C'est culotté !

par Erwin Van Hove

03/06/13

Plusieurs enquêtes menées dans différents groupes de discussion prouvent au-delà de tout doute que si l’on trouve ici et là un pétuneur pour qui un foyer précarbonisé est un must, une grande majorité de pipophiles ne cache pas sa préférence pour un foyer vierge. Or, la plupart des artisans continuent à enduire leurs pipes d’un bowl coating. Serait-ce parce que les pipiers ne sont pas au courant des souhaits de leur clientèle ? Absolument pas. En vérité, les forums anglophones regorgent de professionnels de la pipe qui participent activement aux nombreux fils consacrés au préculottage. Que nous répondent-ils quand nous exprimons notre préférence pour les vierges ? Quelques rares pipiers comme Rad Davis nous rejoignent et nous soutiennent ouvertement, alors que systématiquement un chœur d’artisans nous chante à l’unisson que toute pipe bien faite est pourvue d’une couche protectrice. Tant pis pour nous si nous sommes trop obtus pour appréhender cette vérité éternelle. Qu’il y ait encore tant de rouspéteurs critiques voire de dissidents comme vous et moi ne s’explique que par le fait qu’il y a toujours des fanatiques qui restent sourds aux nombreux arguments irréfutables en faveur du bowl coating. Cette sempiternelle rengaine péremptoire et incohérente m’irrite tellement qu’il y a cinq ans j’ai fini par y consacrer un article intitulé Vive les vierges ! (artvierge.htm)

Rebelote. Récemment, dans l’un des forums privés abrités par Smokers Forums, une nouvelle discussion houleuse autour du thème du préculottage a éclaté. Le fait que le modérateur l’a arrêtée parce qu’elle tournait au vinaigre, prouve à quel point ce sujet continue à déchaîner les passions. Cette fois-ci c’est avant tout le pipier américain Todd Johnson, célèbre pour ses dons de polémiste au ton mordant, qui s’est érigé en champion de la ligue des pipiers préculotteurs. Il faut savoir que c’est un fervent avocat des recettes à base de silicate de soude, communément appelé verre liquide, alors que c’est précisément ce produit chimique-là qui est la bête noire des défenseurs du foyer virginal. La discorde entre les deux camps se situe fondamentalement à trois niveaux différents. Les antis clament haut et fort que la bruyère ne nécessite nullement de protection artificielle contre le feu, étant donné qu’il est extrêmement rare qu’une pipe ne brûle, à condition qu’elle soit fumée dans les règles de l’art. Les défenseurs du préculottage, eux, estiment au contraire que toute pipe vierge risque de finir par brûler. Les adeptes des voluptés sans protection reprochent à tout bowl coating, quelle qu’en soit la recette, qu’il les spolie du plaisir de découvrir le vrai goût de la bruyère, et aux recettes basées sur le verre liquide en particulier de produire un goût artificiel et désagréable. A quoi chaque pipier répond systématiquement que le goût de son préculottage à lui est parfaitement neutre. Finalement, il y a des fumeurs qui se demandent si le pouvoir d’absorption du foyer n’est pas compromis par la couche de verre liquide. Les artisans de leur côté nous garantissent que le silicate de sodium n’exerce aucune influence sur la porosité du bois. Voilà donc les pommes de discorde.

Las de l’interminable dialogue de sourds, voilà que Todd Johnson lance dans ce fameux fil de discussion une annonce sensationnelle : il va prouver une fois pour toutes que ses adversaires se trompent. Il leur présentera des expériences filmées qui ne laisseront plus de place au doute : d’une part il s’avérera qu’une pipe vierge brûle beaucoup plus rapidement qu’une autre enduite de silicate de soude, d’autre part il sera démontré que le verre liquide absorbe l’humidité excessive au moins aussi bien que la bruyère. Le voilà qui s’exécute le lendemain quand il poste deux vidéos sur YouTube. Une image vaut mille mots, surtout si elle prend des airs de démonstration scientifique. L’impact est donc immédiat : ses collègues exultent alors que des opposants jusque là coriaces s’avouent vaincus. Il faut se rendre à l’évidence et l’admettre sans détours : ces vidéos livrent la preuve empirique et irréfutable que Johnson a raison. Dorénavant toute critique, tout questionnement de la part des partisans purs et durs du foyer immaculé ne feront que trahir leur mauvaise foi et leur manque d’intégrité intellectuelle. Voilà une affaire réglée. Depuis, à chaque fois que dans quelque forum un candide a la témérité de se poser des questions sur la pratique du préculottage, on sort les vidéos. Ca marche à tous les coups.

Ces fameux films et les réactions qu’ils continuent à susciter, m’ont appris une fois de plus que les gens gobent absolument tout. Il suffit de jongler avec des termes comme expérience et constat empirique et le tour est joué. Or, en visionnant les vidéos du pipier américain, je me suis immédiatement demandé si ce théologien diplômé pour qui le laboratoire n’est pas exactement l’habitat naturel, est la victime de sa propre ignorance ou s’il se pourrait que, sans scrupules, il verse consciemment dans l’intox. Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : ces expériences ne prouvent strictement rien. Leur méthodologie est plus que douteuse puisqu’elle ne reproduit nullement ce qui se passe en réalité à l’intérieur du foyer d’une pipe. Pire, n’ayons pas peur des mots, elle est tout simplement tronquée.

Je vous prie de regarder la première vidéo.

Nous commençons l’expérience avec deux tranches de bruyère de la même épaisseur découpées dans le même ébauchon. L’une reste vierge alors que l’autre est enduite de la traditionnelle recette de préculottage composée de charbon activé, de pierre ponce et de silicate de sodium. Ces deux tranches sont posées au-dessus des flammes de deux bougies identiques. L’expérience prouve qu’au moment où la bruyère vierge s’enflamme, la tranche préculottée est toujours parfaitement intacte et que lorsque le bois nu s’est carbonisé, le bois protégé commence à noircir, certes, mais n’a toujours pas pris feu.

Convaincant comme démonstration. Oui, mais qu’est-ce qui est démontré au juste ? Qu’un préculottage à base de verre liquide agit comme un ignifuge ? Ben pardi, qui, je vous le demande, l’a jamais nié ? Quand on enduit un morceau de bois d’une mixture préparée dans le seul but de le protéger du feu, il est normal que son point d’incandescence s’en voie altéré, n’est-ce pas. Il ne manquerait plus que ça ! Mais là question n’est pas là. La vraie question que posent les amateurs de foyers vierges est celle-ci : la pipe en bruyère a-t-elle vraiment besoin d’une couche protectrice pour pouvoir être fumée sans réel risque de la brûler ? Et là, il convient quand même de rappeler que si depuis un siècle et demi la bruyère s’est imposée comme la matière première par excellence pour la fabrication de pipes, ce n’est pas par hasard. D’ailleurs il s’avère que les pipiers qui ne jurent que par le foyer vierge, attestent que leurs pipes ne brûlent pas plus souvent que celles de leurs collègues qui préculottent systématiquement. Rad Davis par exemple qui ne précarbonise jamais, fait état d’une moyenne de deux pipes sur mille qui finissent par brûler. Et aux dires de Greg Pease, il semblerait même que le pourcentage de foyers brûlés soit plus élevé parmi les pipes préculottées que parmi les vierges. Moi-même j’ai fumé plus de cinq cents pipes dans ma vie dont une majorité à foyer nu. Jamais, mais alors jamais il ne m’est arrivé de brûler ne fût-ce qu’une seule pipe.

Mais revenons à la démonstration de Johnson et demandons-nous si cette expérience permet de tirer des conclusions inattaquables concernant la nécessité de protéger les parois d’une pipe au moyen d’un mélange de verre liquide, de charbon actif et de pierre ponce. Vous avez constaté avec moi que la flamme de la bougie s’attaque pendant toute la durée de l’expérience à un seul point de la tranche de bruyère. Bref, la flamme et le réchauffement du bois qui en résulte, se concentrent de façon constante et ininterrompue sur le même endroit. C’est évidemment la situation idéale pour embraser le plus rapidement possible n’importe quelle matière inflammable. Que se passe-t-il à l’intérieur d’une pipe ? Il est certain que le foyer n’est jamais en contact direct avec une flamme constante. A vrai dire, excepté au moment de l’allumage, il n’y a même pas question de flamme. Un fumeur chevronné, qui par définition fume posément, fera en sorte que le feu couve gentiment sous les cendres. En outre, dans la pipe d’un fumeur capable, la braise ne consume pas la totalité de la surface du tabac. Au contraire, elle se limite au centre de cette surface. Le goût du tabac ne se développe d’ailleurs pas par carbonisation au contact du feu, mais par distillation causée par la chaleur. Bref, dans une pipe, non seulement il n’y a pas de flamme directe et constante qui s’attaque à un point précis de la bruyère, en plus la chaleur s’y répand par radiation et se dissipe en partie par le haut du fourneau. Ce n’est pas tout. La braise entretenue par un pipophile qui fume dans les règles de l’art, atteint une température d’approximativement 400°. Autour de ce centre la température n’excède pas les 300°. Ce qui plus est, cette température n’est pas constante. Elle est atteinte uniquement au moment où le fumeur aspire. Un fumeur débutant ou nerveux qui tire sur sa pipe comme un forcené, fera chauffer la braise au milieu du tabac à 600°. Un tel fumeur malhabile brûle le tabac à un rythme vertigineux, ce qui fait que la braise ne s’attarde jamais longuement au même endroit, mais au contraire descend rapidement dans le foyer. Par conséquent, l’endroit où se concentre la chaleur varie constamment. Bref, il est impossible de comparer ce qui se passe à l’intérieur d’un foyer de pipe avec l’exposition directe et constante d’un morceau de bruyère à une flamme de bougie. D’ailleurs, la température d’une flamme de bougie atteint 1400° en son centre, alors que sa température moyenne se situe autour de 800°, le double de la braise au centre d’un foyer de pipe. Pendant un fumage correct, l’extérieur du bol chauffe, cela va de soi. Mais à aucun moment la température n’empêche de poser la main sur la tête. Je vous le demande : oseriez-vous mettre la main sur la tranche de bruyère réchauffée par la flamme de bougie ?

Conclusion : Todd Johnson a prouvé que la bruyère brûle quand elle est exposée directement et des minutes durant à une flamme de 800° qui se concentre sur un point. A-t-il prouvé ainsi que dans des circonstances de fumage normales une pipe au foyer vierge court un risque réel de brûler ? Absolument pas. Sa méthodologie ne permet nullement d’étayer cette hypothèse.

Passons alors à la deuxième vidéo.

Todd Johnson veut nous démontrer qu’une pipe avec un bowl coating à base de silicate de soude évacue mieux qu’une pipe à foyer vierge l’humidité excessive. Il présente donc une tranche de bruyère dont une moitié est enduite d’un mélange de verre liquide, de charbon actif et de pierre ponce, alors que l’autre reste nue. Ensuite il laisse tomber des gouttes d’eau sur les deux parties. Il s’avère immédiatement que la partie enduite adsorbe nettement mieux l’eau que la moitié vierge. Une démonstration simple et concluante. Les adversaires du verre liquide qui prétendent que ce produit chimique scelle les parois du foyer et les rend ainsi étanches, racontent donc n’importe quoi.

En vérité, c’est cette soi-disant expérience qui est du n’importe quoi. Elle est complètement irréaliste pour ne pas dire trompeuse parce qu’elle ne reproduit aucunement ce qui se passe vraiment dans une pipe. Au contraire, elle ne tient absolument pas compte d’une des propriétés fondamentales du silicate de sodium. Mais d’abord, attardons-nous un instant aux deux autres ingrédients du préculottage de Johnson : le charbon actif et la pierre ponce. Est-il surprenant que c’est la moitié du bois enduite de ces deux matières qui se met à sucer l’eau ? Le charbon actif présente une très grande surface spécifique qui lui confère un fort pouvoir adsorbant. De ce fait il possède à un haut degré la propriété de fixer et de retenir les fluides amenés à son contact. Qu’en est-il de la pierre ponce ? En chimie, elle est utilisée comme absorbeur de l'eau environnante, alors que les amateurs de bonsaïs s’en servent en raison de sa capacité d'adsorption importante qui lui permet de stocker l'eau. Bref, Johnson nous prouve une évidence. Seulement voilà, dans un bowl coating ces deux matières poreuses et absorbantes sont mélangées au silicate de sodium. Ca change tout.

Voici quelques utilisations du silicate de soude. Dans le bâtiment on l’emploie pour renforcer de la maçonnerie, du béton, du stuc, du plâtre etc. Ainsi on rend ces matériaux moins poreux et plus hydrofuges. On s’en sert avant tout comme étanchéifiant de réparation en milieu liquide et chaud, par exemple pour réparer des pots d’échappement ou pour boucher des fuites dans un joint de culasse. En 2011 on a même utilisé du silicate de soude pour colmater les fuites dans le réacteur 2 de la centrale nucléaire de Fukushima.

Comment se fait-il alors que l’expérience de Johnson prouve que loin d’être imperméable, le verre liquide est poreux et absorbant ? Pour la simple raison qu’elle a été faite à température ambiante. Le propre du silicate de soude est qu’il polymérise à une température de 100° à 105°. C’est alors qu’il perd ses molécules d’eau et se transforme en une matière vitreuse qui est parfaitement étanche jusqu’à une température de 810°. Or, dans le foyer d’une pipe, la température monte au-delà de 100°. Il va de soi que dans ces conditions, le préculottage polymérise et forme une couche imperméable. Voilà donc pourquoi cette fameuse expérience n’est qu’un leurre.

Depuis des années bon nombre de pipiers font la sourde oreille quand une majorité de pipophiles expriment sans détours leur préférence pour les foyers vierges. Au contraire, ils continuent à nous débiter avec entêtement et souvent d’un ton péremptoire leur litanie d’arguments abracadabrants en défense du verre liquide. C’est bien évidemment leur droit, même si d’un point de vue commercial, cette attitude obstinée peut surprendre. Par contre, il me semble qu’on franchit la frontière de l’acceptable quand des pipiers se mettent carrément à répandre de l’intox. Par les temps qui courent, il y a déjà suffisamment de manipulations de l’opinion publique basée sur de la pseudoscience. Merci de ne pas en rajouter.