Les tuyaux de pipe

par Erwin Van Hove

Marre de la langue de bois ? Des tuyaux ! Des vrais !

Regardez-la : sa forme est élégante, son bois de première qualité, sa flamme irréprochable. Quelle beauté ! D’ailleurs, à l’instant où vous l’avez aperçue dans la vitrine, ce fut le coup de foudre. Il vous la fallait, elle est à vous. Seulement voilà, vous ne pouvez pas le nier : elle passe beaucoup plus de temps dans son râtelier qu’entre vos dents. Vous semblez la bouder. Inconsciemment d’abord. Puis vous avez commencé à vous poser des questions. Et soudain, vous l’avez compris : vous l’évitez parce que son tuyau vous déplaît. Pénible constat, n’est-ce pas !

C'est dire l’importance capitale de cette partie de l’anatomie de la pipe. C’est à travers elle que nous arrivent les effluves savoureux ; c’est par elle que nous instaurons un contact tactile intense et intime avec l’élue de notre cœur. Or, au moment de l’achat d’une nouvelle compagne, trop d’amateurs tendent à perdre de vue cette réalité. Pourtant, un tuyau ou une lentille inconfortables sont de véritables trouble-fête. Quand le célèbre maître pipier germano-danois Ingo Garbe prétend que la partie la plus importante d’une pipe, c’est le dernier centimètre, ce n’est pas une boutade gratuite.

Le tuyau moderne, c’est-à-dire amovible, a été inventé au 18ème siècle par les pipiers allemands qui fabriquaient des bouffardes en porcelaine. Cette matière produisant une chaleur d’enfer, il fallait refroidir la fumée en la faisant passer par un long tuyau en bois, la plupart du temps en merisier. Plus tard, les nobles écumes de mer étaient pourvues de tuyaux en ambre, matière qui présentait deux grands inconvénients : sa rareté et sa fragilité. La vraie révolution se situe vers la moitié du 19e siècle quand Charles Goodyear invente le procédé de vulcanisation du caoutchouc. Des réactions chimiques entre le caoutchouc et le soufre naît alors la matière qui jusqu’à ce jour domine le monde de la pipe : la vulcanite, communément appelée l’ébonite. Cependant, depuis maintenant un demi-siècle et grâce aux pipiers italiens, notamment Castello, l’ébonite s’est vu concurrencer par une matière plastique que le monde anglo-saxon appelle lucite, reprenant simplement le nom qui figurait sur le brevet accordé en 1931 à DuPont, mais que les Français ont baptisé acrylique.

S’il est vrai qu’ici et là on voit encore quelques pipes équipées d’un tuyau en os, en corne, en ambre, voire en bruyère, il est indéniable que la vaste majorité des pipiers artisanaux et des fabricants industriels travaillent exclusivement avec l’ébonite et l’acrylique ou avec quelque variante chimique de ces substances. Ainsi, le séduisant cumberland (connu également sous le nom de brindle), cette matière qui vire entre le bordeaux et le brun et qui présente un aspect strié ou marbré, n’est qu’une variation sur le thème de l’ébonite. Quant à l’ambrolith qu’on trouve sur la vaste majorité des écumes modernes, elle avoisine l’acrylique. Qu’ébonite et acrylique continuent à coexister, n’a rien d’étonnant : chacune de ces deux matières présente ses avantages, mais également ses inconvénients propres. L’ébonite est fort malléable et par conséquent très facile à travailler, elle est passablement souple et donc agréable en bouche, mais elle s’oxyde vite et tend à perdre son aspect poli et sa couleur noire sous l’effet de la lumière, ce qui par ailleurs lui donne un goût fort désagréable. En plus, elle ne supporte pas l’eau et elle est assez fragile : les dents y laissent des marques clairement visibles. Bref, l’ébonite est agréable mais demande une attention constante et un entretien régulier. L’acrylique, elle, supporte beaucoup mieux la pression des dents, résiste parfaitement aux intempéries et ne se décolore pas du tout. L’entretien qu’elle exige est dès lors minimal. En outre, cette matière plastique est disponible en toutes sortes de coloris et de versions fantaisie. Les inconvénients ne sont pas nombreux, mais de taille : la sensation tactile en bouche en est une de dureté et de manque de souplesse, et il est impossible de produire un bec aussi fin et discret qu’en ébonite.

Il est grand temps de dissiper un malentendu coriace : nombreux sont ceux qui sont convaincus qu’un tuyau en acrylique est signe de qualité. Ce n’est pas une contre-vérité flagrante, mais il faut sérieusement nuancer. S’il est vrai que les pipes les moins huppées sont toujours équipées d’un tuyau en ébonite, alors que leurs cousines mieux nées et se situant dans une fourchette de prix nettement plus élevée, sont la plupart du temps pourvues de matière acrylique, il ne faut pas perdre de vue que les pipiers les plus prestigieux ne travaillent, à de rares exceptions près, qu’avec de l’ébonite ! A première vue un contresens, je l’admets. Mais il faut savoir qu’ébonite et ébonite, ça fait deux. Les tares les plus évidentes de l’ébonite sont dues à la présence de soufre. Si votre tuyau a pris une couleur verdâtre, s’il produit un goût infecte, c’est en effet le soufre qu’il faut montrer du doigt. Or, les pipiers vedettes n’emploient que de l’ébonite de très haute qualité, la plupart du temps d’origine allemande, et qui contient beaucoup moins de soufre. Non seulement cette ébonite-là garde beaucoup plus longtemps son éclat et sa couleur, elle est aussi moins fragile, supportant mieux les gouttes de pluie et la pression des dents. Cela n’explique bien sûr qu’en partie pourquoi les grands maîtres et les fabricants haut de gamme ont une prédilection pour ce matériau plutôt que pour l’acrylique. Pour mieux comprendre, il faut analyser comment les tuyaux de vos diverses pipes sont faits.

Rainer Barbi

Barbi

lucite bleue

lucite bleue

cumberland

cumberland

Dans le bas de gamme, le facteur coût est prépondérant. La fabrication est standardisée le plus possible et les matériaux employés sont de moindre qualité. Concrètement cela veut dire qu’un producteur industriel de pipes achète de grands lots de tuyaux préformés en ébonite bon marché. Attention, ne confondez pas. Préformé signifie que le tuyau est déjà percé et pourvu d’un floc et d’une lentille, mais ça ne veut pas dire que le tuyau a d’emblée sa forme définitive. Ces tuyaux sont montés tels quels sur les têtes, pliés dans la forme désirée et adaptés vite fait bien fait à la tige de chaque pipe. Dans les ateliers des artisans qui visent à produire des pipes de qualité à des prix qui ne soient pas prohibitifs, il en va autrement. Il est vrai que très souvent eux aussi travaillent avec du préformé. Mais ils emploient des tuyaux plus chers, généralement en acrylique, qu’ils modifient à la main : ainsi ils peuvent entre autres changer la forme de la lentille, améliorer l’aérodynamique du floc ou rendre le bec moins épais afin de proposer des produits finis plus confortables. Les maîtres pipiers haut de gamme quant à eux ont une approche totalement différente. Ils n’achètent pas de tuyaux, mais des tubes d’ébonite, d’acrylique ou de cumberland et ils tournent eux-mêmes les tuyaux, leur donnant la forme, l’épaisseur et la lentille recherchées. En même temps ils consacrent un temps important au perçage du tuyau et au façonnement de l’ouverture au niveau de la lentille. Et ce n’est pas tout. Ils donnent une forme conique à l’extrémité du floc pour éviter un trop important tourbillonnement de la fumée qui causerait de la condensation et ils veillent à adapter la longueur du floc à celle du perçage de la tige pourqu’il n’y ait pas de vide où pourraient s’infiltrer jus et crasse. Finalement ils se concentrent sur une parfaite adaptation du tuyau à la tige, tant à l’extérieur où la transition entre les deux matières doit être quasi invisible, qu’au niveau du passage d’air. Comme en outre ces pipiers-là recherchent un maximum de confort, ils s’appliquent à produire des becs exécutés avec perfectionnisme. C’est donc pour ça que l’ébonite et le cumberland sont leurs matières de prédilection : elles se laissent travailler plus finement que l’acrylique.

exemples de tuyaux

exemples

Sam Learned

flat bit (Cornélius Maenz)

Sam Learned

flocs

ébonite usée

ébonite usée

Les différences culturelles entre les divers pays producteurs de pipes haut de gamme ne se manifestent pas uniquement au niveau esthétique, mais également dans le matériau des tuyaux. Pour une fois, les traditionalistes anglais, tels Dunhill ou Upshall, et les avant-gardistes scandinaves et allemands se rejoignent : ils travaillent quasi exclusivement avec de l’ébonite et du cumberland. Si depuis plusieurs décennies les Danois dominent le créneau des pièces uniques grand luxe, ce sont pourtant certains pipiers allemands qui se distinguent par l’inégalé confort de leurs becs, notamment Rainer Barbi, Wolfgang Becker et Cornelius Mänz. A noter que Bill Taylor, le pipier qui produit les très Brittish Ashton, a créé et breveté un nouveau matériau, l’ashtonite, un compromis entre l’ébonite et l’acrylique : moins dur que l’acrylique, il résiste davantage à l’oxydation que l’ébonite. A l’instar de Castello qui a introduit le lucite dans l’univers de la pipe, les artisans italiens se sont par contre spécialisés dans les tuyaux en acrylique. Maurizio Tombari, qui taille les pipes Le Nuvole, Paolo Becker et Claudio Cavicchi font un travail remarquable et arrivent à modeler des becs et des lentilles dont la finesse avoisine celle de la vulcanite. Aux dires d’un artisan pipier italien dont nous tairons le nom, cette nette préférence pour l’acrylique serait due à l’exubérance des fumeurs transalpins : ils troueraient les tuyaux en ébonite en un tour de main. De l’autre côté de l’Atlantique, on trouve de tout : des tuyaux préformés modifiés et des fait main dans les deux matières. Deux pipiers s’y font remarquer : J.T. Cooke ne se borne pas à tourner ses tuyaux, en plus il produit lui-même sa matière acrylique. Et Larry Roush ne se limite pas à l’ébonite et au cumberland : il propose également de superbes tuyaux couleur crème en bakélite, une résine phénolique inventée en 1907 par le Belge Leo Baekeland et qui est plus agréable en bouche que l’acrylique, alors qu’elle est plus solide que l’ébonite.

tuyau très oxydé

très oxydée

tuyau en bryère

tuyau bruyère

Morel

Morel

Evidemment toutes ces explications ne changent rien au fait qu’elle est toujours là à se sentir délaissée, votre belle au râtelier dormant. Alors, ne serait-ce pas le moment de l’expédier chez un bon réparateur professionnel ou chez un artisan pipier ? Il se fera un plaisir de vous faire le tuyau de vos rêves selon vos propres spécifications. Un tuyau préformé modifié vous coûtera entre 10 et 20 Euros et pour de l’entièrement fait main, il faudra compter entre 25 et 50 Euros. Et puis, au moment de l’achat de votre prochaine pipe, tâchez d’éviter les déceptions et intéressez-vous de près aux tuyaux de celles qui vous tentent. En choisir un dans votre matière préférée est chose facile. Evaluer le confort du bec et de la lentille, c’est autrement plus hasardeux. Même si le vendeur glisse un protège-bec en caoutchouc ou en plastique autour du bec et vous permet de caler la pipe entre vos dents, ce protège-bec altérera la sensation en bouche et l’idée que vous vous ferez du tuyau ne sera pas nécessairement réaliste. Alors mieux vaut emmener au magasin une pipe que vous connaissez bien et dont vous appréciez le confort en bouche. Il vous suffira de comparer l’épaisseur et la ligne du bec ainsi que la forme de la lentille de votre préférée avec les caractéristiques des tuyaux des pipes que vous convoitez. Elémentaire et efficace.