Rendons à César

par Erwin Van Hove

11/04/06

Nous autres fumeurs de pipe, nous sommes de la race des indulgents. Le sens critique, ce n’est pas notre fort. Et surtout pas en public. Remarquez, ce n’est pas que dans la petite république des pétuneurs il soit interdit de critiquer. Aussi entends-je de temps à autre un jugement sévère sur les prix que pratique tel pipier ou sur les formes tirées par les cheveux de tel autre. Et l’on attire l’attention sur quelque sand pit, on communique son aversion pour le bambou, on avoue la déception causée par quelque marque renommée comme Dunhill ou Castello. Critiquer les défauts d’une marque moins prestigieuse, semblerait par contre plus délicat. Mais c’est un autre débat…

Fondamentalement, nous sommes bons enfants. Un pipier à peine débutant nous montre son premier essai maladroit et voilà que nous applaudissons avec enthousiasme. Un membre d’un forum nous soumet une Bruyère Garantie trouvée sur Ebay pour deux euros cinquante et nous nous efforçons à trouver du charme à cette trouvaille. Il en va de même quand nous abordons le thème du fumage : à nous croire, la toute grande majorité des pipes se fument parfaitement bien et produisent une saveur agréable. Moi qui suis régulièrement déçu, je me sens parfois bien seul.

Dans notre enthousiasme, nous tendons à manier un vocabulaire qui exprime notre esprit positif : nous ne craignons pas le superlatif et nos épithètes sentent bon l’eau de rose. Fatalement il en résulte comme une dévaluation du lexique. Des mots perdent leur force originelle sous l’effet d’une continuelle érosion, d’autres voient leur signification carrément déformée. Personnellement, je regrette cette évolution. Il arrive même qu’elle m’irrite. C’est le cas pour un vocable qui depuis quelque temps ne cesse d’être abusé par un nombre toujours croissant de pipophiles. J’ai nommé le terme anglais high grade. Ce n’est pas que je sois un grand fan de ce qualificatif. En vérité, je l’ai toujours trouvé à la fois un peu prétentieux et manquant de justesse. Mais bon, il faut faire avec. Avant de continuer, il est peut-être utile d’en rappeler l’étymologie et l’acception contemporaine.

Les pipes ne naissent pas égales. Marques industrielles, PME familiales et artisans pipiers ont toujours instauré une hiérarchie dans leurs produits, soit en employant différents noms de série, soit en indiquant un grade au moyen de symboles, de chiffres ou de lettres, soit tout simplement en attachant aux diverses pipes des étiquettes de prix différentes. Pourquoi une Dunhill Root ou une Castello Fiammata sont-elles nettement plus chères qu’une Dunhill Shell ou qu’une Castello Sea Rock ? Et pourquoi une Il Ceppo gradée 1 est-elle tellement plus abordable qu’une 7 ? C’est très simple : les pièces les plus coûteuses sont faites avec une bruyère qui présente nettement moins de failles et un grain plus régulier. On paie donc pour la beauté et la rareté du bois. Dans cette logique, une haut gradée est davantage le résultat des aléas de la nature que du travail d’un pipier.

De nos jours, le terme high grade n’a plus rien à voir avec les qualités visuelles du bois. Une rustiquée ou une sablée peuvent avoir droit à cette qualification autant qu’une straight grain parfaite. Aujourd’hui ce sont exclusivement le savoir-faire et l’approche perfectionniste de l’artisan qui donnent droit à l’étiquette high grade. A vrai dire, high grade et perfectionnisme sont devenus synonymes. Dissipons d’emblée un malentendu coriace : ce n’est pas parce qu’une pipe coûte au-delà de €500 que par définition il s’agisse d’une high grade. Les industriels de la pipe et les artisans travaillant dans une gamme de prix abordables ont tendance à vous demander le prix fort pour des pièces qui sortent de l’ordinaire. Si une BC Collection, une Peterson Gold, une Cavicchi Diamante, une Don Carlos Fiammata sont bien évidemment des réalisations dans un bois exempt de failles et visuellement attractif, ce ne sont pas pour autant des high grades. La raison en est très simple : Claudio Cavicchi emploie exactement les mêmes techniques pour tailler, percer, monter le tuyau et finir une simple Cavicchi gradée C que pour une Diamante. Une simple Dunhill Shell a exactement la même construction qu’une rare Dunhill DR. Est-ce qu’en vous faisant cette remarque, j’insinue qu’une Cavicchi, qu’une Don Carlos ou qu’une Dunhill ne sont pas de bonnes pipes ? Loin de moi cette idée. Au contraire, personnellement j’ai toujours fort apprécié l’excellent rapport qualité/prix des Cavicchi par exemple. D’ailleurs au fumage elles peuvent vous donner autant de satisfaction qu’une vraie haut de gamme, parfois même plus. Seulement, la grande majorité des pipiers italiens ne tournent pas eux-mêmes leurs tuyaux, de même que Dunhill ne taille guère ses têtes, mais emploie d’habitude du prétourné. Or, à mon sens, le premier critère pour définir le terme high grade, serait justement ceci : la pipe est entièrement faite main, du bouton au bord du foyer.

Il ne faudrait pas en conclure que toute pipe faite à la main par un artisan soit automatiquement une high grade. Il convient d’ajouter le deuxième critère qui est celui du perfectionnisme. Ca commence avec le choix des matières premières : de la bruyère triée sur le volet par un des coupeurs les plus prestigieux comme Mimmo de Romeo Briar, des tubes d’ébonite ou de cumberland importés d’Allemagne, des matériaux de décoration nobles. Et puis, il y a l’outillage. Pour preuve le blog de Trever Talbert dans lequel il nous raconte par exemple ses soucis pour trouver le compresseur parfait pour sa cabine de sablage. D’ailleurs le typique pipier haut de gamme fabrique lui-même une partie de ses outils de travail. Ca continue au moment de la conception de la pipe. Et là il y a deux approches diamétralement opposées qui toutefois ont le même objectif : créer une pièce unique où forme et flamme constituent une réelle harmonie. La première école se laisse guider par le grain et cherche à découvrir au cours du façonnage de la bruyère la pipe qui se cache dans le plateau. C’est au pipier de délivrer ce que Mère Nature enfante après une gestation de plusieurs décennies. L’autre école cherche à dompter la nature et à lui imposer sa volonté. Typiquement, ces pipiers-là imaginent des modèles, ébauchent des croquis, font des plans techniques et ensuite fouillent leur stock de bruyère à la recherche du plateau parfaitement adapté à leur projet. Au moment de l’exécution technique, du perçage, du tournage du tuyau, du modelage de la lentille, du montage, du polissage, de la finition, les deux écoles se rejoignent : pendant de longues heures tous ces artisans travaillent dans l’esprit de ces moines médiévaux peignant avec un rare sens du détail des miniatures. Dans cette quête de la pipe parfaite, un artisan peut passer une demi-journée à poncer la surface de la bruyère avec des papiers de verre de plus en plus fins. Un pipier m’a raconté comment il a travaillé pendant six heures pour modeler un tuyau et sa lentille et pour l’adapter parfaitement à la tige. Bref, sans cet esprit obsessionnellement perfectionniste, pas de vraie high grade.

S’ajoute à cela un troisième critère tout aussi déterminant : la consistance. A condition de disposer d’un certain talent et d’un savoir-faire certain, tout pipier peut un jour tailler une pipe quasi parfaite. Il se peut même qu’une équipe d’employés y arrive : je possède des Castello et des Dunhill dont je ne me séparerai jamais. Cependant, je me suis débarrassé d’autres parce qu’elles me décevaient. Un de mes tuyaux préférés est celui d’une Savinelli Autograph. J’en ai vendu une autre parce que sa lentille me paraissait inacceptable. Ce manque de constance et de consistance empêche ses marques de s’arroger le droit de passer pour high grade. Le pourcentage de réussites incontestables n’est tout simplement pas suffisamment élevé. Par contre, je possède une bonne demi-douzaine de pipes de Cornelius Maenz. Chacune d’elles sans exception est équipée d’un bec absolument parfait. Pas surprenant quand vous savez qu’on chuchote qu’un jour le roi Bo Nordh, en examinant les pipes de Cornelius, a conclu que désormais il avait un dauphin. Larry Roush, autre pipier renommé pour son esprit perfectionniste, ne risque pas de vous envoyer une pipe de lundi : avant de l’emballer, Roush l’examinera de près en se servant d’une check-list détaillée. D’ailleurs, votre pipe, vous la recevrez accompagnée de cette liste dûment cochée. L’esprit haut de gamme, c’est ça.

Il va sans dire qu’il résulte de notre définition à trois composantes que les vraies high grade sont passablement rares et que par définition il est exclu qu’elles soient bon marché. Devons-nous en conclure que fatalement les high grade sont exclusivement à la portée de quelques nantis ? Cela dépend. Si vous rêvez d’une pipe d’un artisan-phare, d’une star incontestée tels Bo Nordh, Lars Ivarsson, Jess Chonowitsch ou Kent Rasmussen, vous serez bien obligé de piller votre compte en banque. Remarquez, cela ne veut pas dire que vous jetez votre argent par les fenêtres : très souvent les prix de ces pipes ne cessent de monter et il arrive même assez fréquemment que des estates se vendent plus cher que le prix du produit neuf. Si par contre vous êtes continuellement à la recherche des vedettes en herbe et qu’en plus vous avez le don de reconnaître le potentiel de ces jeunes Turcs, non seulement vous ne serez point forcés de débourser une petite fortune, il peut même s’avérer que votre clairvoyance vous rapporte gros. A titre d’exemple, je vous signale que les premiers clients de Cornelius Maenz payaient €100. Ca n’a pas duré !

Or donc voici que de plus en plus fréquemment, je rencontre le terme high grade. Une Peterson lisse sans mastic et en finition naturelle, c’est une high grade. Une L’Anatra, une Il Ceppo ou une Mastro de Paja : des high grade. Et pareil pour une Mark Tinsky, une Peter Klein ou une Lannes Johnson (Dieu nous garde !). Il semblerait que pour certains, tout ce qui ne sort pas des tours copieurs des fabriques, ait droit à ce qualificatif. C’est l’inflation. Et voilà que certains pipiers au sens esthétique sous-développé et à la qualité d’exécution tout au plus médiocre, se mettent à y croire eux-mêmes, demandant allègrement $1000 pour des œuvres quelconques et parfois même carrément navrantes. Caveat emptor.

Si vous voulez savoir pourquoi l’emploi abusif du vocable high grade me met tellement mal à l’aise, je vous réponds ceci : il y a dans l’univers de la pipe des gens qui se distinguent par leurs recherches stylistiques et par leur sens exacerbé du perfectionnisme. Jour après jour ils se mettent en quatre pour vous délivrer la meilleure pipe qu’ils sont capables de produire. Non pas avec les gestes routiniers du fonctionnaire indifférent, mais avec la passion de l’artiste et la méticulosité de l’ingénieur. Ils dessinent et ils redessinent, ils expérimentent et ils testent, ils s’occupent de détails qui fort probablement vous échapperont, ils relèguent en moyenne une pipe sur trois à la poubelle. Et ce faisant, ils ont une production très limitée. Vous me direz que nous les payons largement pour tous leurs efforts. Et bien non. Je n’ai jamais vu un pipier haut de gamme conduire une Mercedes. Au contraire, j’en connais quelques-uns qui sont obligés de vivoter. En réalité, la classe moyenne des pipiers mid grade gagne nettement mieux sa vie. Serait-ce dans ces conditions trop demandé que de réserver à ces épris de perfection le respect qu’ils méritent ? Arrêtons donc de faire l’amalgame et de miner les hiérarchies. Laissons-leur au moins leur fierté professionnelle et leur stature de vrai maître pipier.