Fumer en pêchant ou pêcher en fumant ?

par Bernard Mathieu

11/01/16

La première fois que j’ai trempé du fil dans l’Araguaia, c’était en compagnie de Bariga.

Avec trois de ses amis de Goiânia, il avait fait construire un camp de pêche dans un petit village, en surplomb de la rivière. Ça se résumait à deux bâtiments doubles, en dur, sur le bord d’une cour cimentée au milieu de laquelle une paillotte coiffait une grande table ronde, en planches, sur laquelle on prenait les repas. Un bloc sanitaire poussiéreux, plein de toiles d’araignées, était repoussé dans le coin le plus reculé, au dessus de la rampe par laquelle on descendait et remontait les barques.

Des geckos, au corps translucide, suspendus au plafond par leurs pattes à ventouses, y gobaient les insectes qui tournoyaient autour d’une l’ampoule nue. Elle diffusait une lumière faiblarde qui, en dépit d’une chaleur étouffante, donnait l’impression qu’il faisait froid.

Ce que Bariga appelait : “O conjunto”, était ceinturé d’une muraille au crépi granuleux, couleur d’ardoise, surmonté d’une frise de barbelé rouillé. Le gardien, sa femme et leurs deux filles adolescentes, habitaient une maisonnette adossée à l’enceinte. Les filles se baladaient en petit haut rose, ou orangé, et short de jean très court, qui leur faisait le derrière en balancier de pendule.

Lorsqu’elles allaient et venaient, apportant les plats, emportant la vaisselle sale, leurs tongs faisaient “clap, clap” et leurs derrières “tic, tac”.

Les bâtiments étaient rustiques.
En bas, il y avait un coin cuisine et, derrière, le réduit où étaient entreposés les moteurs et le matériel de pêche. A l’étage, il y avait deux ou trois chambres, ou plutôt des dortoirs, avec de simples châlits fixés aux murs. C’était un endroit conçu et bâti pour recevoir des pêcheurs qui n’avaient rien d’autre en tête que les poissons, les poissons, les poissons…

Le meuble principal était un congélateur, long comme un cercueil, réglé pour la bière. Le réglage bière implique que, si on attrape une bouteille de Brama, par exemple, ou une d’Antartica, à pleine main, le choc thermique gèle instantanément le contenu. Il faut saisir chaque bouteille par la capsule, entre le pouce et l’indexe, la poser sur un plateau et décapsuler d’un coup de poignet sans toucher le verre. Les serveuses et les serveurs de bars, même au plus profond de la cambrousse brésilienne : “o campo”, comme on dit là-bas, font ça avec une dextérité ébouriffante.

Rio Araguaia en période de basses eaux
(juillet/août)

Le rio coulait une cinquantaine de mètres en contrebas du belvédère sur lequel était construit le camp.

Je ne voulais pas enfumer Bariga et son épouse, qui ne fumaient ni l’un ni l’autre bien que dona Bariga eut une morphologie appuyée de “pots à tabac”, j’accrochais donc un hamac entre deux des poteaux qui soutenaient la paillotte et je fumais ce qui me chantait.

A l’époque, je me contentais de l’Irlandez et de quelques tabacs Américains, comme le Captain Black, qu’on trouvait parfois, à Goiânia ou à Brasilia. J’avais essayé le tabac à rouler qu’on vend en vrac, sur les marchés. Il m’avait fait le même effet qu’un coup de Flytox dans les bronches !

Le matin, vers neuf heures, quand l’air commence à chauffer, je m’accoudais à la rambarde de fer qui borde l’esplanade et je contemplais le panorama ouvert devant moi.

Le fleuve filait droit devant, entre les arbres, et finissait par s’y perdre. La perspective était telle qu’on aurait dit qu’il montait, montait vers l’horizon.

Selon la lumière qui tombait ce jour-là, c’était beau ou c’était magnifique !

Lorsque l’orage noircissait, le rio était une coulée de mercure, plissée de risées, sous le ciel de bitume.

J’aurais pu passer des jours et des jours, appuyé à cette rampe de fer.

Je portais toujours une paire de jumelles autour du cou. Elles ne grossissaient pas grand chose mais ce n’était pas ce que je leur demandais, ce que je voulais, c’était qu’elles isolent ce que j’observais, qu’elles le placent au centre d’un rond qui ressemblait à une scène de cabaret ou de théâtre.

Ainsi, je suivais les déambulations d’un jabiru solitaire. De son pas circonspect de cigogne, il inspectait les flaques peu profondes. Soudain, il ployait sèchement son long cou et la lame sombre de son bec puissant poignardait l’eau. Lorsqu’il redressait la tête, quelque chose gigotait à la commissure de son bec et je me demandais quel effet ça faisait de se retrouver cisaillé par une pince qu’on n’a pas vu venir ?

Jabiru avec un piranha dans le bec

Des couples d’aras bleu et jaune, des aras macao, pourpre bleu et jaune, volaient à hauteur de mes yeux, remontant ou descendant le couloir du fleuve. Leurs longues queues, très minces, dessinaient derrière eux la hampe d’un point d’exclamation.

J’avais le sentiment qu’ils bavardaient en volant de concert.

Qu’est-ce qu’ils pouvaient se dire ?

Des banalités, sans doute, des platitudes.

Des : “ça va ?”
“Ça va, ça va …”

Et, quelques secondes plus tard : “ça va ?”
“Oui ça va !… Et toi ?”
“Ça va aussi.”

Passaient également des vols désordonnés de perruches qui poussaient des cris aigres. On aurait dit qu’elles traversaient le couloir du rio comme si elles redoutaient qu’un train, ou un camion énorme, ne surgisse brusquement d’entre les arbres pour les écrabouiller !

“Grouillez-vous, grouillez-vous : allez, grouillez !”

Passaient des toucans, des oiseaux noirs, aux reflets métalliques, qui ressemblent à des merles.

De tout petits passereaux qui avaient l’air de sautiller en volant comme s’ils jouaient à la marelle.

A hauteur de mes yeux.

J’entendais un bruit froissé, je détournais la tête et je découvrais un iguane rugueux, posté sur une branche, qui m’observait un instant puis repartait en trottant et disparaissait dans la verdure.

Des singes se chamaillaient juste au-dessous de la terrasse.

J’étais dans une salle de ciné permanent équipée d’un super grand écran panoramique et du fameux son dolby-stéréo-machin-truc qui fait que le son vous entre par les oreilles et ressort par le nombril.

La Géode, avec ses vues de la Terre prises depuis le Mont de Vénus, pouvait se rhabiller.

A la saison sèche, d’épais bancs de sable couturent le lit de cicatrices molletonnées. En fin d’après-midi, quand le soleil passe derrières les arbres, il fait bon s’y vautrer, à plat ventre ou sur le dos.

Au lusco-fusco, notre : entre chien et loup, quand l’air du soir est immobile, résonnent les cris des bêtes qui s’alarment de la nuit qui vient. Sous les tropiques, elle coagule d’un coup.

Une écharpe rouge sang se prend un moment dans les arbres, quelques lambeaux jaunes se reflètent dans l’eau, une flaque de bleu déchirant s’attarde quelques minutes.…

Fin de séance !

En une demi-heure, le crépuscule est plié.

Por de sol (coucher de soleil)

On n’avait pas de préférence pour partir à la pêche : on y allait quand ça nous venait.

On entassait le matériel dans la barque, on calait bien la glacière de plastique bleu et blanc, bourrée de bières et de glace pilée, Bariga embarquait en premier, je poussais d’un grand coup de pied puis je sautais à bord. Lorsqu’on avait dérivé jusque sur le dos du courant, Bariga lançait le moteur et on partait à fond de train.

J’étais assis sur le banc de devant, cramponné à la corde d’amarrage, cependant la poussée était telle que la proue de la barque se soulevait jusqu’au tiers de la longueur.

Bariga connaissait la rivière comme sa poche.

Si les bancs de poissons qui, en Juillet/août, remontent les rios pour gagner les frayères de l’amont, n’étaient pas encore là, il s’enfonçait dans un des nombreux lacs que le fleuve laisse sur ses berges lorsque ses eaux sont basses.

Je n’aimais pas pêcher dans les lacs, mais c’était Bariga le patron et s’il avait décidé que, ce jour-là, on pêcherait dans un lac, eh bien on jetait l’ancre dans un lac !

Lorsqu’il me faisait signe, je passais par-dessus bord le pesant vilebrequin de moteur de bagnole qui nous amarrait au fond.

Dans les lacs, le cagnard tape plus fort que sur le fleuve. On glissait la barque dans l’ombre d’arbres dont les longues racines pendaient comme une tignasse mal tenue. Il en dégringolait toutes sortes de bestioles qui me tombaient dans le cou.

L’air était saturé de moustiques, de moucherons, de je ne sais quoi encore qui me frôlaient les oreilles en couinant, en grinçant et faisant pssssiiiiii ou Vrooouuu.

Bien que je ne fume guère dans la journée, j’allumais une pipe dans l’espoir que la fumée ferait fuir ces salopes de bestioles, mais les garces se tapaient de mes volutes. J’étais constamment en train de battre l’air de la main pour éloigner ce qui me tournicotait autour de la tête ou bien je gigotais parce je sentais que quelque chose, dans mon dos, s’agrippait à ma chemine.

Je ne sentais pas l’eau.

Je ne croyais pas qu’il y eût, dans cette eau brune et immobile, des poissons désirables : des poissons que je serais heureux de capturer.

De fait, je n’y ai jamais rien attrapé qui valait le coup.

On prenait des espèces d’ablettes à gros yeux, dont la gueule était hérissée de longues dents crochues.

J’ôtais mon hameçon en prenant des pincettes et je les refichais à l’eau aussi sec, pourtant, je ne suis pas adepte du no Kill : je ne suis pas un de ces cinglés qui attrapent des poissons pour le seul plaisir de leur faire un bisou sur le nez, qui les serrent dans leurs bras, qui les bercent, le temps d’une photo, et qui, après leur avoir badigeonné les lèvres de Bétadine pour que la blessure qu’ils leur ont infligée ne s’infecte pas, les renvoient dans les profondeurs sombres d’où ils les ont tirés en leur souhaitant bonne chance.

Tu parles !

Ils ont fait chier ces pauvres bêtes pendant une demi heure, à leur tirer sur la gueule aussi fort qu’ils pouvaient, et après : “bye bye chéri ! Je compte sur toi samedi prochain!”

Je suis un pêcheur qui passe ses prises à la poêle, qui les cuit au court-bouillon, avec du vin blanc et quelques rondelles de citron, qui les sert froides, avec une mayonnaise bien épaisse et pâle qui vient de chez le traiteur parce que je n’ai jamais été foutu d’en monter une qui ne soit pas minable.

On pêchait des tortues marron qui ressemblaient à des assiettes à soupe et des plus petites, de la taille d’une assiette à dessert, et d’autres, plus riquiquies encore, du diamètre d’une soucoupe.

Elles mordaient tout comme des poissons.

Ploc, ploc !

Je ferrais…

Et merde !

Encore une de ces cochonneries de tortues !

J’attendais un moment puis je demandais à Bariga : “qu’est-ce qu’on fout là ?” Avec le vague espoir que ça lui donnerait envie de retourner à la rivière, mais tintin !

Il me répondait que c’était un coin à pintados.

Ah bon…

Il en avait pris six, une fois, dans ce même lac, ou peut-être dans un autre qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau.

Il suffisait d’attendre.

“Paciênçia… meu amigo ! Paciência.”

Il me tendait une bière pour faire passer le temps.

J’arrachais l’anneau et de la mousse sortait du trou avec un doux bruit de friture.

Pintado en maraude

Les pintados sont des carnivores à peau lisse qui se baladent en costume de tueur. Leurs flancs, cylindriques, sont zébrés de rayures bien tranchées, nettes comme des coups de rasoir, et d’un noir très noir ; d’innombrables points sombres leur poinçonnent le dos et le museau comme s’ils avaient reçu une décharge de petits plombs à travers le corps.

Ils se tiennent en embuscade sous les jacinthes d’eau et lorsqu’une bestiole divague, à portée de leur gueule, elle ne fait pas long feu !

Une ombre rapide passe.

On a vu la bestiole, eh bien, on la voit plus !

Quelque chose gigote un instant dans l’œsophage de l’assassin à rayures et tout repart à zéro.

Poissons, poissonnets…grenouillettes et crapaud… n’ont pas intérêt à laisser leurs yeux dans leur poche. Une ombre, spectrale dans sa tenue de camouflage, est immobile parmi les tiges de jacinthes d’eau, à l’affût.

Les plus gros spécimen pèsent jusqu’à quatre-vingts kilos et mesurent deux mètres, de la pointe du museau au bout de la queue.

Quel pêcheur ne rêverait pas de choper un pintado comack ?

Um pintadao!…… comme on dit au bord de l’Araguaia, en écartant les bras et en allongeant le on car le ao se prononce on.

Ou même un pintado de taille plus modeste : un pintado de dix kilos, par exemple…

De cinq kilos…

Même un tout petit pintado : un pintadinho d’un kilo, lindo, lindo, querido !

Je n’en ai jamais ferré un seul.

Dommage !

C’est un poisson qui tire avec une énergie féroce, il faut à tout prix l’empêcher de passer sous la barque ou de se réfugier dans les bois immergés. Une fois qu’il s’est fourré sous une souche on n’a guère d’autre choix que de couper le fil. On peut toujours se foutre à l’eau et tenter de l’accrocher avec une gaffe, mais ça marche une fois sur mille, en dépit de ce que les pêcheurs racontent.

“Peguei pela orelha !… Aqui !”

Et le type enfonce son indexe sous le coin de sa mâchoire pour faire croire qu’il a planté le croc de sa gaffe dans l’opercule de l’énorme pintado qu’il aurait attrapé un peu plus bas dans le rio !

“Um pintado d’este tamanho !”

Long comme un tramway en somme !

Pourquoi pas ?

Il n’y avait pas moyen de faire bouger ce bougre de Bariga. Il avait décrété qu’on pêcherait ce jour là dans un lac et on resterait dans ce maudit lac !

Peut-être avait-il passé un pacte avec je ne sais quel orixa : “pour chaque pintado que tu conduiras à mon appât, je t’offrirai une bouteille de cachaça.

T’a Bom ? T’a OKay ?

Duas garrafas ?…

Três garrafas ?

Puta merda, é caro !”

On restait donc coincés dans ce bondieu de lac jusqu’à ce qu’il en ait ras le bol de choper de la vaisselle à pattes.

De temps à autre, je voyais flotter ce que je prenait pour un tronc d’arbre de bonne taille : long de trois bons mètres, je détournais le regard et lorsque je le portais de nouveau à l’endroit où j’avais cru voir l’énorme bout de bois, il n’y avait plus rien.

Je me disais que j’avais la berlue.

C’était plus rassurant que de savoir que rôdait, autour de nous, une équipe de crocos qui se léchaient les babines en lorgnant le gringo.

Jacaré de l’Araguaia et deux de ses copines tortues

J’aimais partir au crépuscule, lorsqu’on avait devant nous une nuit claire.

On se tartinait le visage et les bras d’une lotion contre les moustiques que fabriquait une bonne femme du village avec du pipi de chat, du jus de fourmi, de la crotte de tatou et vogue la galère.

On se partageait un cœur de vache, quelques douzaines de Mussum : de petites anguilles marron couvertes d’un mucus épais. Pour en accrocher une à l’hameçon, c’est la croix et la bannière. On les coinçait avec un tampon à briquer les casseroles et même ainsi, une sur deux nous glissait entre les doigts et finissait au fond du bateau.

Elles sont increvables !

Elles continuent à gigoter bien après qu’un piranha ou une autre sale bête du genre les ait coupées en deux.

Selon son inspiration, Bariga laissait dériver la barque au fil du courant ou bien il choisissait une anse, calme.

Avant de lancer, je commençais par allumer une pipe.

La clarté de la lune, encore basse, découpait la cime des arbres. Le fleuve chantait une mélopée bouillonnante que coupait, de temps à autre, le saut d’un poisson qui fuyait une chasse. Des cris résonnaient sans qu’on puisse deviner si c’était ceux d’un oiseau de nuit, ceux d’un batracien, ou les plaintes d’un singe insomniaque. Lorsqu’on donnait un coup de torche, la lumière allumait d’étranges lucioles dans les yeux des caïmans.

On ne savait jamais ce qui mordait.

On sentait une secousse, le bout de la canne se courbait violemment, le moulinet dévidait du fil dans le grincement du frein forcé et il n’y avait plus qu’à ferrer comme une brute.

Boto do Araguia

A chaque fois que je me faisais dévorer mon appât, je taillais au couteau un morceau de mon cœur et je l’accrochais à l’hameçon.

Une nuit, nous avions été cernés par des dauphins. On entendait gifler l’eau de plus en plus près de la barque, puis on avait entendu des respirations puissantes, comme des respirations humaines, comme si des gens soufflaient longuement après avoir bloqué leur respiration.

J’avais le sentiment qu’un nageur s’apprêtait à grimper à notre bord.

Des botos chassaient en bande. Ils rabattaient les poissons vers le haut fond sableux sur lequel nous étions. Dans l’eau peu profonde, il leur était facile de les attraper.

Les dauphins de l’Araguaia sont des farceurs.

Un après midi, l’un d’eux s’est foutu de nous jusqu’à ce que nous fichions le camp.

Chaque fois que nous jetions une ligne à l’eau, une secousse nous avertissait que quelque chose se jetait sur l’appât avant même qu’il n’eût atteint le fond. On ferrait sans succès et on remontait l’hameçon nu.

Au bout d’un moment, agacé, j’avais lancé plus loin et j’avais ferré un poisson de taille convenable. Je le ramenais lorsque j’avais vu l’eau se bomber derrière ma prise.

Le dauphin avait gobé le poisson sous mon nez. Il me semble l’avoir entendu rire.






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