Biochimie ou pataphysique ?

par Erwin Van Hove

27/02/05

On me dit collectionneur de pipes. A tort. Je suis fumeur de pipe. D’accord, je possède quelques pipes, peut-être même un peu plus qu’il n’en faut strictement pour avoir une rotation décente, mais je ne chasse pas l’œuvre de telle marque ou de tel pipier et je n’achète pas systématiquement certains modèles. J’ai un goût éclectique qui se résume à ceci : la pipe doit satisfaire mon sens esthétique, elle doit être confortable et avant tout elle doit se fumer sans effort et produire une bonne saveur.

Il arrive qu’une pipe me déçoive. Par exemple parce que son équilibre est tout sauf parfait, parce que je n’aime pas son bec, ou parce que le tirage ne me semble pas naturel. Parfois parce que son goût s’avère fade, voire, exceptionnellement, peu agréable. Pour ces pipes-là, il n’y a pas de place dans mon petit harem. Elles sont donc exilées, même si parfois elles sont d’une beauté remarquable. Mais voilà, je suis fumeur de pipe, non pas collectionneur.

Vendre des pipes préfumées est une source continuelle d’étonnement. Des acheteurs louent le confort d’une pipe que j’estimais être un casse-mâchoire. Ils donnent des compliments sur un bec dont je ne supportais pas la sensation en bouche. Mais ce qui m’abasourdit le plus, c’est que régulièrement des clients chantent les louanges de l’excellente saveur d’une pipe qui ne fumait jamais bien pour moi. Apparemment, pour moi est le mot-clé ici. Pourtant il me semble que ce que les fumeurs de pipe définissent comme un bon goût, n’est pas particulièrement subjectif. Est-ce que nous n’apprécions pas tous une pipe qui produit un goût agréablement doux ? Est-ce que nous ne voulons pas tous que notre pipe mette en valeur la complexité et la profondeur d’un mélange et révèle sa douceur sous-jacente ? En tout cas, je ne peux imaginer quelqu’un qui cherche dans le fumage de sa pipe de l’âcreté, de l’amertume ou l’ennui de l’unidimensionnel. Alors comment se fait-il que les perceptions gustatives de ces acheteurs soient si différentes des miennes ?

Serait-il possible que ces gens emploient des critères de jugement inférieurs aux miens ? Je ne le pense pas : la plupart de mes clients sont des fumeurs de pipe chevronnés et passablement exigeants. Peut-être qu’ils ont trouvé le tabac parfaitement adapté à la pipe en question ? Ce n’est pas à exclure, mais pas vraiment plausible non plus, puisque j’ai l’habitude de les informer de l’herbe à laquelle la pipe était dédiée et que la plupart du temps ils continuent à la bourrer du même genre de tabac. En outre, quand la saveur d’une pipe me déçoit, j’essaie toutes sortes de mélanges avant de prendre la décision de la vendre. Ou se peut-il que ces messieurs soient tout simplement de meilleurs fumeurs que moi ? Peut-être qu’ils sont tous experts bourreurs, allumeurs et fumeurs ? Evidemment, loin de moi l’idée de nier cette hypothèse, mais après 27 ans d’exercice, j’ai la prétention de penser que moi-même, je sais plus ou moins comment bourrer et fumer une pipe. Serait-ce alors une flagrante différence de conditions atmosphériques entre leur et mon domicile ? Pas vraiment, puisque mes meilleurs clients et moi vivons dans le même climat.

Le seul facteur qui reste, me semble-t-il, est cette variable que nous avons l’habitude de désigner avec un terme passablement vague : chimie corporelle. Dans l’univers de la pipe il n’est pas rare de faire appel à ce concept pour expliquer toutes sortes de phénomènes. Vos tuyaux en ébonite conservent leur éclat, alors que mes becs s’oxydent et se ternissent à tout bout de champ. Chimie corporelle. Vous et moi sommes des fumeurs chevronnés qui tirons calmement sur nos pipes. Cependant Ready Rubbed Roussi ou Pyromane Flake vous donnent l’impression que vous avez la langue mordue par un pitbull enragé, alors que moi, je ne sens absolument rien. Chimie corporelle. Plein de fumeurs chantent les louanges de la douceur veloutée que procure Velours du Soir, mais chaque fois que moi, je m’y essaie, j’ai le gosier en feu. Chimie corporelle.

Il ne faut être ni médecin ni docteur en chimie pour se rendre compte qu’à la fois les tabacs et la bouche humaine présentent un certain pH. Ou pour réaliser que chaque bouche et chaque tabac se distinguent par une alcalinité et une acidité qui leur sont propres. Et nous savons que toute une panoplie de bactéries et de ferments s’épanouissent dans notre cavité buccale et que la nature de cette faune est hautement individuelle. Tout comme, par ailleurs, nous savons que chaque personne a son propre métabolisme. En plus, il est indéniable que la façon dont nous percevons et apprécions des odeurs et des saveurs, n’est pas influencée uniquement par l’anatomie individuelle de notre appareil olfactif et gustatif, par notre éducation et par des circonstances d’ordre psychologique, mais également par des facteurs tels que notre état de santé, notre régime alimentaire, les médicaments que nous prenons, des changements dans nos habitudes comme le fait d’arrêter la cigarette ou de renoncer aux aliments épicés. Les hormones, elle aussi, ont une incidence sur nos goûts. Pour preuve, rappelez-vous les appétits bizarres de votre épouse enceinte. Et il va de soi que les émotions provoquent des réactions biochimiques. La chimie corporelle est bel et bien un fait.

Pensez-y : n’est-il pas vrai que notre biochimie personnelle s’extériorise amplement par le biais de l’épiderme ? Tout comme le rougissement, la transpiration causée par l’excitation et la sueur froide de l’angoisse trahissent nos émotions. Il y a des peaux et des cheveux secs, comme il y en a des gras. D’aucuns semblent toujours avoir les mains moites. On reconnaît celui qui abuse de l’alcool à sa couperose. Diverses affections relevant pourtant de la médecine interne provoquent des réactions cutanées. Nos pores exhalent des effluves individuels qui ont le pouvoir d’attirer ou de repousser autrui.

N’est-ce pas étrange ? Nous acceptons sans problèmes que la biochimie personnelle d’un fumeur de pipe joue un rôle dans la façon dont il perçoit le goût d’une pipe ou d’un tabac. Cependant il m’arrive très rarement de lire ou d’entendre un commentaire sur l’éventuelle influence de la chimie corporelle du pipier. Or, pensez-y : la bruyère est une matière poreuse qui est maniée des heures durant par les mains nues d’un artisan. Regardez vos meubles : quoique le bois soit protégé par une finition, vos mains y laissent de graisseuses marques de doigts qui sont difficiles à enlever. Serait-ce donc tiré par les cheveux que de supposer que pendant qu’un pipier manipule la pipe vierge, inévitablement de la sueur et des huiles cutanées forment un film sur l’extérieur de la tête et, ce qui plus est, à l’intérieur du foyer ? Et nous savons tous que la transpiration et les graisses de la peau ne sont pas exactement inodores et insipides. Pourrait-on alors exclure qu’un pipier laisse des traces de sa biochimie sur et dans la pipe finie et que ces traces affectent le goût ? Et est-il inconcevable que notre propre chimie corporelle réagisse à ces traces ?

La peau humaine est une usine biochimique complexe. Tous les mois notre épiderme se renouvelle complètement. Jour après jour 300 millions de cellules de la peau sont remplacées par des nouvelles. Les cellules mortes se détachent et tombent sans cesse. Des vaisseaux lymphatiques et des glandes sudoripares transportent des déchets organiques à la surface de la peau, pendant que des glandes sébacées sécrètent des graisses pour protéger notre épiderme contre la déshydratation. En conséquence notre peau est couverte d’un film hydro-lipidique acide qui empêche le pullulement excessif de bactéries. Toutefois, bactéries et ferments prospèrent sur chaque parcelle de notre corps. Et, bien sûr, la composition biochimique de chaque peau diffère.

La précarbonisation est une fine couche qui couvre les parois du foyer et qui exerce indéniablement une influence sur le goût de la pipe, particulièrement pendant le culottage. Est-il exclu qu’un film de squames microscopiques, de graisses, de bactéries et de ferments influence la saveur d’une façon similaire ?

Je vous le redemande donc : est-il absurde de supposer que peut-être la chimie corporelle du pipier imprègne ses produits ? Et que même quand le culottage est terminé, ces traces biochimiques sont scellées dans le bois ? Evidemment, je ne suis pas un scientifique. En réalité, je dois admettre que mon esprit se sent plus porté vers la pataphysique que vers les sciences exactes. Il se peut donc que je raconte des balivernes. A vrai dire, c’est même fort probable, j’en suis bien conscient. Dans ce cas, prenez la peine de me corriger et d’argumenter votre propos. Je vous serai reconnaissant et je pourrai d’ailleurs toujours me consoler avec l’idée que si non e vero, e ben trovato.