Textes

Curieuse histoire privée et politique d'une pipe culottée et d'un cigare de la havane

Mr. Pl. de R.


Le bal venait de finir au Château-Rouge, ce palais de merveilles qui retrace au monde curieux et dansant toutes les fictions de l'abbé Galland dans ses Mille et une Nuits; quelques verres de couleur encore allumés jetaient ça et là sur cette scène déserte, naguère si animée, si bruyante, si folle, les derniers reflets de leur clarté expirante. Non loin du centre de tant de plaisirs pour de jeunes cœurs, pour les illusions si douces du bel âge, à l'extrémité d'une table qui avait été largement servie, se trouvait abandonné un cigare de la Havane aux deux tiers consumé pendant l'orgie dont il avait été le complément.

Tout près de là et sur une table plus modeste où le Champagne n'avait pas coulé, mais où l'amour avait peut-être été plus tendre, plus expansif, plus sincère, reposait une simple pipe culottée, vrai modèle de persévérance et de tact de celui qui par malheur l'avait oubliée dans le charme de l'une de ces conversations du cœur qui font oublier tout, même une pipe.

Vous dire quels furent le dégoût, la répugnance invincible et l'horreur que le cigare éprouva en se trouvant en société de la pauvre et modeste bouffarde nous est impossible ; sa fumée toute blanche en tomba à l'instant même, ses feuilles se crispèrent et il se sécha à l'endroit où les lèvres de l'opulent fumeur l'avaient pressé avec délices.

Quant à la pipe elle resta fort tranquillement à sa place digérant tant bien que mal son culot embrasé et s'inquiétant fort peu des réflexions de son voisin enfant de la Havane ; c'est bien là l'histoire du peuple : il s'inquiète peu des actes des grands, il les laisse vivre dans leur arrogante somptuosité, dans leurs jouissances quotidiennes, dans leur orgueil ; mais si les grands viennent à le mépriser à lui faire sentir le néant de sa condition, à l'attaquer enfin. Pour cette fois malheur au cigare de la Havane, la pipe sera victorieuse, et modeste après le triomphe, elle continuera d'exhaler sa fumée sans tirer vanité de la leçon qu'elle aura donnée.

Les choses en étaient là lorsque le prétentieux cigare étouffa ut de colère et n'y tenant plus adressa ces paroles à la pipe :

LE CIGARE à la Pipe: En vérité, ma fille, je ne sais comment vous pouvez rester devant moi ? Votre origine est si mince que vous devriez vous cacher plutôt que de paraître ici, dans les cafés, sur les promenades publiques et sur les boulevards où vous empoisonnez tout le monde de votre haleine infecte.

LA PIPE, tranquillement: Je savais bien, mon cher, que la France était fertile en cornichons, mais je ne savais pas que dans ton pays on en fit des cigares ; j'en ai la preuve aujourd'hui par ce que tu viens de dire.

LE CIGARE, étonné: Mais vous me tutoyez, je crois, madame la Pipe, sachez donc la différence qui existe entre nous et soyez plus respectueuse à l'avenir.

LA PIPE, souriant: Je veux être déculottée si tu ne perds pas la boule.

LE CIGARE, vivement: Madame, Madame, vous me ferez porter à des extrémités que mon rang, ma noblesse.

LA PIPE, avec pitié: Ton rang, ta noblesse, dis-tu ? Mais moi qui suis roturière, je me vante d'être la compagne et l'amie du peuple ; on me trouve dans toutes les bronches, mêlée aux chansons de Béranger ; je suis vieille, c'est vrai, et mon teint a bruni ; je me suis usée, calcinée au feu, mais j'ai des millions d’enfants, qui me consolent chaque jour et qui me vengeraient si tu ne respectais pas ma culotte.

LE CIGARE, avec dédain: J'ai des partisans à la Cour, dans les châteaux, dans les deux Chambres ; je fréquente les grands, les nobles, les riches, les banquiers, les capitalistes, les propriétaires, les dandys, les courtiers de commerce, les agents de change, les avocats, les notaires et les lorettes qui m'ont pris en affection depuis quelques années, pendant un voyage que j'ai fait en Espagne où j'ai détrôné la cigarette et je vous ferai bien voir.

LA PIPE, avec force: Un tas de couleurs de la belle et de la bonne blague que tu as prise pour de l'argent comptant faute de mieux ; tous ces farceurs-là et toutes ces farceuses t'abandonneraient si nous avions la guerre tous les deux, et le triomphe de la pipe serait vitement proclamé, car j'ai trente millions de bouches pour célébrer ma gloire et le double de bras pour me charger, m'allumer et me défendre.

LE CIGARE: Vous vous trompez, ma chère ; votre origine est trop obscure ; de rien on ne peut rien tirer ; vous sortez de la terre, ma petite, et c'est moi qui vous alimente sous une métamorphose qu'on appelle tabac à fumer et que les savants nomment Nicotiane, du nom de Nicot qui a transplanté en France le premier échantillon de ma famille.

LA PIPE, malicieusement: II y a bien là de quoi se vanter d'être descendant des Nigauds.

LE CIGARE, vivement: Des Nicot, vous ai-je dit ; mais savez-vous encore, ma petite, que j'ai vu le jour dans l'île de Cuba?

LA PIPE: En certains lieux cette origine n'est pas fort élevée.

LE CIGARE, sans comprendre: Au contraire, je suis né sur les hautes montagnes de la Havane, d'où je dominais cette rade magnifique qui, comme un vaste cercle, contient sur ses flots des milliers de navires, des forêts de mâts et des pavillons de toutes les couleurs.

LA PIPE, riant: Ah ! vieux blagueur, tu m'en donnes de belles en couleurs. Moi je n'ai pas vu le jour si loin que ça, et en de montagnes, je n'ai dominé, à Paris que celles de Montmartre, de Ménilmontant, de Belleville et de Chaumont; mais j'étais en joyeuse société ; avec de bons ouvriers, de francs-gamins, de véritables noceurs, flâneurs, loupeurs, licheurs, relicheurs et chicardistes ; ne boudant pas plus sur un Canon du marchand de vin que leurs pères n'ont boudé sur ceux des Invalides, quand ils vomissaient la foudre. Toutes les barrières ont chanté ma gloire et sous les ordres de lord Arsouil qui a déserté tes drapeaux, j'ai fait le charme de la Courtille et des habitués de Desnoyez où je me suis culottée de toutes les façons, de toutes les manières, Viens donc maintenant me seriner, ta louange vieux concombre en enfance !

LE CIGARE: La conversation dégénère singulièrement, madame la bouffarde ; je disais donc

LA PIPE: Tu rabâchais la Havane.

LE CIGARE, avec fatuité: Là des nègres esclaves m'ont vu naître, ont soigné mon enfance ; d'autres esclaves ont fait mon éducation, et pour achever une vie si noblement commencée, on m'a envoyé en France, à Paris surtout, où je fais le charme des salons, des cafés de bon goût, des estaminets en réputation, des promenades choisies, des réunions aimables, des entractes de théâtres, des boudoirs de nos femmes à la mode et de toute la fashion parisienne. J'ai renversé le houka somptueux de l'Asie, ainsi que sa nolle dorée, la cigarette Andalouse, le gourgoulis du Paria, le bambou du nègre africain, la pipe d'ambre et l'écume de mer, et en vainqueur glorieux je règne sur le grand monde pour l'enivrer dans mes nuages d'encens de toutes les sensualités de la vie. Telle est ma mission ici-bas, ma pauvre pipe! je vis peu longtemps, il est vrai, comme tous les hommes qui m'ont honoré de leur estime, mais ma gloire est immortelle et pure comme la vapeur que j'exhale tandis que toi Ah ! Pauvre pipe ! Pauvre Pipe !

LA PIPE, avec dignité: Moi je suis française d'origine et de cœur ; je te l'ai dit, j'ai cependant des parents en Angleterre, en Allemagne, en Belgique, en Hollande et dans le monde entier, mais les esclaves ne m'ont jamais approchée ; ceux qui me touchent et me caressent sont libres comme ma fumée dans l'espace, et malheur au cigare, quel qu'il soit, qui viendrait toucher à cette liberté.

LE CIGARE, s'amendant: Diable ! vous prenez feu facilement, madame la Pipe, mais écoutez, je vous prie, ce couplet qu'on a fait en mon honneur, et qui vous concerne.
LE CIGARE: Air de la Colonne

Vous m'insultez quand partout on me cite
Comme un bienfait envoyé par les cieux;
Je ne crains rien de ce droit de visite,
Fait sur les mers, à l'octroi scrupuleux,
Les riches seuls me font passer au mieux:

LA PIPE, avec ironie:
Je ne crains rien car je suis roturière,
J'ai le dessus aux jeux, au bal, partout,
Mais toi quand on arrive au bout,
On t'écrase dans la poussière !

Je t'ai écouté, et puisque tu m'as raconté ton histoire qui est vraiment à dormir debout, écoute celle de ma grand'mère, qui fut le modèle des pipes culottées, et tu avoueras que la bonne pipe t'a aplati comme un défunt six-liards quoi qu'on te vende cinq sous... toute la fortune du Juif errant.

LE CIGARE, gravement: Madame, modérez vos expressions... encore une fois nous n'avons pas gardé quelque chose ensemble.

LA PIPE, riant: Bien dit, c'est vrai, tu les as gardés tout seul.

LE CIGARE: Point de plaisanteries aussi banales, je vous en conjure, et puis qu'il le faut, voyons l'histoire de cette femme-pipe dont vous voulez parler ça devra être fort intéressant ma foi !

LA PIPE: Mais oui, bien plus intéressant que ta sotte vanité et ton orgueil, car ce qui est populaire Va loin, et ce qui est individuel meurt avec l'individu; tu ne sais donc pas cela, mon pauvre melon américain ?

LE CIGARE: Encore ?

LA PIPE: C'est de ta faute, pourquoi m'attaques-tu ? Et puis tout ce qui est Américain paraît louche aujourd'hui; les vols à l'américaine sont si fréquents, chacun s’en méfie. La pipe seule, vois-tu, la vraie pipe française est tout dans le monde Et en avant la bouffarde à la barrière Montparnasse, de Vaugirard, de Fontainebleau, de Charenton, de Picpus et du Combat ; c'est là que je rigole, sirotle, rizotte et boulotte avec ces farceurs d'étudiants, vrais types de la gaîté et amoureux en diable, qui me font passer de leur bouche, où je bois la moitié de leur mots de bière, de leur café, de leur punch et de leurs petits verres, dans celle de leurs duchesses, de leurs princesses et de toutes les Pomaré et Ranavalo de l'école de Terpsychore. Là, je suis le témoin oculaire et participant du litre à huit sous, du petit homme noir, du classique veau froid, de l'inévitable gibelotte de lapin de gouttières, de la pomme de terre frite, de l'épinard de peuplier, du Pomard baptisé, du Beaune falsifié , du Broc en bois, de quatre litres; Champagne à 22 sous, fabriqué à La Chapelle, du café à l'anglaise, clair comme un lavement, etc. etc Mais il y a là du bonheur, de l'entrain, de la franche gaîté ; puis on polke, on mazurke, on cancane et le fiacre arrive, et roule ta bosse jusqu'au garni, quand l'autorité ne fait pas les frais du logement Alors, c'est un violon de plus, et voilà.

LE CIGARE: Et vous appelez cela du plaisir ?

LA PIPE: Un peu, et tu ne le connaîtras jamais ce bonheur là, toi. Entre nous deux, mon cher, la force est inégale, Je suis bien chez le peuple et n'ai point de rivale. Si contre mon honneur tu disais un seul mot....

LE CIGARE, interrompant: Insulter votre honneur ? je ne suis pas si sot. Le peuple est bon enfant, mais c'est une machine. Quand nous la montons mal qui nous casse l'échine ; Assez parler ainsi, ce langage est trop sec.

LA PIPE: J'y consens, vieux poltron, sois sage et tais ton bec. J'allais donc te dire que ma grand'mère, dont les aïeux formaient une longue généalogie de pipes culottées, avait été donnée par une jeune fille à un marin de vingt ans qui s'embarquait pour les Indes Orientales Cette pipe avait vu le jour en Hollande, le pays des fromages ; sa queue était aussi longue que la crinière d'un garde municipal, c'est- à-dire de son casque ; elle était de terre comme tout ce qui existe, mais sa blancheur effaçait l'albâtre et rivalisait avec la neige Un étui simple mais propre la protégeait contre la fragilité naturelle à son sexe.

LE CIGARE interrompant: C'était bien vu, car les pipes sont comme les femmes, une marchandise fragile.

LA PIPE: C'est m'interrompre pour dire une bêtise.

LE CIGARE: Continuez, flatteuse.

LA PIPE: Le jeune marin ne fumait pas souvent, il songeait plutôt à la donatrice, et la pauvre pipe serait restée longtemps avec sa robe virginale si le tailleur de l'équipage n'avait entrepris de la culotter.

LE CIGARE riant: Pas mauvaise, la charge ; mais vous n'êtes pas si bête que vous en avez l'air.

LA PIPE riant aussi: Tu as l'air d'avoir de l'esprit, toi, il y a de drôles de transpositions dans la vie.

LE CIGARE: Ah! c'est de l’épigramme, c'est mordant.

LA PIPE: Alors laisse-moi continuer sans m'interrompre et garde ta langue pour autre chose.

LE CIGARE à lui-même: C'est, je crois, ce que j'ai de mieux à faire

LA PIPE continuant: Après quelques jours de service la bouffarde acquit une couleur grise et elle serait restée longtemps comme cela si, conjointement avec le tailleur, un matelot du gaillard d'avant, un gabier de grand hune, un timonier, un aspirant, un enseigne de vaisseau et le second du navire, qui tous avaient admiré sa forme et sa gentillesse, ne s'en fussent servi tour-à-tour ;mais au milieu de cette vogue sans relâche de tant de services populaires rendus, la pauvre pipe subit des altérations ; son tuyau diminua de longueur, puis diminua encore ; son culot se noircit, ses bords se carbonisèrent, se dentelèrent, et, trois mois après son embarquement, elle était réduite à l'état de brûle-gueule. Elle fit nonobstant toute la campagne dans cet état, rendant toujours des services quoique blessée et meurtrie de toutes parts, et elle vint mourir à Brest, où le pilote qui l'avait empruntée la laissa tomber maladroitement à la mer.

LE CIGARE: Comme çà votre grand'mère est morte d'une indigestion d'eau ?

LA PIPE avec mépris: Voilà les services qu'une pipe peut rendre à l'humanité, voilà les titres à sa gloire, et dis moi, toi, si tu as jamais passé par autant de bouches ? Si tu as causé autant de plaisir en te rendant utile ? L'histoire de ma grand'mère la pipe doit servir de leçon à tous les cigares égoïstes qui ne vivent que pour eux, sans jamais faire de bien à personne ; conçois-tu le calembour, à présent, mon père Havanais ?

Le tronçon de cigare songeait à toutes ces grandes vérités lorsqu'un des garçons de l'établissement, faisant sa ronde, aperçut les interlocuteurs ; son premier mouvement fut de jeter par terre, d'un coup de serviette, le cigare humilié, puis il posa le pied dessus pour lui faire rendre le dernier soupir. Quant à la pipe : elle est belle, se dit-il, et parfaitement culottée, si on ne la réclame pas je la vendrai facilement le prix de la brochure qui raconte sa vie - c'est-à-dire, 3o centimes.

Il y a dans l'histoire de la Pipe et du Cigare un grand enseignement moral; faites-en votre profit : Pour être aimé ne soyez point égoïste.

CHANSON DE LA PIPE CULOTTÉE.
Air : Suzon sortant de son village.


On fit la Culotte en ce monde
Pour couvrir la race en péché
Afin que ce qui la féconde
Aux yeux chastes reste caché ;
Si la patrie, Pâle, meurtrie,
A vu tomber ses enfants généreux,
Si libre et fière,

La France altière
A regretté des citoyens fameux,
C'est que : prenez en bonnes notes,
Quatre-vingt treize avait pour lui,
Non les culottes d'aujourd'hui
Mais trop de sans-culottes.

Vois, mon ami, pauvre Cigare,
Vois la différence entre nous ;
La vanité toujours t'égare,
Que ferais-tu seul contre tous ?
La pipe assure,
Par sa roture,
Son grand destin qu'on retrouve partout,
Car sur les ondes,
Chez d'autres mondes,
Le peuple l'aime et le peuple c'est tout;

Déjà les listes sont comptées,
On te sait beaucoup d'amateurs....
Moi, j'ai vingt millions de fumeurs
En pipes culottées.

Jamais la pipe n'est despote,
Elle vit fort modestement,
Et quand un fumeur la culotte,
Ce n'est que pour son agrément :
Dans sa fumée,
Au ciel montée,

Soit en ballons, en spirale, en rubans,
Tout nous retrace,
Que notre race
S'envole ainsi sur les ailes du temps,
Mais quand une femme exaltée
Commande en Reine à la maison,
En connaissez vous la raison... ?
C'est qu'elle est culottée.

Te faut-il un sublime exemple
De ma fortune et de mon nom ?
Je flâne au boulevart du Temple,
Et me plais au bruit du Canon;

Le brûle-gueule
Pour la bégueule
Est un objet ignoble, dégoûtant,
De sa fenêtre,
Le petit maître,
Rit de celui qui le presse en fumant;
Mais dans les rangs de notre armée
On a vu souvent le soldat,
Pour se délasser du combat
Savourer sa fumée.

FIN



Dictionnaire amoureux des Menus Plaisirs

Alain Shifres
Plon


Fumer la pipe donne de l'épaisseur au frivole, de la contenance au timide, du flegme à l'impulsif. Le colérique en est radouci, le tueur en passe pour débonnaire et l'inconstant pour un homme d'habitudes. Le caractériel s'amollit en bourru et le policier s'arrondit en Maigret. C'est un vice qui vous pare de vertus. [...] Je fume, on me parle. Je n'ai rien à cirer de ce qu'on me dit, mais j'ai l'air attentif. En réalité, j'ai peur que ma pipe ne s'éteigne. Clapant doucement des lèvres comme un mérou, je donne à croire qu'on me donne à penser. [...] Par intervalles, je quitte ma pipe : on me croit subjugué. Plissé par la fumée, mon œil est celui d'un homme débordant d'empathie. Si je rejette la tête en arrière ou la penche sur le côté, c'est que je mets en perspective les propos qu'on me tient. Ainsi, je prends de la hauteur, tétant, suçotant, rêvassant, évitant de bavoter quand, soudain, je prends conscience qu'il se passe quelque chose, ou plutôt rien : mon interlocuteur s'est tu, attendant ma réponse. Dans ces circonstances, le fumeur de cigarettes, ou l'abstinent, serait en proie à la panique. Le fumeur de pipe, pas du tout. C'est le moment qu'il choisit, fût-elle éteinte ou non, pour la rallumer. Posément, il tasse le tabac et gratte un allumette. [...] A petits coups, pop pop pop, il ranime le brasier. Le fumeur de pipe est le maître du temps. C'est quelqu'un du genre à faire tourner dans sa main des alcools, et on ne serait pas surpris qu'il ne possède ni montre ni agenda. Les bouffées bientôt se rassemblent en volutes. Un nuage enveloppe le fumeur comme un nuage bleu. Il disparaît aux yeux du monde et, la fumée dissipée, on doit se rendre à l'évidence : il n'est plus là.



La Figure jaune

Arthur Conan Doyle
1893


Halloa! Sur la table ce n’est pas votre pipe. Il doit avoir oublié la sienne. Une belle pipe en vieille bruyère avec un bon tuyau terminé par ce que le marchand de tabac appelle de l’ambre. Je me demande combien il y a à Londres de vrais tuyaux de pipe en ambre. On m’a affirmé que lorsqu’il y avait une mouche dedans c’était un signe d’authenticité. Voici une industrie : mettre des fausses mouches dans du faux ambre! Eh bien, il faut que notre visiteur ait été très troublé pour oublier une pipe à laquelle il attache un grand prix !

- Comment savez-vous qu’il y attache un grand prix ?

– Voyons : cette pipe coûte à l’achat sept shillings et six pence. Or, elle a été deux fois réparée : une fois dans le tuyau en bois, une autre fois dans l’ambre. Ces deux réparations ont été faites, comme vous le remarquez, avec des bagues d’argent qui ont dû coûter plus que la pipe. L’homme qui préfère raccommoder sa pipe plutôt que d’en acheter une neuve pour le même prix, y attache en principe une grande valeur.
- Rien d'autre ? interrogeai-je.

Holmes tournait et retournait la pipe dans sa main et il la contemplait pensivement, à sa manière.
Il la leva en l’air et la tapota de son long index maigre comme aurait fait un professeur dissertant sur un os.

- Les pipes sont parfois d’un intérêt extraordinaire, dit-il. Je ne connais rien qui ait plus de personnalité sauf, peut-être, une montre ou des lacets de chaussures. Ici toutefois les indications ne sont ni très nettes ni très importantes. Le propriétaire de cette pipe est évidemment un gaucher solidement bâti qui possède des dents excellentes, mais qui est assez peu soigné et qui ne se trouve pas contraint de pratiquer la vertu d’économie.

Mon ami me livra tous ces renseignements avec une nonchalance affectée, car je le vis me regarder du coin de l’œil pour savoir si j’avais suivi son raisonnement.

- Vous pensez qu’un homme qui fume une pipe de sept shillings doit vivre dans l’aisance ? dis-je.
– Voici du tabac de Grosvenor à huit pence les 30 grammes, me répondit Holmes en faisant tomber quelques miettes sur la paume de sa main. Comme il pourrait acheter du très bon tabac pour un prix moitié moindre, il n’a pas besoin d’être économe.
– Et les autres points ?
– Il a pris l’habitude d’allumer sa pipe à des lampes ou à des flammes de gaz. Regardez : là, sur un côté, elle est toute carbonisée. Une allumette ne ferait pas ces dégâts : personne ne tient une allumette à côté de sa pipe. Mais personne non plus ne peut allumer une pipe à une lampe sans brûler le fourneau. Et le fourneau est brûlé du côté droit. J’en déduis donc que ce fumeur est un gaucher. Approchez votre pipe près de la lampe : comme vous êtes droitier, tout naturellement c’est le côté gauche que vous exposez à la flamme. Vous pourriez de temps à autre exposer le côté droit, mais vous ne le feriez pas habituellement. Or, cette pipe n’est brûlée que du côté droit. Par ailleurs l’ambre a été mordu, abîmé. Ce qui suppose un fumeur musclé énergique, et pourvu d’une excellente dentition. Mais si je ne me trompe pas, le voilà dans l’escalier : nous allons avoir à étudier quelque chose de plus intéressant que sa pipe.