Pour en finir avec l'idée d'élitisme

par Charles

14/04/14

Je pense tout à fait honnêtement qu’il n’y a pas de sujet, qu’il n’y a pas matière aux accusations d’élitisme, que tout cela est dénué de fondement.

Une question pour poser des préalables à notre réflexion : qu’est-ce que l’idée d’élitisme, dans notre passion, supposerait ? Principalement, une opposition entre deux supposées « catégories » de fumeurs de pipe.

Une autre question vient alors assez naturellement : quelles sont ces « catégories » de fumeurs de pipe, existent-elles, et peut-on vraiment les opposer ? D’abord, oui, il est possible de classer les fumeurs de pipes en plusieurs catégories. On peut d’ailleurs tout classer en plusieurs catégories, pour une utilité finale parfois relative, voir absurde.

En ce qui nous concerne, il y aurait, d’un côté, les fumeurs de pipes que nous appellerons par commodité « ordinaires » ou « classiques », qui fument exclusivement avec ce qu’ils trouvent à leur disposition, c’est-à-dire des pipes industrielles, généralement de marques françaises, achetées dans une civette proche. Le nombre de pipes en leur possession, la rotation, le soin qu’ils portent à leurs bouffardes, tous ces critères dépendent du profil des fumeurs, et ne nous importent que peu dans le cadre de ce débat. Ces fumeurs n’ont qu’un point commun : leur univers en matière de pipe est limité à l’environnement physique proche.

Deuxième trait majeur, ils ne fument, de la même manière, que le tabac qu’ils trouvent dans les civettes les plus proches de chez eux. Je vous passe la liste des tabacs à pipe que l’on peut trouver dans un bar-tabac lambda, c’est une misère, et vous la connaissez bien : du tabac danois ultra-saucé-qui-brûle-votre-langue-et-votre-palais, au tabac français, rustique et franc à souhait. De quoi vous décourager si vous désirez commencer à percer les mystères de l’art du fumage de la pipe. Voyons-là une habitude, ou peut-être une résignation joyeuse, prise de longue date, si vous appartenez à cette « catégorie » « ordinaire » de fumeurs de pipe.

Je l’avais déjà dit sur le forum, et malgré ce portrait critique je me permets de le répéter, je pense qu’il est tout à fait possible que ce fumeur dit « ordinaire » puisse prendre du plaisir avec ce qu'il se trouve à sa disposition : une pipe de Saint-Claude premier prix mal exécutée avec un tabac aromatique aux qualités gustatives déplorables. Je suis moi-même passé par là à mes débuts avant de m'inscrire ici, et je n'en garde pas un mauvais souvenir. Même si, à l'évidence, le plaisir que je prends aujourd'hui n'a rien à voir avec ce plaisir des débuts.

Ces fumeurs de pipe existent, c’est une réalité incontestable, et s’il faut absolument les catégoriser pour le besoin de ce débat, faisons-le. Ils forment la cohorte principale et déclinante des fumeurs de pipe de ce pays. Ils ne sont ni blâmables, ni enviables. Ils vivent tout simplement leur passion d’une manière qui leur est propre, teintée d’une certaine simplicité.

Ensuite, nous aurions de l’autre côté, derrière une frontière opaque et arrogante, les supposées élites mondiales du fumage de la pipe. Elite ? Si nous nous basons sur une définition stricte du terme, cela signifierait un choix social (élite venant du latin eligere, « choisir »), visant à faire accéder les meilleurs aux fonctions de responsabilité. Analysons l’absurdité de la chose.

D’une part, il n’y a pas de choix, direct ou indirect, volontaire ou involontaire, de placer certains fumeurs, dont le présupposé et nécessaire trait de caractère serait une connaissance profonde de la chose pipière, à la tête des fumeurs de pipe dits « ordinaires ». Tout simplement car ces deux types de fumeurs ne sont pas comparables, ne se connaissent pas, ne partagent tout simplement pas la même façon de vivre leur passion, donc ne sont pas in fine en liant socialement, donc encore moins opposables. En l’absence de relations, les uns ne peuvent vraisemblablement pas agir sur les autres, ne peuvent être choisis par quelque moyen que ce soit, et ne peuvent donc pas être qualifiés ni d’élite, ni de masse.

D’autre part, à l’évidence, il n’existe aucune fonction de responsabilité dans notre petit monde, même à l’échelon mondial. Il n’y a qu’une poignée de collectionneurs et de vendeurs sur le petit marché de la pipe artisanale qui pourraient se vanter d’être en possession d’une certaine forme d’influence. La plupart du temps, cette influence est positive, en écartant du marché les pipiers peu talentueux ou les escrocs, et en promouvant une exigence technique standard dans les réalisations artisanales (perçage, montage, finitions).

Rappelons, car cela semble nécessaire, que la démarche principale des fumeurs de pipes de notre maigre communauté de passionnés n’est pas de vouloir agir sur les autres fumeurs, n’est pas d’imposer quoi que ce soit, mais est, à mon sens, d’éduquer et d’orienter les jeunes fumeurs, notamment vers la création artisanale contemporaine de qualité. Ce qui décrédibilise d’autant plus la qualification élitiste : il y a éducation, certes, mais pas commandement.

La vocation principale des fumeurs de pipe, que je qualifierais, s’il le faut, de « mondialisés », de « nouveaux » ou encore de « modernes », réside à mon sens dans le partage et l’éducation des fumeurs qui souhaitent élargir le champ de leur passion en matière de pipe et de tabacs, en dépassant l’univers proche, local, clos et pauvre en choix.

Rappelons-le une dernière fois : il n’y a pas d’opposition, simplement deux manières différentes d’aborder une passion, amenant dès lors à des plaisirs différents.

Fut une époque, ma foi assez récente, ou les accusations de snobisme et d’élitisme pleuvaient, dans des discussions pour le moins houleuses et ponctuées d’insultes. Souvenons-nous à quoi cela a aboutit : une séparation entre deux prétendues « catégories » de fumeurs, correspondant grosso-modo aux deux « catégories » que nous venons d’exposer, sur deux forums différents, ne se parlant guère.

De la même façon, nous avions d’un côté les membres du forum Fumeurs de pipes, dénoncés par l’autre camp comme étant de prétendus snobinards, des collectionneurs, voir des nigauds dépensant sans compter des fortunes pour des pipes d’artisans qui ne valaient pas leurs prix. J’exagère à peine le trait. De l’autre, les ardents défenseurs, éminents patriotes, de la pipe française industrielle.

Sur ce forum consacré à la jovialité et à la pipe made in France, on y discutait de ce qu’on fumait, et dans quelle pipe. C’était le fameux sujet du « quoi dans quoi aujourd’hui », activité essentielle de cette partie de fumeurs ayant fait sécession, à la doctrine simpliste : promouvoir la pipe industrielle française et le tabac de civette, tout en fermant les yeux sur le reste du monde, a fortiori sur les pipes d’artisans dites high grades. Nous savons ce qu’il est advenu de ces deux communautés.

Le site et le forum Fumeurs de pipes connaissent une fréquentation grandissante, selon les statistiques de Guillaume, le tenancier. Des dîners sont organisés régulièrement, en France, en Suisse, en Belgique. L’initiative du « tabac du mois » permet d’accroître les échanges et les avis de chacun. Les possesseurs de pipes artisanales sont de plus en plus nombreux, les regards de chacun sont plus perçants et critiques qu’aux débuts du forum. La plupart des membres savent ce qu’est une bonne exécution technique, qu’un perçage doit être bien ouvert pour garantir un tirage agréable et ne provoquant pas de glouglou, et mieux, un goût agréable. Nul ne penserai à remettre en cause qu’une jonction tige-tuyau parfaite est gage de qualité, ou qu’un floc trop court crée inévitablement une perturbation dans le passage d’air. Un bec fin, une lentille ajustée, une ouverture en V se révèlent être des préalables indispensables pour nombre de fumeurs fréquentant notre forum. L’éducation à la chose pipière a très clairement fait son office.

Les commentaires de dégustation des membres de Fumeurs de pipes sont de plus en plus précis, détaillés, imagés, critiques aussi. C’est un fait notable. De plus en plus de membres s’y essaient, au début avec une certaine appréhension, au demeurant compréhensible, mais les commentaires de dégustation de chacun sont généralement bons. Ils osent, et ils réussissent. Ils y prennent du plaisir. Je crois savoir que de nombreux membres prennent des notes, griffonnent leurs cahiers de dégustations. Qu’ils partagent, qu’ils écrivent encore ! Sur ce point aussi, il est clair que l’évolution va dans le bon sens.

Alors oui, l’on pourrait regretter des débats plus poignants, des échanges de points de vue plus marqués. Parfois, le forum a des coups de mou. Oui, l’on peut s’y ennuyer parfois de par le manque de vie passager, le manque d’audace dans les débats.

Mais le forum, le nôtre, est toujours là. Car celui d’en face, celui du « quoi dans quoi aujourd’hui », a bien disparût. Il a tellement disparu, et ses membres avec, que l’on se demande s’il a existé un jour. Et ses critiques avec. L’élitisme aurait-il triomphé ? Non. Ce qui a triomphé, c’est l’éducation, la passion, le partage. C’est ce qui fait vivre notre petite communauté, cet élan, cette marche vers un idéal, que chacun vit et interprète comme il le souhaite. C’est aussi, évidemment, grâce à la présence de connaisseurs et d’aînés qui partagent leurs connaissances, qui transmettent.

Alors pourquoi, devant l’évidence, ce sujet d’élitisme a récemment fait l’objet d’un débat sur le forum Fumeurs de pipe, pourquoi cette qualification absurde a-t-elle refait surface ? Je me le demande.

Cela est peut-être dû à un phénomène cyclique. A certaines périodes de la vie du forum, de nouveaux membres seraient amenés à réitérer ce genre de critiques, à considérer qu’il est absurde ou indécent de posséder une pipe dont le prix atteint trois ou quatre chiffres. L’ignorance reviendrait à la charge. Il conviendrait de la canaliser, de la modérer, de la transformer. Oui, mais c’est fatiguant, à la longue. Et puis, l’ignorance peut être hostile, voir hargneuse. Il conviendrait là de l’ignorer.

J’ai noté, dans le débat qui a eu lieu sur le forum, que certains considéraient d’autres membres comme clairement élitistes. D’autres pensent que le forum manque de « simplicité », que les relations peuvent être tendues.

Là encore, je m’interroge. Mais qui oserait donc se prétendre membre de l’élite mondiale des fumeurs de pipe ? Une telle affirmation serait absurde, rien de plus, car il n’existe tout simplement pas d’élite mondiale des fumeurs de pipe. De plus, l’idée d’une supposée complexité, ou tension dans nos relations, ne me semble absolument pas partagée par l’ensemble des membres. Je dirais même qu’il y règne une bonne ambiance, sur notre forum. Certaines frictions sont inévitables à la vie en communauté et à l’échange de points de vue, il faut l’admettre. Cela s’appelle le vivre-ensemble.

Mais je pense que la controverse sur le snobisme et l’élitisme ne vient pas tant de ce supposé phénomène redondant que du fait qu’il n’y ait pas eu de conclusion aux précédents débats. Il nous faut une fin, tranchée, et la période est bonne pour une conclusion que je propose brève (libre à vous de présenter la vôtre, dans un sens comme dans l’autre).

Conclusion au débat

Opposer deux fumeurs de pipes est absurde, chacun vivant sa passion, son plaisir, comme il le souhaite. Croire qu’il existe une élite des fumeurs de pipe est tout aussi absurde : il n’existe que des personnalités plus ou moins influentes dont la seule volonté est d’aller vers plus de qualité et de diversité dans le paysage artisanal mondial. La seule sympathie ne permet pas de faire progresser et d’apprendre aux jeunes (et moins jeunes) fumeurs de pipe ; seule une approche exigeante permet, fondamentalement, d’accroître les connaissances de chacun et d’enrichir les débats. Confondre cette exigence avec de l’élitisme relève au mieux de la mauvaise foi, au pire d’une déficience à comprendre les termes même du débat.

Pour aller plus loin, je propose l’ouverture d’un autre débat, pour la rédaction d’une petite Charte du forum, que chaque nouveau membre serait amené à lire et dont la rédaction aura été collective. Cette Chartre présenterait l’esprit du forum, tel que vous le concevez, ses objectifs et orientations, ce que vous attendez des autres. Ou tout ce que vous souhaitez y mettre…

un fumeur de pipe élitiste et nonchalant