Font-ils un tabac ? n°115

par Erwin Van Hove

12/04/21

G.L. Pease, Haddo’s Delight

Qui se rappelle encore le Usenet et ses newsgroups, les précurseurs des forums ? Pour ma part, je me souviens comme si c’était hier de ma découverte fin des années 90 du newsgroup Alt.smokers.pipes. Je peux dire sans exagérer que grâce à ASP, tout un univers s’est ouvert à moi. Non seulement c’était à ma connaissance le tout premier groupe de discussion consacré à la pipe, mais en plus sa qualité n’a jamais été égalée. Certes, en l’absence dans ces newsgroups de toute forme de modération, ASP comptait sa part de trolls, de petits cons aux préjugés immuables et de grands cons braillards et fiers de l’être, et par conséquent sa part d’âneries, de provocations gratuites, de croisades balourdes et de ce qu’on appelait alors des flame wars, c.-à-d. des fils qui partaient en vrille et qui pouvaient être absolument féroces. Mais en même temps ASP pullulait de pros du monde de la pipe et du tabac, d’extraordinaires connaisseurs, de collectionneurs spécialisés et de vrais passionnés souvent hauts en couleur. Résultat : une multitude de discussions passionnantes et de fils enrichissants, et une intarissable source d’information correcte et pertinente. Qu’est-ce que j’ai pu y apprendre ! Et, en passant, quel carnet d’adresses j’ai pu me constituer !

Pourquoi ce long prologue qui ne semble pas en rapport avec une revue du Haddo’s Delight ? Parce que l’un des membres actifs était un certain Gregory Pease qui, après la courte aventure des tabacs Friedman & Pease, venait de faire en 2000 un pas décisif dans sa carrière de blender en fondant la marque G.L. Pease. Le succès fut aussi immédiat que total. Sur ASP, Greg Pease devint du jour au lendemain une véritable star. On l’y avait même doté d’un surnom mi-moqueur mi-admiratif : the Dark Lord.

A cette époque, la gamme des tabacs GLP était limitée. N’existait alors qu’une poignée de blends qui sont aujourd’hui connus comme les Original Mixtures. C’étaient surtout des mélanges à base de latakia chypriote et syrien, mais Pease avait également composé un VA/perique. Cette création, c’était le Haddo’s Delight. D’emblée le blend devint la coqueluche d’ASP. On y criait au genie. D’ailleurs, même à ce jour on peut lire sur le site web de Greg Pease que Haddo's, more than any other blend in the range, has developed an almost cult-like following.

Début des années 2000, moi, j’étais encore un latakiophile invétéré et radical. C’est probablement pour cette raison que la dégustation du Haddo’s Delight m’avait cruellement déçu. Quoi qu’il en soit, pendant vingt ans je n’en ai plus jamais fumé, mais maintenant que mes goûts se portent davantage sur les virginias et les VA/perique que sur le latakia, il est, me semble-t-il, grand temps de le réessayer.

En appelant le Haddo’s Delight un VA/perique, j’ai simplifié. En réalité, il est composé de divers virginias, de perique, de black cavendish non aromatisé et de white burley. Et aux dires de Pease, les tabacs subissent un traitement exclusif qui fait qu’ils prennent des tons plus foncés et qu’ils se marient mieux. Je n’en ai pas de preuves, mais je suis à peu près certain que ce traitement n’est rien d’autre qu’un passage au four. En tout cas, je sais que depuis ses débuts chez Drucquer’s, Pease a expérimenté avec des techniques comme la cuisson à la vapeur, la torréfaction et la cuisson au four.

Ma boîte date de 2015. Le couvercle est légèrement bombé et quand je commence à l’enlever, j’entends un pschitt clair et net. Premier nez : de l’acétone qui me saute à la figure. Quand le tabac a respiré un peu, l’odeur est toujours présente, mais ne domine plus. Désormais je sens des arômes complexes et fondus en un tout qui a de l’intensité et une certaine fraîcheur, mais dont les composants sont difficiles à capter. De l’alcool qui s’évapore, du cidre, du sucre candi, le moisi du perique, une note chocolatée du burley et de vagues senteurs de pain et de fruits secs. Un nez riche et appétissant. Cette richesse, on la retrouve côté visuel. Des fauves, des roux, divers bruns, des tons aubergine et anthracite ; des brins de diverses tailles restés souples après cinq ans de conservation.

La première chose qui me frappe après l’allumage, c’est la consistance juteuse de la fumée. J’emploie cet adjectif à défaut de terme approprié pour décrire une fumée lourde en particules humides et porteuses de goût. Les tabacs contiennent-ils un pourcentage élevé d’huiles éthérées ? Je n’en sais rien. Toujours est-il que la fumée semble hésiter entre le gaz et le liquide, et tapisse la bouche d’un film imbibé de saveurs intenses, profondes et fondues. Rien à voir avec un tabac qui produit du jus, remarquez.

A la base se trouve l’aigre-doux des virginias et la rigueur légèrement amère du burley. Et sur ce fond parfaitement équilibré, le perique s’épanouit en dévoilant toutes ses facettes : une décadente note moisie, des touches de fruits secs, un épicé parfaitement dosé. Même si ici et là apparaît un petit goût de chocolat dû au burley, il est clair que le Haddo’s est bel et bien un VA/perique qui s’adresse aux fans pur et durs de l’herbe louisianaise. Et il faut le dire : j’ai rarement fumé un mélange où le perique s’exprime avec plus d’aplomb et de distinction.

Le Haddo’s Delight est sans conteste un tabac viril : bourré de goût, il contient également une sérieuse dose de vitamine N. Pourtant ni sa puissance gustative ni sa force nicotinique ne me pèsent à aucun moment. Parce que Greg Pease a réussi à créer un modèle d’équilibre. Et ce n’est pas un hasard. Je me souviens d’un échange de courriels avec le blender dans lequel il m’exposait avec précision les résultats de ses multiples expériences avec divers dosages du perique.

La note qu’obtient le Haddo’s sur Tobaccoreviews peut surprendre : un piètre 3. Ce score peu glorieux n’indique cependant pas que le blend soit perçu comme médiocre. En survolant les notes, on se rend vite compte que c’est un tabac qu’aime ou qu’on déteste : il y a presqu’autant de dégustateurs qui l’ont couronné de quatre étoiles que de critiques qui lui n’en ont décerné qu’une ou deux. Et cette dissension, je la comprends parfaitement. Pour apprécier à sa juste valeur le Haddo’s, il faut vraiment être porté sur le perique. Personnellement, j’ai fumé ma boîte de Haddo’s Delight avec un immense plaisir. Je vous le recommande donc chaudement, tout en vous avertissant que ce n’est pas un tabac pour tout le monde.

Cornell & Diehl, Billy Budd

Impossible de vous présenter le Billy Budd sans vous parler au préalable d’un personnage légendaire au sein de la communauté des pipophiles américains. Décédé prématurément en 2006, il était né Laurence Koback en 1938, mais c’est sous le pseudonyme de Sailorman Jack que tous le connaissaient. En vérité, plus qu’un pseudonyme, ce Sailorman Jack était un personnage fictif de gentleman marin que Koback avait créé de toutes pièces en référence à son amour des sea shanties (chansons de marins) qu’il lui arrivait d’interpréter avec verve dans des bars et des nightclubs new-yorkais.

Si Sailorman Jack a été une figure de proue du monde de la pipe, c’est avant tout pour deux raisons. D’une part, début des années 80, il était l’un des co-fondateurs du New York Pipe Club et d’autre part il s’est distingué dans le forum Alt.smokers.pipes comme une figure à la fois incontournable et attachante. Il était pour ainsi dire le tenancier des lieux qui y officiait jour après jour avec un mélange de courtoisie, de bonhomie, d’humour et de sagesse en s’exprimant régulièrement dans un juteux jargon marin.

Sailorman Jack aimait à la fois le latakia et le cigare et par conséquent il a commencé à expérimenter avec l’ajout de divers tabacs à cigare dans ses latakia blends. Il n’est donc pas étonnant que les deux tabacs créés par des blenders américains en l’honneur de Laurence Koback combinent une bonne dose de latakia avec du tabac à cigare. J’ai nommé le blend commémoratif Jack’s Shanty de Russ Ouellette qui a repris une recette personnelle de Jack et le Billy Budd de Cornell & Diehl que Craig Tarler avait composé du vivant du Sailorman.

Billy Budd, Sailor étant une nouvelle inachevée de Herman Melville sur un marin anglais du 18ième sièclle, C&D n’a donc pas omis de référer au thème si cher à Laurence Koback. Outre le latakia et les fragments de feuilles de tabac à cigare, le mélange contient du virginia blond en broken flakes et du burley en coupe grossière.

Si le texte sur la boîte décrit le Billy Budd comme a heavy latakia blend, force m’est de constater que le mélange est complètement dominé par les tons bruns et que les brins noirs sont clairement minoritaires. Le nez le confirme : certes, je sens du latakia, mais à l’âge de cinq ans, il est intégré dans un ensemble fondu que je n’arrive pas à définir. Un feu de camp lointain, du cuir, du parmesan, une note acide, un vague fond terreux. Sec mais souple, le tabac est prêt au bourrage.

L’allumage me réserve une surprise : c’est tout de même le latakia qui mène la danse. Mais immédiatement après, je note le côté crémeux et la rondeur de la fumée. C’est sans conteste l’apport du tabac à cigare. Petit à petit, le latakia se détend et arrête de rouler des mécaniques. Désormais le burley aux accents terreux et le virginia aigre-doux viennent le complémenter. S’instaure alors un bel équilibre entre les quatre ingrédients avec une belle harmonie entre sucres, acides, amertume et salinité alors que les saveurs rappellent le nez. J’aime particulièrement l’intime collaboration entre le latakia, le burley et le tabac à cigare. Ce dernier apporte non seulement la crémosité déjà mentionnée, mais aussi un discret mais fort plaisant goût de cigare tout au long du fumage.

La fumée n’est pas particulièrement évolutive. Par contre, elle réussit à conserver son harmonieux amalgame de saveurs du début jusqu’à la fin. Côté puissance, le Billy Budd ne vous assène pas un coup de massue, mais fait tout de même preuve de virilité. Quant à votre langue, elle n’a rien à craindre.

Combiner des tabacs à pipe avec du tabac à cigare n’a rien de particulièrement original. Quand le moteur de recherche de Toboccoreviews sélectionne les blends qui contiennent de la cigar leaf, on obtient une liste de 173 mélanges. Par contre, il est de mon expérience que le faire à bon escient est tout sauf simple. Une bonne part de ces mélanges est franchement médiocre. Heureusement, le Billy Budd est l’une des exceptions qui confirme la règle. Ensemble avec le Key Largo de Greg Pease, le Habana Daydream de C&D, le Cuban Mixture de Peretti et le Storm Front de John Patton, le Billy Budd est l’un des cigar blends les plus réussis que je connaisse. C’est donc un bel hommage au regretté Sailorman Jack.

sailorman jack

TAK, Old School

Le site web de Thomas Darasz annonce en capitales : NOUVELLE RECETTE. Je cite : Des virginias épicés, du black cavendish non aromatisé, du white burley et du brown burley mature au goût de noisette forment un mélange plein de caractère, mais très doux dans un style vieille école. Une fumée crémeuse pleine de notes d’herbes, de fleurs et de chocolat apportent un plaisir d’antan. Par contre, le site ne précise pas quand la recette a été adaptée. Par conséquent, je ne sais pas selon quelle recette mon Old School datant de novembre 2019 a été fait. Sur Tobaccoreviews je trouve l’ancienne composition : Des virginias en coupes diverses arrondis par 30% de black cavendish torréfié forment le corps. Une pincée de white burley et de virginias torréfiés constituent la tête. Un tabac rond qui ne s’adresse pas uniquement aux amateurs de de vieilles recettes et aux fans de cavendish.

Il suffit d’ouvrir le bocal pour pouvoir trancher : je sens immédiatement des odeurs de torréfaction, de caramel, de café moulu. C’est donc l’ancienne recette qui met en avant des tabacs toastés. Et c’est vrai : les arômes sont ronds, agréables, harmonieux. Avec leur évident côté caramel, ils doivent même plaire aux amateurs de tabacs aromatisés.

Le tabac est visuellement attractif avec des couleurs qui vont du blond jusqu’au noir et avec un mélange de brins fins, de fragments de feuille XL et de broken flakes. Sec mais encore souple, il est prêt au bourrage.

Ça se confirme : du grillé, du toasté, du torréfié. Le doux-amer du black cavendish joue le premier violon. Et sans tomber dans le piège de l’ostentatoire. Au contraire, il respecte l’apport des virginias ronds et gentiment épicés. Par contre, j’ai du mal à reconnaître le burley. En tout cas, le Old School se présente comme un cavendish blend harmonieux, léger et mesuré qui se distingue des cavendish blends caricaturaux et déséquilibrés que nous proposent les marques populaires. Serait-ce pour cette raison que Thomas Darasz insiste que son blend est vieille école et n’a donc rien en commun avec les cavendish blends contemporains ?

Bref, dans son genre le Old School est une réussite. Ceci dit, mon appréciation relève plutôt d’un devoir d’objectivité que d’un réel plaisir. Parce que fondamentalement, je ne suis pas fan des typiques saveurs du black cavendish. Ce n’est pas que je vais finir mon bocal à contrecœur, mais je ne vais pas en racheter. N’empêche que j’ose recommander le Old School à tout amateur de cavendish grillé avec cependant un caveat important : n’oubliez pas que la recette a été modifiée.