Strawberry Trees Forever

par Erwin Van Hove

23/09/19

News flash !

A l’époque où j’entretenais des contacts réguliers avec plusieurs pipiers et connaisseurs américains, deux d’entre eux prenaient chaque année la peine de m’envoyer un compte rendu du Chicago Pipe Show. Quel était l’état de santé du marché ? Quels pipiers avaient tout vendu ? Qui était rentré bredouille ? Qui était considéré comme une étoile montante ? Y avait-il des nouveautés ?

Après le show de 2010, je fus informé que Paolo Becker avait présenté quelques pipes en un matériau nouveau : du strawberry tree. Pardon, du quoi ? Inconnu au bataillon, cet arbre à fraises. Mon rapporteur attitré m’apprit alors que le strawberry tree n’a aucun rapport avec nos juteuses fraises et que le terme matériau nouveau n’était pas vraiment justifié puisque le pipier italien avait découvert que par le passé des paysans de son pays s’étaient servis de ce bois pour tailler leurs pipes personnelles.

Aux dires de l’Américain, non seulement Paolo, pourtant d’une nature timide et flegmatique, ne lui avait pas caché son enthousiasme, en plus les pipes que l’Italien lui avait montrées, se distinguaient par leur sablage spectaculaire. Grand fan à la fois de l’œuvre de Becker et de sablages époustouflants, mon intérêt fut immédiatement éveillé. Quelques mois plus tard je découvris sur le web les premières images de Becker en strawberry tree et en particulier celles-ci :

J’étais instantanément conquis. Il me fallait de toute urgence une Becker pareille. Me voilà lancé dans la quête du Graal. Résultat : d’abord déception, ensuite frustration et pour finir exaspération. Chaque fois que je découvris une strawberry tree qui m’émouvait, il s’avérait qu’elle était déjà vendue. Enfin, à la mi-décembre 2014, l’annonce du décès prématuré de Paolo mit une fin abrupte à ma quête.

Entre-temps ici et là d’autres pipiers s’étaient mis à travailler ce fameux bois, ce qui m’a permis ces dernières années de m’acheter cinq exemplaires sablés. Avant de vous les présenter, il me semble utile de vous faire découvrir l’arbre à fraises.

Virginia wood !

Arbutus unedo. Voilà le nom botanique de l’arbuste, voire de l’arbre qui peut atteindre une hauteur de cinq mètres, communément appelé arbousier en terre francophone. Les pipiers italiens de leur côté désignent l’arbutus par le terme corbezzolo. Mon but n’étant pas de vous faire un cours de botanique, je vous renvoie tout simplement à Wikipedia (wikipedia/arbousier) si vous voulez tout savoir sur l’arbre fruitier qui nous intéresse. Il est par contre nettement plus intéressant de nous poser la question pour quelles raisons les pipiers se sont mis à expérimenter avec ce bois.

Tout comme l’Erica arborea, la bruyère, l’Arbutus unedo fait partie de la famille des Ericacées. D’ailleurs les deux arbustes partagent le même habitat, à savoir le pourtour méditerranéen, et présentent la même particularité : ils développent des excroissances entre la racine et le tronc. C’est le fameux broussin dont se servent les pipiers. Par ailleurs, ce sont les coupeurs de bruyère, tel le légendaire Mimmo Domenico de Romeo Briar, qui transforment le broussin d’arbousier en ébauchons en lui faisant subir le même traitement qu’à la bruyère.

Le bois de l’arbre à fraises a deux propriétés en commun avec la bruyère lesquelles le rendent approprié pour la fabrication de pipes : d’une part une structure très dense avec cependant d’excellentes facultés d’absorption et d’autre part un goût peu prononcé qui s’harmonise bien avec des saveurs de tabac. Il présente également deux caractéristiques qui le distinguent de l’Erica arborea. Son grain est clairement plus ouvert et moins régulier, ce qui explique pourquoi l’arbutus permet de réaliser des sablages profonds avec des motifs sauvages et fascinants qui, parfois, ne sont pas sans rappeler un paysage lunaire. En revanche, en comparaison avec les belles bruyères, les arbousiers lisses font piteuse mine, ce qui fait qu’elles sont extrêmement rares. La deuxième différence est sans conteste un avantage non négligeable : par rapport à la bruyère, le bois d’arbousier est 20 à 25% plus léger.

Venons-en à ce qui vous intéresse avant tout : qu’est-ce que ça donne au fumage ? Pour vous en parler, je ne peux que me fier à mes expériences personnelles. Or, on pourrait évidemment se demander si cinq échantillons seulement suffisent pour tirer des conclusions probantes. Pourtant, le constat qu’en dépit des idiosyncrasies de cinq fabricants différents, fondamentalement le quintette joue à l’unisson, me semble difficilement attribuable au hasard. Non seulement la pot de Gian Maria Gamboni, la dublin droite de Ryan Alden, la lovat de Mimmo Provenzano, la bent freehand de Giacomo Penzo et la dublin courbe de Chris Morgan me donnent entière satisfaction, en outre elles présentent une série de points communs :

Aledn strawberry tree

Ryan Alden

Morgan strawberry tree

Chris Morgan

Gamboni strawberry tree

Gian Maria Gamboni

Provenzano strawberry tree

Mimmo Provenzano

  1. Je peux le confirmer : à volume égal, une pipe en arbutus est plus légère qu’un exemplaire en bruyère. Pour moi qui fume la pipe calée entre les dents, c’est un avantage fort appréciable.
  2. Le culottage de l’arbousier est parfaitement comparable à celui de la bruyère. Le culot se forme aisément et uniformément.
  3. A aucun moment je n’ai remarqué la moindre différence avec la bruyère en ce qui concerne la résistance au feu. Bien sûr, tout comme avec les bruyères, certaines pipes tendent à chauffer davantage que d’autres. En l’occurrence, la Provenzano chauffe plus que ses quatre sœurs. Mais aucune des cinq ne m’a donné la moindre indication d’un risque de brûlure.
  4. C’est vrai, le pouvoir d’absorption du bois d’arbutus est au moins aussi grand que celui de la bruyère. Les cinq pipes produisent donc une fumée sèche, sans la moindre trace de jus ni de glougloutage.
  5. La Morgan en finition tan et la Provenzano vierge se sont patinées à un rythme vertigineux en développant des teintes nettement plus foncées, ce qui confirme leur grand pouvoir d’absorption. Et je dois dire que j’ai toujours eu un faible pour ce genre de phénomène qui s’avoisine au patinage d’une écume.

Reste l’essentiel : le goût. A ce sujet, je peux vous rapporter deux observations. Toutes les cinq, les pipes ont produit dès les premiers fumages un goût agréable et doux. Contrairement aux autres bois employés par des pipiers pro, comme par exemple l’olivier ou le citronnier, l’arbousier n’a pas de goût propre reconnaissable. En cela il se rapproche donc réellement de la bruyère. J’ai également constaté à ma grande joie que sans exception les cinq pipes s’harmonisent vraiment bien avec mes virginias chéris. Notamment le rendu des sucres naturels des virginies est remarquable. Vu que mon expérience personnelle m’a fait conclure que seule une minorité de pipes en bruyère se marie bien avec le VA, les prestations de mes arbutus sont à la fois surprenantes et excitantes. Il semblerait que pour le fumeur de virginia, les pipes en strawberry tree soient des partenaires privilégiées.

Buy buy baby !

Layton strawberry tree

Clark Layton

james strawberry tree

E. James

Kovalev strawberry tree

Roman Kovalev

Penkov strawberry tree

Alexandr Penkov

Si au terme de ce petit article, votre intérêt est éveillé au point de lancer impatiemment votre moteur de recherche pour dégoter dans cette corne d’abondance qu’est le web, la pipe en arbousier qui fait accélérer votre rythme cardiaque, vous risquez d’être déçu. Contrairement au chêne fossilisé qui est devenu en quelques années un matériau commun aux quatre coins du monde, l’arbutus reste une denrée rare. L’offre est donc étonnamment limitée. Certes, ici et là vous trouverez un pipier américain comme Ryan Alden, Jerry Crawford, E. James ou Clark Layton et quelques artisans de l’Europe de l’Est comme Roman Kovalev (Doctor’s Pipes), Domagoj Telisman (Dotter Pipes) ou Alexandr Penkov qui travaillent de temps à autre l’arbousier. Mais en réalité, si l’on fait abstraction de Steve Norse qui propose continuellement une gamme de pipes en strawberry tree parce qu’il a la particularité d’être à la fois pipier (Vermont Freehand) et le propriétaire du plus grand commerce américain de matériaux pour pipiers (PIMO Pipecraft and Pipe Makers Emporium), c’est exclusivement en Italie que l’offre des pipes en corbezzolo dépasse le niveau de la micro production confidentielle.

Le fils Becker, Mimmo Provenzano, Massimiliano Rimensi (Duca Pipes), Carlo Volpe, Giacomo Penzo, Gian Maria Gamboni, Branko Sesa, Enrico Passoni, Luciano, Paolo Croci (Talamona), Alberto Paronelli, Regina Scarlatta, Mastro de Paja, Ascorti, voilà quelques exemples d’artisans et de PME italiens qui proposent de temps à autre des pipes en arbutus. Ce bois semble par ailleurs exercer une attirance certaine sur plusieurs fabricants transalpins qui risquent de vous être totalement inconnus. En tout cas, moi, j’ignore tout sur des pipiers comme Fabrizio Natalizia, Daniele Fusi, Gianni Malgrati ou Mario Montersino.

En l’état actuel des choses, la source d’approvisionnement la plus constante et la plus facile d’accès en Europe, c’est la série Arbutus conçue par le pipier californien Chris Morgan et produite chez Molina, l’entreprise lombarde qui a repris l’ancienne fabrique de Rossi. Si cette série composée d’une apple, d’une dublin et d’une poker compactes, sablées et finies avec une teinture tan mate, n’est disponible ni en France ni en Belgique, en revanche, on la trouve sans problème en Allemagne, aux Pays-Bas, en Italie et au Danemark.

Pour vous faire une idée de ce que vaut une pipe en arbousier, ce trio me semble un bon point de départ. Au prix de 129 euros, vous ne risquez pas grand-chose à condition d’avoir des attentes réalistes : à ce prix-là il ne faut bien sûr pas s’attendre à une exécution et à un confort haut de gamme. Et pourtant, la mienne m’a réellement enchanté par son sablage sauvage et débordant de caractère, par son patinage spectaculaire du plus bel effet, par son tirage plus que correct malgré le système 9mm, et par son goût précis et bien défini.

Vu mes expériences franchement positives avec l’arbousier, mon intention était de vous faire découvrir ce matériau par le biais des pipes du groupe 2019. C’était donc l’une des raisons pour lesquelles j’avais sélectionné un pipier qui travaille de temps à autre avec du corbezzolo. Or, à ma surprise, Mimmo Provenzano m’a fait savoir qu’il n’avait pas suffisamment de bois pour honorer des dizaines de commandes. Dommage. Peut-être que pour l’année prochaine, l’un d’entre vous réussira à dégoter un artisan prêt à faire une PdG dans ce matériau qui mérite votre attention. Vous savez ce qui vous reste à faire.