Gare aux chauffards !

par Erwin Van Hove

18/11/06

Dans Prêcher pour la paroi, un article daté de février de cette année, j’ai abordé le rapport entre l’épaisseur du fourneau et la température de la fumée. Cette fois-ci, je voudrais m’attarder quelques instants sur l’un des problèmes les plus irritants auxquels le fumeur de pipes peut être confronté : la hot smoker, la pipe qui chauffe trop.

Rappelez-vous : ce n’est pas parce que votre pipe aux parois minces est nettement plus chaude au toucher que cette autre avec une carrure deux fois plus large, qu’il faut en conclure que la svelte fume trop chaud. Une pipe légère et fine peut en effet vous paraître fort chaude en main, tout en produisant une fumée parfaitement fraîche. Il faut donc commencer par circonscrire avec justesse le phénomène de la surchauffe d’une pipe. A mon avis, il y a surchauffe quand vous constatez un des symptômes suivants : soit au contact de la bouche la fumée a une température désagréable qui irrite la langue, soit le bois du foyer chauffe tellement que la chaleur vous empêche de tenir la tête confortablement entre vos doigts. Et il va sans dire que si soudain vous percevez un goût âcre de bois au cours du fumage, vous êtes en train de sérieusement surchauffer votre pipe. A cet instant le risque de brûlure de la bruyère est réel. Que faire en cas de surchauffe ? Simple : arrêter de fumer et reposer la pipe jusqu’à ce qu’elle soit refroidie. Il n’y a pas d’autre remède. Mais si vous ne l’appliquez pas, bonjour les dégâts ! Comment reconnaître une pipe brûlée ? Typiquement, ce qui se passe, c’est ceci : d’abord apparaît sur le foyer une petite tache plus foncée, puis elle devient plus grande alors que le centre vire de plus en plus au noir, finalement le centre de la tache a vraiment l’air brûlé et parfois même il s’effrite et laisse apparaître un trou.

Et les causes alors ? C’est déjà nettement plus compliqué parce que à la fois le fumeur, la pipe et le tabac peuvent être mis en cause.

Commençons par le complice plutôt que par le principal auteur du crime : le tabac peut contribuer à la surchauffe, mais il n’en est jamais la cause unique. Schématiquement parlant, trois facteurs peuvent avoir une influence : variété, taux d’humidité et coupe. Concrètement, ça veut dire que par exemple un latakia atteint des températures de combustion moins élevées qu’un viriginia ou qu’en général un tabac naturel ne chauffe pas autant qu’un tabac saucé. Ca se comprend : les sucres naturels du VA et les sucres ajoutés aux aromatiques caramélisent. Or, vous, amateur de bonne chère, n’avez-vous jamais remarqué dans votre cuisine que mieux vaut que vos bras nus soient éclaboussés de graisse animale bouillante plutôt que de sucre fraîchement caramélisé ? C’est tout dire. En outre, les aromatiques sirupeux et humides produisent de la vapeur qui sera responsable d’une sensation de brûlure en bouche. Mieux vaut donc les faire sécher pendant quelque temps. Enfin, il y a donc la coupe : un scaferlati se consume plus vite qu’un flake, de même qu’un cube cut burley couve plus gentiment que son jumeau en coupe normale. Cependant, il faut se garder de tirer une conclusion hâtive de cette observation. J’y reviendrai.

Passons donc sans tarder au grand coupable : le fumeur. Au plutôt les fumeurs : les néophytes, les nerveux, les malhabiles, les inconscients, les fous à lier. Et les malchanceux, parce qu’il est vrai qu’il arrive parfois qu’à l’intérieur de la bruyère se dissimule un défaut invisible qui rend le bois anormalement enclin à des brûlures. Ceci dit, soyons clairs : 9 fois sur 10 ce n’est pas le pipier qui est responsable des brûlures, mais bien son client. Si seulement celui-ci avait le courage de l’admettre, les pipiers dormiraient mieux. Heureusement ils n’ont pas tous des clients comme cet Américain qui se vantait dans un forum d’avoir trouvé le truc parfait pour culotter une pipe sans devoir supporter le goût boisé des premiers fumages : il circulait sur les autoroutes en conduisant d’une main, alors que de l’autre il exposait au vent sa pipe neuve fraîchement bourrée et allumée. Ouais. Beaucoup plus nombreux sont ceux qui emploient un briquet torche pour allumer le tabac. Le cauchemar de tout pipier. Avec un briquet pareil, l’expression allumer sa pipe, il faut la prendre au pied de la lettre ! Mais la grande majorité des fumeurs qui systématiquement surchauffent leurs pipes, ce sont les débutants qui tirent comme des forcenés parce que leur bourrage est beaucoup trop ferme, et les fumeurs nerveux ou excités qui, sans s’en rendre compte, aspirent trop souvent et trop fort. Bref, tous ceux qui attisent excessivement le feu, courent le risque de surchauffe et de brûlure. Fumer la pipe est un art qui combine un savoir-faire technique (bourrage, allumage, maniement du tasse-braise) et un rythme de respiration calme et naturel. D’ailleurs on ne reconnaît pas les habiles fumeurs de pipe à la quantité impressionnante de fumée qu’ils produisent, mais au contraire au fait que leur tabac couve sous la cendre plutôt qu’il ne brûle.

Reste la pipe. Ceux qui ont tendance à fumer chaud ont intérêt à savoir que certaines finitions leur conviennent mieux que d’autres. En effet, de par leur superficie plus importante, les sablées et les rustiquées absorbent en principe mieux la chaleur qu’une lisse. Et il va de soi qu’une pipe finie avec une épaisse couche de vernis qui bouche les pores du bois, n’est pas faite pour évacuer avec efficacité la chaleur. Même les fumeurs les plus chevronnés tombent parfois sur des bouffardes qui chauffent excessivement. Il arrive que la surchauffe se concentre sur un endroit bien précis de la pipe. Les anglophones appellent ce phénomène un hot spot, une tache chaude. Soit il s’agit de quelque malencontreuse anomalie dans le bois, soit ce problème est le résultat d’une erreur technique de la part du pipier, l’exemple type étant la surchauffe dans le fond pointu d’un foyer conique dont l’angle est trop grand. Et puis il y a ces pipes mystérieuses qui fument trop chaud sans raison apparente, alors qu’elles passent haut la main tout examen critique de leur construction. Dame Bruyère reste une maîtresse capricieuse et impossible à appréhender. Ceci dit, dans la vaste majorité des cas, si un fumeur expérimenté surchauffe une pipe, c’est qu’il y a un problème technique. D’habitude il s’agit d’un passage d’air trop étroit ou bien d’un rétrécissement ou d’un blocage qui se situe quelque part dans ce conduit d’air. Le résultat est toujours le même : il faut aspirer trop souvent et trop fort pour garder le tabac allumé. Par conséquent ce soufflet actionné sans cesse attise outre mesure le feu. Il convient donc selon le cas d’ouvrir le passage d’air au moyen d’une vrille plus large ou de chercher le rétrécissement ou le blocage et de le supprimer à la lime-aiguille. Restent les pipes dont c’est la forme qui augmente le risque de surchauffe. Le cas d’école, c’est la cutty ou la horn dont le foyer peut être fort incliné. D’habitude la paroi supérieure de ce genre de pipes tend à surchauffer et là, vrilles et limes ne servent à rien. Dans ce cas fumer très posément est la seule et l’unique solution. Evidemment ces modèles au fourneau incliné, tout séduisants qu’ils soient, ne conviennent pas aux débutants. De même je leur déconseillerais les pipes au foyer conique.

Avec régularité j’entends et je lis que pour dompter des pipes qui tendent à chauffer, un choix judicieux du tabac s’impose. Je suis d’accord à 100%. Le conseil répété sans cesse préconise qu’il faut un tabac en très grosse coupe, un flake VA par exemple, qui a l’avantage de se consumer lentement. J’admets que ça sonne logique. Or, mon expérience personnelle m’a convaincu du contraire : je recommande un tabac finement haché comme le semois. A maintes reprises j’ai constaté que combustion lente et température modérée ne sont pas synonymes. Voici pourquoi : un flake est moins facile à garder allumé qu’un tabac fin. Par conséquent le fumeur se voit obligé de tirer plus et ce faisant, il attise le feu. En plus, n’oublions pas que les flakes à base de virginia contiennent pas mal de sucres qui augmentent la température de combustion. Par contre, de par sa structure, un tabac du type semois ne s’éteint pas facilement. Une petite aspiration de temps à autre suffit donc pour que le tabac continue à couver gentiment. En outre la relative absence de sucres évite le problème de la température excessive due au processus de caramélisation. Et puis, il y a autre chose. Allumez votre flake et fumez-le pendant une demi-heure. Regardez à l’intérieur de votre foyer : le tabac n’a pas bougé. Tassez-le. Vous constaterez que la surface allumée descendra à peine. Cela implique que le feu couve fort longtemps au même endroit de votre pipe. Par conséquent à cet endroit les parois sont longuement exposées à l’action du feu. En revanche, le semois, lui, se consume beaucoup plus rapidement et dès lors, le feu ne traînera pas en un endroit, mais descendra relativement vite jusqu’au fond du foyer. Il va de soi qu’ainsi le bois risquera nettement moins surchauffe et brûlures. Bref, ne vous fiez pas sans réfléchir à un conseil qui est peut-être moins avisé qu’il n’en paraît au premier abord. Testez au contraire ma recommandation à moi. Vous m’en direz des nouvelles.

C’est dommage, mais ça arrive : certaines pipes qui surchauffent, s’avèrent irrécupérables. Remarquez que c’est rare. Heureusement avec un peu de patience, il vous est parfaitement possible de dompter une pipe au caractère trop ardent. Bourrez-la de tabacs naturels finement coupés avec un taux d’humidité peu élevé, fumez-la posément avec de petites aspirations calmes et rythmées, en veillant à ce que l’herbe couve plutôt qu’elle ne brûle, ne l’exposez pas au vent ou aux courants d’air, posez-la dès qu’elle commence à chauffer pour lui permettre de refroidir, fumez-la jusqu’au fond dans le but de couvrir son foyer d’un culot bien uniforme. Une fois la pipe bien culottée, elle se montrera nettement plus docile. Promis.