Font-ils un tabac ? n°122

par Erwin Van Hove

01/11/21

Mac Baren, Three Nuns Green

Mac Baren Three Nuns Green

Nulle trace du nom de Mac Baren sur le couvercle de la boîte. Cent trente ans après la création du Three Nuns, c’est toujours le nom du producteur d’origine qui est mentionné : Bell. Or, l’entreprise glasvégienne n’a produit le légendaire tabac que pendant une bonne décennie, notamment entre les premières années de 1890 et 1904 quand J & F Bell se fait racheter par le groupe Imperial Tobacco. Ensuite le Three Nuns connaît une histoire mouvementée. Non seulement Imperial Tobacco délocalise plusieurs fois la production en la confiant à diverses manufactures successives, en plus les tabacs pour le marché local et ceux destinés à l’exportation ne sont plus produits par les mêmes maisons. Si vous voulez tout savoir sur l’histoire du Three Nuns, je vous recommande chaudement l’article de Kevin Godbee que voici : Three Nuns & The Shrieks of No Perique! | PipesMagazine.com.

Ceux qui, comme moi, se rappellent avec nostalgie l’ancien Three Nuns, se réfèrent à la version Imperial Tobacco/British American Tobacco qui à l’époque était l’un des VA/perique les plus célèbres. Mais fin des années 90, BAT, qui quelques années avant avait confié la production à Orlik au Danemark, a soudain décidé de remplacer le perique par du dark fired kentucky. Ce n’était évidemment pas la première fois qu’au cours de son histoire la recette du Three Nuns avait été modifiée, mais là on supprimait carrément un ingrédient clé. Un sacrilège. Voilà que le Three Nuns 2.0 considéré comme un ersatz était désormais boudé par une bonne partie de la clientèle.

Coup de théâtre en 2015 : Imperial Tobacco vend son portefeuille entier de tabacs à pipe à Mac Baren. Du coup plusieurs monuments du blending britannique comme le Capstan, le Gold Block et le St. Bruno passent aux mains des Danois. Et bien sûr également le Three Nuns. Et que fait Mac Baren ? Ils sortent trois versions différentes des nonnettes. Le Red reprend la recette avec le kentucky, le Yellow est un VA pur et le Green conserve les virginias et le kentucky mais réintroduit le perique dans la recette.

Nostalgie oblige, c’est avant tout la version Green qui m’intrigue. Est-ce que Mac Baren a réussi à restaurer le Three Nuns dans sa gloire d’antan ? C’est ce que je m’apprête à découvrir. Mais avant de me lancer, il faut formuler un caveat : l’ancien Three Nuns, je l’encavais systématiquement pendant plusieurs années, sinon il pouvait se montrer acerbe et agressif. Or, la boîte de Mac Baren a moins d’un an. Il se peut donc que mon impatience risque d’être à l’origine d’une belle déception. On verra.

Revoilà les mignons petits curlies que j’ai toujours connus. Ceci dit, ils me semblent plus bruns et moins blonds que les rondelles d’antan. Et la revoilà la typique odeur légèrement âcre. Une odeur rustique et terre à terre qui sent le tabac. Le lendemain je hume plus longuement et je me rends compte que je dois nuancer : les arômes sont comme une synthèse de ceux de l’ancien Three Nuns, des mélanges HH à base de kentucky et des roll cakes de Mac Baren. Dans les jours qui suivent, je note que plus le tabac oxyde, plus il porte la signature olfactive du kentucky de Mac Baren.

Les curlies sont suffisamment secs pour permettre un bourrage sans séchage préalable. D’emblée je retrouve des saveurs qui me sont familières. La toute première pipée dans une poker de Trever Talbert dédiée au Three Nuns me fait conclure que si le Green n’est pas une copie exacte du mélange d’antan, il réussit fort bien à capter l’esprit du modèle. De l’acidité, de l’amertume, du piquant, de la salinité, mais en même temps une discrète douceur qui tempère le caractère anguleux du mélange. Un VA/perique épicé, vif, percutant aux antipodes des VA/perique langoureux. Chapeau, bien joué.

Par la suite je remarque que la version de Mac Baren est exagérément sensible au choix de la pipe. Dans la plupart des pipes, la structure acide, amère, piquante et saline est au rendez-vous, mais pas les goûts qui rappellent l’ancien VA/perique. Certains fumages sont nettement marqués par le grillé du kentucky, d’autres déçoivent parce que les saveurs qui sont censées se superposer à la structure, manquent de précision et d’harmonie ou n’arrivent simplement pas à percer le fond incisif. Dans ces instants-là, le mélange n’a plus grand-chose en commun avec son légendaire modèle. Pour moi, l’une des caractéristiques fondamentales de l’ancien Three Nuns, c’était son parfait équilibre qui en faisait un tout homogène, rigoureusement balancé. Mais là, rien de tout ça. Parfois je ne décèle que la structure et alors j’ai l’impression de fumer un Nuns appauvri et inachevé. Parfois je découvre un amalgame de saveurs qui n’ont pas grand-chose en commun avec celles de la version d’origine et qui ne collaborent nullement pour former un authentique blend.

C’est fou, mais dans une autre pipe qui a toujours été dédiée au Three Nuns, une petite Jürgen Moritz, le Mac Baren se rattrape et m’offre les plaisirs du premier fumage dans la Talbert. Par conséquent, je ne peux pas conclure que le Green soit complètement raté. N’empêche qu’un tabac qui refuse de se donner à la plupart des partenaires qu’on lui propose, est source de frustration. Je n’en achèterai donc plus, d’autant plus que je suis convaincu qu’un encavement de plusieurs années n’ennoblira pas le mélange. Je vais me rabattre sur les quelques boîtes du real McCoy qui me restent.

Robert McConnell, Highgate

Le cadavre de Dunhill à peine refroidi, dans plusieurs pays des entrepreneurs se sont frotté les mains et ont sorti en un temps record de prétendus clones des mélanges disparus. En octobre 2018, Kohlhase & Kopp était l’un des premiers à sauter sur l’occasion en présentant sous la bannière de Robert McConnell la gamme Heritage, une nouvelle série de dix-huit blends dont les noms et le design des boîtes renvoyaient sans vergogne aux modèles dunhilliens. K&K proposait par exemple de l’Appetizer, de l’Early Bird ou du Night Club. Bizarrement, le clone du De Luxe Navy Rolls faisait exception : si le graphisme de la boîte rappelait bien l’ancien Dunhill, ce n’était nullement le cas pour le nom : Eclipse.

Heritage

Mais voilà qu’entretemps le Scandinavian Tobacco Group devenu propriétaire des droits sur les tabacs Dunhill, décide de relancer les mélanges sous la bannière de Peterson, marque que le groupe vient de racheter. Il va de soi que SGT reprend sur ses boîtes les noms et le design d’origine des blends. Du coup K&K a un sérieux problème, ce qui fait qu’en mars 2019, la compagnie allemande sort dare-dare une deuxième version de sa gamme Heritage. Et cette fois-ci, le graphisme des boîtes et le nom des mélanges n’ont plus rien en commun avec les Dunhill d’antan. Pour aider le consommateur à s’y retrouver, K&K sort un glossaire : le Piccadilly Circus équivaut au London Mixture, le Covent Garden est la copie du Nightcap, le Paddington, c’est du Royal Yacht. Etcétéra. Vous voyez le genre. Et désormais, ce n’est plus l’Eclipse mais le Highgate qui correspond au De Luxe Navy Rolls, lequel, lui, je vous le rappelle, émulait à l’époque le mythique Escudo.

Heritage

Passons à la dégustation.

La boîte ouverte, je n’en reviens pas. Mais qu’est-ce que c’est ressemblant ! Un clone parfait. A un détail près : ces jolis médaillons sont des copies conformes Du Bull’s Eye d’Orlik, du Luxury Bullseye Flake de Peter Stokkebye ou du Davidoff Flake Medallions. Rien à voir avec le De Luxe Navy Rolls. Parce que tout comme les coins d’Orlik, de Stokkebye et de Davidoff, le Highgate contient un cœur de cavendish qu’on ne retrouve nullement dans le Dunhill. Regardez les photos et jugez par vous-même.

Davidoff Flake Medallion

Davidoff, Flake Medallion

De luxe Navy Rolls

De luxe Navy Rolls

luxury bulls eye flake

Luxury bulls eye flake

Highgate

Highgate

orlik bullseye

Orlik Bullseye Flake


Kohlhase & Kopp sous-traite la production de ses tabacs en flakes, en curlies et en coins à STG. Le Highgate est donc made in Denmark par la même entreprise qui nous livre le Bull’s Eye, le Luxury Bullseye Flake et le Flake Medallions. Cela n’explique pourtant pas pourquoi le Highgate est une copie de ces trois tabacs-là et non pas du Navy Rolls, puisque celui-ci est lui aussi produit par STG. Et ce n’est pas parce que STG aurait refusé de reproduire le Navy Rolls pour K&K puisque suite aux plaintes de la clientèle, K&K a rajouté un dix-neuvième tabac à la série Heritage : le River Thames. Et celui-ci est bel et bien une copie du De Luxe Navy Rolls produit par STG. Il est donc incompréhensible pourquoi K&K a tenté avec son Highgate de nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Quoi qu’il en soit, du point de vue commercial, ç’a été une belle connerie puisque les pipophiles allemands ont vu dans cette pratique une inacceptable duperie qui a terni la réputation de l’entreprise.

Etant donné ce qui précède, il ne sert strictement à rien de comparer l’ancien Dunhill, un pur VA/perique, avec la version K&K dopée au cavendish. Je jugerai donc le Highgate sur ses propres mérites.

Etalés dans leur virginal écrin plissé, les médaillons bruns au centre noir sont vraiment très jolis. Souples et peu pressés, ils se transforment aisément en brins, mais je préfère simplement les plier avant de les enfourner. Les arômes qu’ils dégagent, sont faits pour plaire au plus grand nombre : c’est sucré, c’est fruité, ça sent la boulangerie. Bref, c’est appétissant et réconfortant.

Et c’est pareil en bouche. Le Highgate combine une berçante douceur avec une acidité agréable. Les saveurs joliment fruitées sont relevées d’un épicé et d’un accent salin bien dosés et chaque fois que se consume un brin de black cavendish, un goût de sucre candi explose en bouche. Tout ça est agréable et flatteur, d’autant plus que le taux en nicotine ne pèse jamais, que le tabac se consume sans problèmes et que les virginias fichent la paix à votre langue. Tout baigne.

Avec le Highgate, j’ai du bon tabac dans ma tabatière. Indéniablement. N’empêche que je me sens dupé. Au moment de l’achat, K&K me l’a faussement présenté comme un clone des célèbres coins de Dunhill. Or, à mon sens, le Highgate ne joue absolument pas dans la même cour que l’Escudo et le De Luxe Navy Rolls qui, eux, sont incontestablement des monuments érigés pour célébrer l’union du virginia et du perique. Et ce mariage parfaitement uni n’a point besoin des complaisantes mignardises d’un édulcorant. Au contraire, avec son cœur de black cavendish, le Highgate est à la fois moins viril et plus superficiel que le Dunhill.

En sortant le River Thames, K&K a corrigé le tir. N’empêche que la politique commerciale de l’entreprise allemande continue à m’interpeller. La série Heritage se vend exactement aux mêmes prix que ceux des Dunhill rebaptisés Peterson. Cela étant, je ne vois pas pourquoi j’achèterais les soi-disant copies de Kohlhase & Kopp conditionnées dans des boîtes moches au design tristounet, alors que je ne dois pas payer plus pour les authentiques successeurs des tabacs Dunhill vendus dans des boîtes qui reprennent le traditionnel design de la marque anglaise. Je ne dois pas être le seul à raisonner de la sorte. Je ne serai donc pas étonné s’il s’avère que les ersatz de Robert McConnell sont voués à l’échec commercial.

Peterson, Flake

Le Flake de Peterson et celui de Dunhill devraient, me semble-t-il, être identiques. Logique puisque seul le nom de marque a changé. Pourtant, si je découvre bel et bien des flakes qui ressemblent à s’y méprendre à ceux d’avant, leurs arômes n’ont rien en commun avec ceux que j’ai décrits ici ( Font-ils un tabac ? n°26). Cette fois-ci une claire odeur d’umami me saute à la figure. Je l’associe d’abord au cube bouillon, puis je me rends compte qu’elle me rappelle une odeur que je connais, mais que je suis incapable de nommer. Mais soudain eureka ! Cette odeur, et je suis le premier à en être étonné, c’est celle des boîtes de filets de maquereaux à l’huile d’olive d’une certaine marque portugaise. Deux jours plus tard, plus de maquereaux, mais une discrète odeur de virginia naturel et classique : du foin, de la terre sèche, du citron, une touche florale.

Autre source d’étonnement : le conditionnement en boîte ronde au milieu de laquelle est posée une pile de flakes parfaitement alignés et soigneusement emballés dans un rectangulaire écrin en papier. Cela fait beaucoup d’air dans la boîte. Alors pourquoi ne pas avoir conservé la boîte rectangulaire d’antan ?

Comme les tranches de tabac sont fines et souples, il est facile de les plier afin de procéder à un bourrage aux flakes entiers. Ils s’allument facilement et d’emblée je découvre des saveurs fort plaisantes de pain et d’herbe sèche et même un fruité que le nez n’avait pas annoncé. Ceci dit, très vite ce fruité disparaît dans le fond et fait place aux épices. Si l’entrée en matière était passablement douce, bientôt la structure change : les sucres sont complémentés d’une couche d’amertume et d’acidité qui, en collaboration avec le piquant des épices, rendent le tabac plus viril. Ce n’est pas pour autant que le Flake soit puissant : côté vitamine N il reste fort civilisé sans pour autant devenir faiblard.

Civilisé. Propre sur soi. Orthodoxe. Voilà un virginia blend correctement fait, équilibré, agréable. Convenable. Facile aussi : le Flake ne nécessite ni rallumages répétés ni maniement judicieux du tasse-braises. Je ne peux m’empêcher de penser que ce tabac se fume sans histoires parce que c’est un tabac sans histoire. Il ne me parle pas, il ne m’emmène pas en voyage, il ne m’émeut pas. Il n’y a rien à redire, c’est vrai. Mais en même temps le Flake n’a rien à me dire.

Peterson Flake

Le Flake a ses inconditionnels. C’est parfaitement compréhensible. N’empêche que personnellement, je préfère des virginias plus veloutés et plus plantureux. Moins monotones aussi. Je crois que le Dark Flake me conviendra davantage.