Jean-Pierre Chabrol

Les Fumeurs de Pipe

in Contes D'outre-Temps, Plon 1969


"La vie, c'est comme un champ, disait le vieux chevrier, ce n'est qu'une minute. Alors, tu vois des gens pressés, qui croient de leur intérêt de labourer grand et vite. Tu en vois d'autres qui n'en finissent pas de retourner leur petit jardin, bien profond. Il y en a sur des tracteurs, et d'autres une bêche à la main..."
Une voiture roule dans Paris, le soir. Il y a deux couples : les hommes devant, les femmes derrière. Le chauffeur cherche une place où stationner, pas trop loin du théâtre. Il est attentif aux feux rouges, aux sens giratoires, à ce qui vient sur sa droite, et aussi, un peu, à ce qui vient sur sa gauche. Il regarde à travers le pare-brise et, parfois, dans le rétroviseur. Un cliquetis intermittent du moteur l'inquiète. Il puise une cigarette à tâtons, dans la boîte à gants où deux paquets éventrés ont mêlé leurs contenus, des Gauloises et des Players. Il n'est pas du tout d'accord avec son beau-frère, qui est à côté de lui, et il ne se gêne pas pour le lui signifier. En même temps, il prête une oreille à la conversation des femmes, derrière, qu'il interrompt de quelques boutades, mais ce qu'il entend surtout, ce sont les dernières informations (la voiture est équipée de la radio). Il passe à l'orange, arrive trop tard pour avoir la place, change de vitesse, sort sa flèche, contredit le beau-frère, jure à sa femme qu'on ne retournera pas à Palavas cette année, éteint la radio qui ne lui a rien appris, frôle un autobus, ouvre sa vitre, jette son mégot :
— Qu'est-ce que c'était, demande son cognat, une brune ou une blonde ?
— Quelle question !

L'automobiliste parisien ne sait plus. L'a-t-il jamais su, même alors que l'odorante fumée lui envahissait la gorge et les bronches ?

jean-pierre chabrol pipe


J'aime les fumeurs de pipe.
La cigarette, ça se prend, ça se jette, ça tient au bec, ça se fume tout seul. La pipe se choisit, se soigne, se ménage, se fatigue et s'irise, vieillit et meurt. Elle n'accepte pas n'importe qui au bout de son tuyau. Elle brûle la gueule qui ne lui revient pas. J'en sais de fainéantes, qui n'accepteraient pas de travailler plus de trois fois dans la même journée. J'en sais de jalouses, qui sont atroces quand on les reprend après un temps d'oubli ; celles-là demandent à être reconquises, il y faut beaucoup de patience et de doigté.
La pipe neuve est une jeune fille. Il ne faut pas la forcer, mais la bourrer sans l'écraser, la rallumer souvent, dans les premières fois, agir des lèvres et non des dents, à petits souffles répétés, suivre la chaleur du corps d'un doigt léger... Celle que l'on rate au culottage reste amère pour la vie, ce ne sera jamais la bonne fille.
Une pipe, ça ne se prend pas à l'aveuglette au fond d'une poche, ça ne s'allume pas l'esprit ailleurs, ça ne se grille pas, comme une "sèche".
Le fumeur de pipe appartient à une race en voie de disparition. C'est un homme, lent et pensif comme un homme. Qu'il passe en revue, comme un général, ses pipes alignées au mur, ou qu'il choisisse, avec des précautions de jardinier, dans le bouquet en pot, il ne se décide point à la légère. Il est difficile sur les tabacs, presque autant que sur les bruyères.
Il garde les secrets de son mélange, fruit d'expériences dont son palais souffrit parfois. C'est en silence qu'il bourre l'élue, les yeux et l'esprit à ce qu'il fait. Il promène le tison ou l'allumette, en petits cercles au-dessus du fourneau. Ce n'est qu'après la deuxième ou troisième bouffée qu'il reprendra la parole, et l'on s'apercevra que ses propos ont gagné en qualité, en densité.
La fumée roulera en nuages ronds et rudes, dignes d'un soir de chasse, au coin de la cheminée, agréable aux chiens rêvant qu'ils ont débusqué le grand solitaire aux défenses d'or. Leurs jappements étouffés, le ronron des chats, le tic-tac de la pendule et le mistral dans les contrevents mettent en valeur les silences de pipe et donnent du goût à chaque bouffée.

Pendant ce temps, l'autre, qui tourne toujours autour du rond-point, allume sa énième cigarette, une blonde ou une brune, celle qui se trouve là... Il suit la file des cages de fer, à l'intérieur desquelles d'autres Parisiens fument et vivent sans voir les corbillards souples et furtifs qui chaque jour emportent quelques-uns d'entre eux.