais ce sont de bons rennes, et puis ils connaissent le chemin, depuis le temps qu'on travaille ensemble.

Eh oui, ils connaissaient le chemin, et heureusement d'ailleurs, parce que le Père Noël se laissa aller à piquer un petit roupillon sur le retour.

Mais la nuit de Noël suivante, le Père Noël prit une résolution, et il s'y tient depuis : la nuit de Noël, sa pipe reste à la maison.

C'est pour cela qu'on ne le voit plus, de nos jours, pipe au bec.

Et depuis ce temps-là, quelque part sur Terre, quelqu'un, sans le savoir, fume peut-être la pipe oubliée du Père Noël...

Alors pensez-y tout de même. Cette pipe que vous avez trouvée au pied du sapin, qui ne vous plaisait pas trop, et qui dort au fond d'un tiroir...