Font-ils un tabac ? n°18

par Erwin Van Hove

18/02/13

Balkan Sobranie, (Original) Smoking Mixture

Chaque fois qu’un confrère pipophile me demande si au cours de ma carrière de pétuneur, j’ai eu le privilège de goûter au glorieux Balkan Sobranie, je me sens mal à l’aise. La réponse n’est pas aussi simple qu’on pourrait le penser. Si je réponds non, je mens puisque je sais parfaitement que j’ai déjà fumé du Smoking Mixture. Mais si je réponds oui, j’ai l’impression de berner mon interlocuteur parce qu’en vérité, je n’ai jamais dégusté l’herbe légendaire, c’est-à-dire celle de la grande époque. Parce que figurez-vous qu’il y avait un monde de différence entre un Smoking Mixture disons de 1965 et de 1995.

Grâce à un membre du forum FdP qui restera anonyme, désormais je peux répondre sans réserves par l’affirmative. Cette bonne âme dont les parents étaient buralistes, m’a gentiment proposé de m’envoyer des échantillons du Balkan Sobranie Smoking Mixture de différentes époques pour que j’y consacre un numéro de Font-ils un tabac ?. Vous en conviendrez avec moi que ce n’est pas le genre de proposition qui se refuse. C’est même avec grand plaisir et avec impatience que je me suis attelé à la tâche.

Un peu d’histoire

Fondée à Londres en 1879 par une famille d’immigrants russes, la maison de Sobranie s’est immédiatement distinguée par ses cigarettes raffinées dans lesquelles les tabacs orientaux jouaient un rôle prédominant. L’emploi de tabacs rares et exotiques, l’art du blending à la russe et les arômes si distinctifs et fascinants attiraient une clientèle huppée à la recherche de sensations nouvelles et d’emblée The House of Sobranie était synonyme de luxe. En quête de nouveaux débouchés, à partir des années 20 le cigarettier se lance sur le marché du tabac à pipe. Le succès est immédiat et après-guerre des mélanges tels le Smoking Mixture, le N°759 Mixture et le Virginia N°10 finissent par établir la mythique réputation de Balkan Sobranie.

Le numéro 1 des ventes était sans conteste le Smoking Mixture, appelé également Original Smoking Mixture. C’est ce mélange-ci qui jusqu’à ce jour constitue l’archétype du Balkan Blend. Sa célébrissime saveur résultait d’une combinaison de facteurs : un outillage particulier pour transformer la matière brute en tabacs prêts à la consommation, un traitement spécial des virginias qui les rendait remarquablement suaves et une recette à base de 17 à 19 tabacs différents dont du latakia syrien et du yenidje. Cependant, au fil des ans cette recette sera à plusieurs reprises sensiblement modifiée. Ainsi, autour de 1960, le gouvernement syrien arrête net la production de latakia. Par conséquent, au fur et à mesure que les stocks s’épuisent, le syrien est graduellement remplacé par le chypriote. Pendant cette période de transition, petit à petit, le Smoking Mixture perd donc son âme. En 1980 commence une nouvelle ère : toute la production de la maison Sobranie est reprise par Gallaher. Dans les années qui suivent, les 50% de latakia dans la recette d’origine sont progressivement réduites pour se stabiliser à 35%. En outre, le nombre d’ingrédients baisse sensiblement et le divin yenidje, pourtant depuis toujours un ingrédient clé, est simplement abandonné. Bref, sous les rênes de Gallaher, Balkan Sobranie perd en prestance et en 1991 la boîte de 50g est carrément remplacée par une vulgaire pochette. En 1996 Gallaher cesse l’exportation vers les Etats-Unis et vers 2005 la production entière est arrêtée pour de bon. Sic transit gloria mundi. Jusqu’à ce qu’en 2011 la vénérable maison J.F. Germain, établie depuis 1820 sur Jersey, ressuscite l’Original Smoking Mixture pour le compte de l’Arango Cigar Company qui en détient les droits. Que ce soit J.F. Germain qui se sent appelé à faire revivre le Balkan Sobranie, ne doit pas étonner. Une source fiable qui entretient des rapports privilégiés avec le blender jersiais, m’a confié que Germain non seulement se serait approprié l’outillage de Sobranie, mais aussi les anciennes recettes. La boucle semble donc bouclée.

Dégustation verticale

Je vous présente d’emblée les quatre versions du Balkan Sobranie Smoking Mixture que j’ai testées :

  1. une boîte de 25g encore scellée produite par Sobranie Ltd et datant des années 70.
  2. une boîte de 200g ouverte une semaine avant la dégustation et produite par Gallaher pour l’importateur américain James B. Russell. Date de production : la deuxième moitié des années 80.
  3. une pochette de 50g encore scellée produite par Gallaher au début des années 90.
  4. une boîte scellée de 50g de la version de J.F. Germain datant de 2012.

Pour rédiger mes notes de dégustation, j’ai fumé chaque tabac dans quatre pipes différentes dédiées aux mélanges balkan ou anglais.

The Balkan Sobranie Smoking Mixture années 70

L’ouverture de la petite boîte de 25 grammes réserve une belle surprise : bien sûr le tabac est sec, mais il a gardé suffisamment de souplesse pour être fumé sans réhumidification. C’est la coupe la plus grosse des quatre versions. Elle correspond à une coupe classique contemporaine pour un mélange à latakia. Il est impossible de distinguer la multitude d’ingrédients qui font la richesse de la composition vu que le temps a fini par les marier en un tout. Ici et là il y a un accent fauve, mais ce sont le brun et le noir qui dominent. A noter que sous la lumière directe, le tabac se met à vivre : une nuée de minuscules cristaux scintille comme un ciel étoilé.

Si à la première ouverture de la boîte, mon nez détecte du cuir, de la livèche, de l’humus et du sous-bois mais également une vague odeur de biscuits fraîchement cuits, les arômes se dissipent rapidement dans les jours qui suivent. Ne resteront alors que des senteurs en sourdine de latakia et d’orientaux. En sourdine, c’est d’ailleurs le terme qui capte le mieux mes impressions au cours du fumage. Il est clair que le temps a partiellement gommé à la fois les basses sombres du latakia et les notes aigües des herbes orientales. Ce manque de dynamique et de tessiture est en partie compensée par une impression d’homogénéité : les ingrédients individuels se sont fondus dans un tout chaleureux et automnal aux accents boisés et vineux. Bien sûr qu’il y a du fumé, mais on ne se douterait jamais que ce mélange contient 50% de latakia. L’assise est douce sans être sucrée et il y a peu d’amertume. Par contre une évidente présence acide due aux herbes orientales picote le palais. En bouche, c’est épicé, voire poivré et la langue détecte du sel. La combustion est excellente et le tabac se consume assez rapidement. Dans la deuxième moitié du bol, plutôt qu’une évolution vers davantage d’intensité et de profondeur, il y a par-ci par-là des flashs de saveurs plus denses et remarquablement cohérentes.

Conclusion : si malgré son âge vénérable, ce Smoking Mixture est toujours bon, voire très bon à fumer, il faut quand même avouer qu’il ressemble à un grand vin passé son apogée. En fumant ce genre de légende sur le déclin, on ne peut s’empêcher de se demander ce qu’on a raté. Et c’est vraiment dommage d’être harassé par cette question alors qu’on devrait pouvoir béatement s’adonner à la jouissance d’un grand moment.

Balkan Sobranie Original Smoking Mixture années 80

A l’intérieur de la grosse boîte de 200 grammes se trouve une pochette en papier aluminium doré qui a parfaitement conservé l’hygrométrie du tabac. Malgré un quart de siècle d’encavement, le ribbon cut fin est aussi souple et hydraté que s’il avait été acheté la veille. Par contre la couleur trahit qu’il s’agit d’un mélange âgé puisqu’elle est devenue passablement uniforme. Par rapport à la version de chez Sobranie, ce Smoking Mixture-ci est plus foncé et tire vers le noir. Cela peut étonner vu que Gallaher avait baissé le pourcentage de latakia, mais il faut savoir que cette réduction avait été compensée par l’ajout de stoved virginias noircis.

Le nez n’est pas vraiment expansif. N’empêche qu’on détecte du cuir et du fumé, un évident caractère vineux et résineux, et de bizarres accents pétrolés qui ne sont pas faits pour me déplaire. A l’allumage, les premières bouffées révèlent des virginias vraiment suaves qui sont quasi immédiatement complémentées par des orientaux fort acidulés. Bientôt ce sont ces herbes d’Orient qui dominent la sensation en bouche, mais leurs saveurs épicées sont assombries par le latakia. A ce stade, cette version-ci a plus de goût que celle des années 70, mais elle s’avère peut-être moins harmonieuse, l’acidité étant moins bien intégrée dans l’ensemble. Le dernier tiers est le plus réussi. Les tabacs orientaux et les virginias trouvent un équilibre plus heureux alors que le latakia les enrobe.

Malgré la recette simplifiée, ce mélange reste une réussite. Cependant, j’aurais souhaité davantage de rondeur et une fumée plus crémeuse. Bref, j’ai fumé un tabac tout à fait respectable, mais pas vraiment un tabac d’exception.

The Balkan Sobranie Original Smoking Mixture années 90

N’est-ce pas triste ? Le tabac à pipe le plus mythique de tous les temps conditionné en vulgaire pochette en plastique ! C’est l’abaisser au rang du Clan. Bien évidemment le tabac qui sort de la pochette est mort. La coupe fine grésille sous les doigts, tant les brins se sont desséchés et durcis. En humant le mélange de brun, d’acajou et d’anthracite, on ne détecte plus grand-chose.

Dès les premières bouffées, le palais est assailli d’une fumée piquante et asséchante. On devine la douceur des virginias, mais elle est massacrée par une acidité déplaisante et agressive. Les saveurs des herbes orientales n’ont pas survécu à 20 ans de réclusion criminelle dans une cellule en plastique. Ne reste que le latakia, mais sans aucune noblesse. Bref, c’est mauvais, âcre et revêche.

Nouveaux essais après plusieurs jours de réhumidification. Désormais le nez s’exprime sur le caoutchouc et le fumé. Quant au fumage, ça passe mieux et je découvre un mélange anglais assez quelconque plutôt qu’un balkan. C’est le latakia qui joue le premier violon alors que les autres instruments n’ont pas été accordés. Le résultat est déséquilibré avec une fumée qui manque de rondeur et qui picote les muqueuses et avec une nette acidité qui n’est pas contrebalancée par suffisamment de douceur. Seule la finale arrive à me combler.

Bon, après réhydratation, ce Smoking Mixture-ci n’est pas mauvais, mais c’est une piètre ombre de ce qu’il a été. Ici on est loin, très loin du tabac mythique.

The Balkan Sobranie, Original Smoking Mixture 2012

En voilà une surprise visuelle ! Après toutes ces couleurs uniformément sombres et plutôt mornes, voici une profusion de couleurs allant du blond, du fauve et du kaki à l’acajou, au brun et au noir. Le nez est un vrai plaisir pour tout amateur de balkans : du champignon, du sous-bois, du céleri, du cube bouillon, du curry. Ca met l’eau à la bouche.

Les ribbons fins et longs sont passablement humides, mais s’allument sans problème. On entre de plain pied dans l’univers raffiné et fascinant des orientals. Sur une assise de virginias bien doux mais un peu jeunes, l’acidité tonique vous revigore le palais avec son picotement espiègle pendant que les impressions de céleri, de curry, d’encens, de boisé se succèdent à un rythme rapide. Le tout est salé et épicé à souhait. Le latakia, lui, joue le rôle d’accompagnateur et se borne à tisser une toile de fond enfumée.

Certes, les virginias doivent encore mûrir pour arrondir le tout, mais d’ores et déjà il est évident qu’ils y parviendront dans quelques années. D’ailleurs dans le dernier tiers ils prennent de l’ampleur et domptent la vivacité des orientaux. Quant au latakia, il se fait plus présent et déroule un tapis tourbé sur lequel les orientaux s’ébattent.

Il est trop tôt pour juger du potentiel réel du Balkan Sobranie revu par J.F. Germain. Et évidemment, en comparant un tabac tout frais avec des mélanges encavés pendant des décennies, il est impossible de déterminer à quel point le blender jersiais a réussi à faire renaître la légendaire recette. Il faut donc juger l’Original Smoking Mixture version 2011 sur ses propres mérites. Alors il est incontestable qu’il s’agit d’un authentique balkan équilibré et harmonieux. S’il n’égale pas l’Exotique que Germain produit pour la civette américaine Smokers’ Haven, il n’en demeure pas moins que c’est un mélange qui devrait combler tout amateur de vrais balkans.

Conclusions

Non, au terme de cet article, je ne vais pas vous révéler laquelle des quatre versions testées je préfère. En fin de compte, ça n’a pas beaucoup d’importance. Mes conclusions seront d’ordre plus général.

  1. Aujourd’hui on trouve sur le marché nombre de mélanges qui se définissent comme des balkan blends, alors qu’en réalité ce sont des bombes à latakia. Cette dégustation verticale du Smoking Mixture a pourtant prouvé que dans un authentique balkan, le latakia ne domine point. Au contraire, c’est le jeu d’ensemble de virginias suaves et d’orientaux acidulés qui en constitue l’essence, le latakia se bornant à un rôle de condiment ou de toile de fond. Il s’est également avéré qu’un vrai balkan n’est pas non plus une bombe de vitamine N. Au contraire, les quatre tabacs étaient légers, le punch venant davantage de leur acidité tonique que du kick nicotinique.
  2. En goûtant ces vieux tabacs, j’ai été frappé une fois de plus par l’influence que peut exercer le choix de la pipe sur les saveurs perçues. Au moment où j’ai pris des notes de dégustation, je me suis servi de pipes danoises et américaines, telles une Eltang, une Ilsted, une Howell ou une Negoita. Dans toutes ces pipes les herbes orientales occupaient le devant de la scène. Après avoir terminé mes reviews, j’ai fumé les versions 70 et 80 dans des Dunhill de 1923 et de 1960. Soudain les saveurs se sont avérées nettement plus sombres, le latakia prenant une ampleur qu’il n’avait nullement avant. Pareil constat démontre à quel point toute tentative de description objective est vouée à l’échec.
  3. Cette dégustation a confirmé mes expériences antérieures : bien sûr des mélanges anglais ou balkans bien faits peuvent se bonifier avec le temps, mais il y a des limites. Par rapport aux virginias, ils atteignent beaucoup plus rapidement leur apogée, après quoi le fatal déclin commence. Bref, le virginia non seulement se conserve nettement mieux, mais en plus se développe et se transforme davantage pour atteindre après des décennies des sommets de suavité, de complexité et d’harmonie que je n’ai pas retrouvés dans ces vieux balkans, le juste équilibre entre sucre et acide n’étant pas leur fort et leur sensation en bouche manquant de velouté. A noter également qu’une fois une boîte vraiment âgée ouverte, elle doit être consommée de suite parce que les arômes et saveurs se désagrègent rapidement.
  4. Au vu du point précédent, je dois avouer que je ne comprends pas vraiment les passionnés qui sont prêts à débourser des sommes astronomiques pour une vieille boîte de Balkan Sobranie. Au terme de ma dégustation, je suis d’avis qu’ils chassent un mythe plutôt qu’un tabac réellement exceptionnel et incomparable.

Il va de soi que mes dernières pensées vont à celui qui a rendu possible cette dégustation d’herbes rares. Qu’il en soit cordialement remercié.