Briar Brian

par Erwin Van Hove

02/04/06

Quand on parcourt les messages des divers forums consacrés à la pipe, à coup sûr on tombe sur des commentaires de ce genre : Regardez-moi ça ! Quelle beauté ! Seulement, je ne pourrais pas m’imaginer la fumer. Et d’habitude, la pipe sur laquelle on attire l’attention, est une création toute personnelle, originale, impressionnante. Du design pipier. De la sculpture faite pipe. Et c’est vrai, ces œuvres d’art tendent parfois à inspirer davantage de l’admiration que l’envie de les caler entre les dents. Aussi sont-ce des pipes pour collectionneurs. Certaines seront fumées, mais pleines d’autres termineront leur vie dans une prison de luxe, exposées sur un socle dans quelque cabinet BCBG. Cela explique pourquoi on voit régulièrement apparaître sur eBay des Tokutomi, des Nordh, des Shaabi flambant neuves. Que le mariage entre collectionneurs et élues de leur cœur ne soit pas consommé, est quand même un peu dommage. Même les champions du design pipier tels Kent Rasmussen, Rolando Negoita, Michael Parks ou Takeo Arita s’appliquent des heures durant à produire non seulement des objets de beauté, mais également des outils de fumage performants.

Deuxième constat quand on lit les fils des groupes de discussion : chaque fois que les membres sont invités à dresser la liste de leurs pipes favorites, donc non pas des plus belles, mais de celles qu’ils fument avec le plus de satisfaction et avec lesquelles ils ont développé des liens de connivence très profonds, ces tours de force de design pipier brillent par leur absence. Apparemment le vrai fumeur de pipe se distingue du collectionneur. Ou serait-ce l’authentique machine à fumer, sans fioritures, qui se distingue de l’objet artistique ? Lorsqu’on regarde les listes rédigées par les fumeurs de pipe chevronnés qui ont de l’expérience dans toutes les gammes de prix, on se rend vite compte que ce ne sont ni les pipiers hors de prix, ni les fait machine qui recueillent le plus de suffrages. Il semblerait que ce soit le bon sens qui les guide dans leur choix : ils affectionnent avant tout les pipes d’artisans dont les prix ne sont pas prohibitifs et qui se distinguent plus comme fins techniciens que comme créateurs inspirés. Cela explique pourquoi le Danois qui semblerait la coqueluche des connaisseurs, n’est pas une vedette comme Teddy Knudsen ou Kent Rasmussen, mais un pipier qui n’a jamais atteint le statut de star : Jörn Larsen. Cela explique également pourquoi des pipiers au style terre-à-terre comme Larry Roush, Jim Cooke, Jody Davis, Mark Tinsky ou Paul Bonaquisti sont plus souvent cités que la fine fleur de la pipe artistique américaine comme Todd Johnson ou Rolando Negoita. Et cela explique pourquoi ces superbes outils de fumage qu’étaient les Dunhill, Barling ou Sasieni d’antan, ont toujours la cote. Finalement cela explique pourquoi tant de marques et de pipiers italiens comme Le Nuvole, Paolo Becker, Moretti, Claudio Cavicchi, Ardor ou Il Ceppo sont tellement appréciés.

Sans conteste, l’un des pipiers les plus souvent cités dans les listes des favoris des amateurs américains, c’est Brian Ruthenberg. Cela ne doit pas étonner. A l’origine mécanicien spécialisé dans la fabrication d’outils, Ruthenberg dispose naturellement d’un sens aigu du détail et de la précision. Ses pipes, il les taille plutôt avec la minutie du technicien qu’avec une âme d’artiste. D’ailleurs quand on regarde son site web, on le voit d’emblée : pas de tape-à-l’œil, pas d’expérimentation formelle, pas de modèles époustouflants. Du solide, de l’intemporel. Du classique qui s’inspire à la fois du minimalisme anglais et du flair italien. Des machines à fumer performantes. Ce qui frappe également, c’est le pourcentage très élevé de sablées. Et il faut le dire : Brian est l’un de ces typiques pipiers américains, surdoués du sablage.

Comme d’une part je ne dispose pas de fonds illimités et que, d’autre part, je suis toujours en quête de nouvelles pipes à essayer, je suis bien forcé de vendre de temps à autre une partie de mon harem. Souvent à contre-cœur. Je suis l’heureux propriétaire de quatre Ruthenberg et celles-là, je ne m’en séparerai pas de si tôt. Vous pouvez en découvir ici même des images. Vous me direz que ces pipes n’ont rien d’extraordinaire. Et je l’avoue : ce ne sont absolument pas mes pipes les plus belles. De là à conclure qu’elles n’ont rien d’extraordinaire…

Il ne m’arrive que rarement de recommander sans réserve un pipier. Pourtant, dans le cas de Brian Ruthenberg, je mets ma main au feu : allez-y sans crainte aucune, vous ne serez pas déçu. Brian est la preuve vivante qu’une exécution technique perfectionniste et une bonne compréhension de l’aérodynamique arrivent à prendre le dessus sur la nature. Je m’explique. Evidemment Brian ne se rend pas dans le bassin méditerranéen pour trier sur le volet ses bruyères. En plus, il ne dispose pas comme Marco Biagini par exemple de plateaux qui ont séché pendant plus d’une décennie. Cependant, les pipes de Ruthenberg sont un plaisir à fumer : elles ont un tirage exemplaire et elles produisent un goût ample et profondément satisfaisant. Ce n’est pas le fruit du hasard. Bien au contraire. Chaque Ruthenberg a un perçage bien large, tant dans la tige que dans le floc et le tuyau. D’ailleurs toute pipe qui sort de son atelier, passe sans problème le test de la chenillette. Ce n’est pas tout. Ce qui le distingue vraiment, c’est la façon dont il modèle la lentille et l’ouverture dans le bec.

Si Cornelius Mänz produit, à mon avis, les becs les plus confortables et les plus discrets au monde, Brian Ruthenberg, lui, taille les boutons les plus efficaces pour permettre à la fumée de flatter votre palais entier. En plus, la sensation tactile en bouche de ces lentilles en est une de sensualité. Voyons ça de plus près. Quoique les becs soient très fins et plats, l’épaisseur de mes quatre pipes se situant entre 3,7 et 3,9mm à l’endroit où l’on pose les dents, Ruthenberg réussit à tailler des sorties des passages d’air ovales et largement ouvertes qui permettent à la fumée de se répandre librement sans se concentrer sur un seul point de la langue. Ce système non seulement évite d’irriter la langue, il améliore également le développement des saveurs. Parallèlement les lentilles sont taillées tout en rondeur : le devant n’est pas droit, mais courbé, tel un croissant, ce qui a l’avantage de donner au bout de la langue la possibilité d’épouser parfaitement le devant du bec ; en outre, les lentilles, complètement arrondies sans aucune aspérité ni angle droit, ne sont pas sans rappeler l’embouchure d’une trompette. Bref, un vrai plaisir à tenir en bouche.

Alors, intéressé ? A mon avis, ce ne sont pas les prix que pratique Brian qui pourront vous retenir. D’accord, pour quelqu’un qui est habitué à ne fumer que des « industrielles », une Ruthenberg peut paraître bien chère : autour de $300 pour une sablée et environ $400 pour une lisse. Par contre, quand on tient compte de la qualité d’exécution technique des pipes et de la beauté des sablages et qu’on compare ces prix avec ceux que demandent des concurrents comme par exemple Larry Roush, Paul Bonaquisti ou Michael Lindner, eux aussi champions du sablage, d’un coup les prix de Brian paraissent plus qu’honnêtes. D’ailleurs les Ruthenberg se vendent comme des petits pains et rares sont les pipes qui traînent plus d’un jour sur son site web. Et si l’envie vous prend de faire faire la pipe de vos rêves, pas de problème : Brian accepte les commandes. Alors si la date de votre anniversaire s’approche, n’hésitez pas de vous faire plaisir !