Konstantin Anastasopoulos

une interview de Pibemagerie

30/05/16
Konstantin Anastasopoulos peint

Constantin, tu as commencé à tailler des pipes en 2011, mais au début c’était juste un passe-temps.

C’était après la première année que m’est venue l’idée de faire de la fabrication des pipes mon propre boulot.

A l’époque, tu avais un autre travail :

qui ne se passait pas bien. La crise a aussi joué négativement, donc j’ai vu la fabrication des pipes comme un débouché. Et, lorsque je me suis rendu compte de ce qui se passe à l’étranger, j’ai voulu aussi m’y essayer. Je me suis dit que ça méritait de m’y donner.

Constantin se souvient d’une discussion avec l’autre grand pipier grec, Kostas Gourvelos, son ami avec lequel un passé commun les unit :

J’avais un rêve, celui de visiter le Danemark et faire la connaissance des grands pipiers, Tom Eltang, Ilsted etc. Par hasard, Kostas avait le même rêve aussi. Ce qui s’est passé c’est que pendant deux mois nous avons été en contact avec les pipiers Danois, on a arrangé notre voyage et nous sommes partis. Là-bas, ils (en ce moment il me montre des photos sur le mur) nous ont ouvert leurs ateliers, leurs maisons et nous avons été très bien accueillis…c’était une expérience sans précédent de connaître ces pipiers renommés, d’être initiés à leurs techniques et d’être enseignés. C’est grâce à eux qu’on a trouvé le courage de vendre dans le monde nos pipes, ils nous ont encouragés en nous disant : la qualité de votre bruyère est parfaite, votre forme est impeccable, pourquoi donc ne pas vendre vos pipes ? Il s’est alors prouvé que nous avons bien fait d’aller à Chicago en 2013. De cette manière notre travail s’est fait connaitre à l’étranger au bon moment (pendant la crise en Grèce). En plus, c’est en dehors de Grèce que l’on trouve une communauté de fumeurs plus large, des clients différents, exigeants et connaisseurs, un marché différent. De cette manière j’ai pu faire connaître mon travail à l’étranger. Depuis, je construis pas à pas la liste de mes clients, parce que je crois que je ne suis pas parvenu à me faire une clientèle ou devenir célèbre ici. Notre voyage au Danemark, donc, a été pour nous une chance et c’est pourquoi nous continuons à faire des pipes. Si nous nous étions cantonnés à vendre nos pipes sur le marché intérieur, aujourd’hui je ne serais probablement pas ici.

Opposé à la mentalité des sociétés consommatrices qui privilégient la quantité au détriment de la qualité des produits et créent une relation impersonnelle (par les achats en ligne) entre l’objet (la pipe) et l’acheteur (le fumeur), Constantin affirme de façon éclatante :

Je ne veux pas appeler clients les gens qui achètent une de mes pipes. Je préfère le terme collectionneur, fumeur ou amateur. Mon premier objectif est la création elle-même, de fabriquer un objet.

Je salue son enthousiasme car je trouve réconfortant, encourageant et en même temps surprenant – voire même un peu radical pour notre époque de crise – qu’ un jeune pipier ait comme priorité l’art de son métier. Comme il dit lui-même, l’objectif est le résultat artistique, pas le marché :

Je tiens à souligner que, tout d’abord, je veux être très satisfait de ce qui je crée. Ainsi, quand je vais fabriquer une pipe, ce qui m’intéresse en premier lieu est d’être satisfait du résultat. Que la procédure de fabrication tout comme le résultat me satisfassent. Á partir de ce moment, si je vendrai la pipe ou pas, combien je la vendrai etc., c’est une autre affaire. Si alors ma pipe trouve un acheteur, cela signifie que mon travail est reconnu. Par exemple, on m’a demandé un jour : Comment fais-tu pour que tes pipes soient si légères ? La réponse d’un de mes amis était la suivante : tes pipes sont légères parce que tu ne les alourdis pas en pensant que cela te rapportera plus, mais parce que tu veux fabriquer une pipe qui sera la plus belle possible.

Il me montre alors neuf pipes, quasiment finies :

J’ignore si je les vendrai, où et combien. Cela ne m’intéresse pas. Je fabrique chaque pipe dans l’intention d’offrir à son propriétaire plaisir et jouissance. Et, lorsque cette personne acheté une de mes pipes, je me sens accompli parce qu’un fumeur apprécie mon œuvre.

C’est de l’art donc ce que tu fais :

Oui, et je souhaite que ce soit de l’art. Je me considère comme un artisan. Même quand je fais des billiards, je suis encore un artisan. Je ne me considérerais pas comme un artisan si je faisais de la production de masse ou si j’avais une usine de production des pipes. Tu peux voir que chacune de mes pipes est unique. Á mon avis, l’essence du hand made pipe-making. Quand tu mets ton âme dans une pipe, automatiquement tu donnes de la chair et des os au terme artiste et à la création. Je me donne à chaque pipe. Je les vois toutes comme mes enfants auxquels je donne ce que j’ai de mieux. Il y a beaucoup de mes clients qui ont acheté une pipe tout simplement parce qu’ils aiment l’objet. Aux expositions auxquelles je participe, j’ai toujours envie de présenter des pipes particulièrement élaborées. Tu peux dire que c’est une démonstration de force ou une démonstration de créativité. Je les crée juste pour dire à travers elles : ça c’est moi ! Je crée ce que j’exprime. Chaque pipe possède quelque chose de moi. Chaque pipe, c’est moi. Quand je crée une pipe cela veut dire que tous ses caractéristiques sont miennes et prennent forme, et c’est quelque chose qui me plaît beaucoup. Les courbes, c'est-à-dire, les angles, les arrondis, etc., sont des caractéristiques de moi-même. C’ est la magie de cet art. Alors si tu viens me demander de produire une pipe identique à celle disons d’Eltang, il n’y a aucun doute qu’elle ne sera pas identique. Quand un individu demande à un artiste de lui construire un objet (dans ce cas précis une pipe) qu’il impose ses règles parce qu’il paye, cela crée des limitations. Parce que je considère que la raison qui t’a amené chez moi est que mon style, et plus généralement mon travail, mes pipes, mes créations, te conviennent. Mais dans le cas où j’accepte de produire une pipe selon les directives données, je vais la créer mécaniquement. Je vais toutefois m’appliquer à ce que cette création s’approche le plus possible de mon goût, de ma façon de faire.

Nous nous trouvons face à son atelier et je jette un coup d’œil aux tableaux qui décorent les murs.

Malheureusement, pour pouvoir arriver à ce point en tant que pipier, j’ai laissé tomber la peinture ces quatre dernières années. Dans la nouvelle maison où j’ai emménagé, j’ai installé un nouvel atelier et j’ai envie de m’y remettre. La peinture est aussi un besoin, un moyen de m’exprimer qui me manque. Je considère que la peinture, tout comme la confection des pipes, est une sorte de psychothérapie. Même si je ressens la pression pour produire des pipes parce que j’ai les dépenses de chaque mois qui doivent être couvertes, je m’y emploie totalement. Ceci a fait de moi un homme calme. Je pratique le yoga, et la méditation est quelque chose qui m’attire aussi. Pour moi la confection des pipes est un processus méditatif qui t’oblige à être concentré sur l’objet.

Le talent de Constantin en peinture se fait aussi sentir dans la sculpture qu’ est la création des pipes. Constantin considère que le fait qu’il n’est jamais entré à l’École des Beaux-Arts l’a aidé à former son propre style car très probablement, les enseignants lui imposeraient le leur. Sortir des sentiers battus aurait demandé beaucoup plus d’effort et d’années. Il peut dès lors facilement passer des deux aux trois dimensions, tout comme c’était le cas pour les « Sept péchés capitaux ».

les sept péchés capitaux de Konstantin  Anastasopoulos

J’ai voulu peindre sept tableaux au sujet des sept péchés capitaux et alors j’ai eu l’idée de transférer ce concept à un semainier de pipes. J’ai beaucoup lu et recherché pour pouvoir transposer chacun des péchés à une pipe. Et parce que à travers cette transposition l’objet quotidien devient un objet d’art (sculpture en bois), en fait je considère que je continue à peindre mais dans une autre dimension et avec d’autres matériaux. Je ne m’occupe plus des aspects techniques d’une pipe (perçage) parce que j’ai dépassé ce niveau. Je m’intéresse à créer une pipe belle, de haut niveau esthétique, originale. Par exemple, quand j’ai confectionné la pipe tulipe, j’ai considéré cela comme une expression artistique en trois dimensions. Au lieu de peindre, je sculpte. Je peux en outre citer l’exemple du monocle. J’ai voulu confectionner un poker à la manière de Tsuge mais en plus simple, mais finalement la manufacture a été beaucoup plus compliquée. C’est cela la magie de créer des pipes. Ne pas avoir d’idée précise quant à la destination finale. Le plus important est d’avoir l’esprit ouvert.

Je garde sa dernière phrase, « l’esprit ouvert » et je pose la question de Stefan Zweig à Constantin : comment un créateur peut arriver à créer à lui seul une œuvre ?

La source d’inspiration, ou mieux les sources d’inspiration, sont illimitées. Tout peut devenir source d’idée si l’esprit fonctionne avec cette logique. Parce que pour moi la création des pipes est un geste artistique, je peux voir partout des pipes. C’est pour moi là qu’est le défi : faire d’un objet quotidien un objet d’art. Le plus important est ce qui te plaît. Je peux voir l’achèvement, la fonctionnalité et la finesse d’une pipe classique, une « billiard » par exemple, mais ce qui m’intéresse est de trouver le détail qui fera la différence. En ce moment, je fabrique trois pipes « super bent » et c’est ce qui m’est venu cette semaine. La semaine prochaine ce sera quelque chose de différent, une « panel » ou une « chubby ».

Mais alors, en créant des pipes aussi particulières, tu peux encore assurer des ventes ? Tu considères que les personnes qui achètent des pipes ont la même vision des choses que toi ? Ressentent-ils ce qui se cache derrière chaque pipe ?

Ce que je peux dire est qu’il soit possible que c’est moi qui a les mêmes goûts que mes clients. Peut-être je possède quelque chose que mon client aime et alors les circonstances font que nous nous rencontrons. Je crois que même si mon inspiration évolue, il y a une base stable : les lignes, les formes, mon psychisme. Si quelqu’un me demande de décrire mon style, je réponds tout simplement que je n’en ai pas. Cependant, tous me disent qu’ils peuvent reconnaître les pipes que j’ai confectionnées. Cette base dont je parlais, ce sont ma personnalité et mon caractère.

Et quelle est alors la procédure pour la création d’une pipe ?

Principalement il y a deux manières à travailler : le premier, en suivant un dessin. Cela veut dire que l’ébauchon va être formé par la tour à bois, je fais mon choix entre une bague en argent ou une bague en os, je choisis entre sablé ou lisse, etc. ; le deuxième est le « free hand », un moment magique parce que je prends la bruyère sans savoir auparavant ce que cela va donner. Je vois ça comme un dialogue entre moi et le bois.

As-tu déjà juste pris un bout de bois sans avoir une idée précise en tête pour le résultat final ?

Plein de fois. J’ai souvent besoin de cela.

Ca ressemble à une psychothérapie ?

Oui. J’ai écrit un texte que j’ai publié sur mon compte Facebook dans lequel je décris la procédure méditative et le dialogue avec le bois.

Souvent tu mentionnes Athènes et les mythes en tant que source d’influence de tes créations. Considères-tu ces deux éléments comme tes sources d’inspiration ?

Oui, parce que nous sommes influencés par notre culture. Nous sommes des Grecs et donc nous avons des modèles précis et une histoire derrière nous. Le fait que je partage mon temps entre mon atelier à Gerakas et ma maison à Pérée joue un rôle. J’ai à ma disposition la mer et les montagnes ce qui permet d’avoir un équilibre. La civilisation donc, et ses symboles, sont des charges archétypales que chacun d’entre nous porte. Par exemple, le mythe du fil d’Ariane (mitos) a inspiré ma technique de « mitos ». Nous avons lu à propos de ce mythe à l’école et quand j’avais marre je dessinais ce motif sur mon table, dans mes livres et mes cahiers etc. Quelques années plus tard je l’ai comme motif décoratif et enfin sur mes pipes. Du point de vue technique, « mitos » peut cacher les petites imperfections du bois. Ce que je fais habituellement c’est au lieu de choisir le sablage pour une pipe dont le bois a des petites imperfections, je préfère le « mitos ». Cela ressoude le problème technique et en même temps ma signature est là.

Cherches-tu en toi des formes pour tes pipes ?

Non, pas du tout. Quand je fabrique une pipe j’ai mon esprit ouvert. De cette manière, à chaque difficulté rencontrée, on peut aussitôt trouver une solution. Je peux donner l’exemple de la pipe « emmental ». Le bois avait une grande imperfection. Je ne l’avais pas touché pendant une semaine parce que j’étais très déçu, et là j’ai eu l’idée du décor : j’ai donc pris la perceuse et j’ai commencé à faire des trous de différents tailles. La pipe ressemblait au fromage Emmental que j’adore. Si je n’aimais pas ce fromage, il est très probable que cette solution ne me serait pas venue à l’idée. Tu sais, il y a une théorie qui dit que les idées qui nous viennent en tête ne sont pas les nôtres. Les idées existent et alors nous nous coordonnons avec elles. Les mêmes idées peuvent alors être conçues par quelqu’un d’autre et c’est pour cela que deux pipiers peuvent confectionner la même pipe sans jamais s’être rencontrés. Athènes est un cas identique. Un symbole antique, une ville éternelle, le berceau de la civilisation et de la démocratie. Le fait que j’habite dans cette ville m’impose que mes pipes soient diachroniques. D’être des objets qui passent d’une génération à l’autre.

Tu veux donc laisser une œuvre derrière toi ?

Oui, laisser des objets qui seront considérés des œuvres d’art.

Penses-tu au fait que ton nom restera peut-être connu après ta mort ?

Très peu, et très rarement. Ce qui m’intéresse le plus est de donner le meilleur de moi aujourd’hui, à chaque instant de mon travail. Si ce que je fais a une réelle valeur, cela restera. Mon but n’est pas de devenir quelqu’un de connu.

Comment devines-tu le genre de pipe qu’un client préférera ?

C’est un aspect très intéressant de mon travail. Au début je pose des questions relatives aux aspects techniques de la pipe. Ensuite je combine des images, la personnalité et l’image de chaque client. Et inversement, j’ai des clients qui achètent mes pipes sur internet, et je me pose moi-même la question à savoir comment est celui qui a acheté la pipe en question. J’étudie la médecine traditionnelle tibétaine et je suis influencé par sa philosophie. Ainsi, si je dois étudier la personnalité et l’état corporel de chaque individu pour lui prescrire un médicament, de la même manière j’étudie la personnalité de chaque client avant de fabriquer pour lui une pipe. Quand par exemple un client demande une bague en or, « full bent », un tuyau orangé etc. ces vœux reflètent sa personnalité. C’est mon but : satisfaire mon client.

Qu’en penses-tu du fait que d’autres pipiers ont été influencés par ton travail ? Je peux par exemple mentionner Martelo (Gustavo Cunha) ou Sabina Santos.

Bizarrement !

C’est une responsabilité pour toi ?

D’une manière oui, c’est une responsabilité parce que Gustavo est venu du Brésil, très probablement parce qu’il a dû voir dans mon travail quelque chose qui l’a attiré. Dans cette perspective alors oui, il s’agit d’une responsabilité parce qu’il a fait un très long voyage pour pouvoir apprendre de moi. Tu sais, ‘est surprenant pour moi, car je ne me sens pas avoir atteint un certain niveau, ou avoir servi le monde de la pipe. Il me semble alors un peu bizarre d’être une source d’inspiration pour quelqu’un d’autre. Je peux comprendre cette admiration pour les pipiers reconnus mais pas pour moi… Dans mon cas je vais fêter mes cinq ans dans le métier. C’est un honneur pour moi, et cela me donne des ailes pour fabriquer les meilleures pipes possibles et me perfectionner. Je considère alors que je m’entraîne encore, tous les jours j’apprends quelque chose, et je considère cette personne venue du Brésil comme mon tuteur. Quand on échange ses connaissances, non seulement le résultat du travail en soi s’améliore, mais aussi, plus généralement, le métier avance et se perfectionne. Pour être bon dans ce que tu fais tu dois apprendre, étudier longuement. Il ne s’agit pas seulement d’apprendre comment manipuler le tour à bois, il y a tellement plus de choses que l’on doit améliorer constamment.

Comme Socrate…

Oui.

Cela veut-dire que tu as de la confiance en toi et ton travail parce que tu ne te sens pas en péril ou dépouillé quand quelqu’un apprend de toi.

Pas du tout ! C’est mon honneur d’être « dépouillé ». Eltang m’a dit aussi la même chose quand je suis allé au Danemark avec une de ses pipes que j’avais copiée. La pipe t’appartient, m’a dit-il, quand elle a été faite de tes propres mains, et il m’a remercié de lui avoir « volé » l’idée. Tu comprends alors ma joie à l’idée que Gustavo utilise les techniques qu’il a trouvé chez moi. Après son voyage en Grèce et sa rencontre avec moi et Christos (Asteriou), il est très évident qu’il fait des choses très différentes. Je suis donc de l’avis que si tu ne donnes pas tu ne recevras pas ! Comme les pipiers Danois m’ont donné, je donne aussi de mon côté. A l’avenir, d’autres me donneront aussi.

Tu ne penses pas donc qu’après cinq ans tu es « arrivé », surtout après qu’un autre pipier a appris à tes côtés ?

Non ! Je ne pense être un mentor. La vérité est que la manière dont j’ai fonctionné jusqu’à présent me donne la liberté de créer tout ce que je veux sans avoir les obligations relatives à un magasin. Mais je dis cela aujourd’hui car en ce moment j’ai sept personnes qui se chargent de la vente de mes pipes. Demain je ne sais pas ce qu’il adviendra. Cette incertitude me pousse à donner le meilleur de moi-même dans mon travail, parce que les pipes que je fabrique aujourd’hui seront pour demain ma publicité et ce qui parlera pour moi. Pour arriver au point où j’en suis j’ai travaillé beaucoup, et j’ai du me priver beaucoup. Le fait que j’arrive à pouvoir subvenir à mes besoins est une victoire, et quelque chose qui me comble.