Font-ils un tabac ? n°63

par Erwin Van Hove

05/12/16

Bjarne, Flake de Luxe

Bjarne est une marque de tabac produite par DTM en hommage à feu Bjarne Nielsen, le sympathique boulimique de travail qui sillonnait le globe pour vendre les pipes qui sortaient de ses ateliers, à savoir ses Bjarne qui concurrençaient les Stanwell et ses Bjarne Nielsen haut de gamme faites main par des artisans danois.

Pas étonnant donc que ce virginia flake soit légèrement aromatisé dans le style danois. Si ni la boîte ni le site web de Dan Pipe ne donnent la moindre indication sur la composition, Tobaccoreviews de son côté spécifie que only the best grades of sweet golden virginia leaf ont été employés et que le virginia a été dopé au miel.

Il est vrai que les tranches larges sur la photo sont plutôt blondes et fauves, mais dans ma boîte je découvre des couleurs nettement plus foncées : ce sont notamment des tons roux et orangés qui dominent. Après deux ans d’encavement, les flakes assez épais sont toujours assez humides et franchement collants. Pour dégager un flake entier, il faut donc un couteau et pas mal de doigté. Par contre, je n’ai aucune difficulté à en faire des brins qui se prêtent à un bourrage facile.

Le nez ne dégage pas uniquement des arômes de miel mais également d’abricot et de figue. Ce n’est d’ailleurs pas le nez frivole d’une blondinette, puisqu’il y a une certaine chaleureuse profondeur et des relents de vinaigre qui tiennent en équilibre les notes sucrées. Quoi qu’il en soit, ce sont des odeurs invitantes à souhait.

L’allumage terminé, les papilles découvrent des saveurs qui correspondent au nez : c’est sucré et mielleux avec cependant suffisamment d’acidité, et on retrouve les notes d’abricot. D’orange aussi par moments. Mais bientôt le tabac change de registre en développant un goût épicé qui rappelle le perique. Finie l’entrée en matière suave et fruitée. Désormais les épices acidulées et piquantes dominent. D’ailleurs, si l’on ne fait pas attention, la fumée se met à picoter la langue. Malgré cette évolution, le Flake de Luxe n’est pas exactement un tabac qu’on pourrait qualifier de viril. Il pêche par un manque de puissance et d’intensité. Il manque de corps et de carrure à tel point qu’il m’arrive par moments de penser que j’aspire de l’air chaud épicé. Vous êtes avertis : s’il vous faut une bonne dose de vitamine N pour vous sentir rassasié, passez votre chemin.

Le Flake de Luxe n’est pas mauvais. Ses saveurs fruitées et épicées sont même franchement agréables. Pas mal pour un débutant. Ou pour fumer en papotant en joyeuse compagnie autour d’un apéro. Si, en revanche, vous cherchez un virginia capiteux, profond et complexe, ce n’est pas ce superficiel germano-danois qui fera l’affaire.

Samuel Gawith, St James Flake

La lecture de Tobaccoreviews.com peut être incroyablement instructive. Tenez, en lisant les divers articles consacrés au St James Flake, j’ai appris que le perique y est employé comme un condiment à peine perceptible et que le dosage du perique y dépasse les limites du supportable. Que pour découvrir toute la noblesse de ce flake, il faut impérativement le sécher longuement et qu’il est déconseillé de le sécher puisqu’il perd alors ses saveurs pour devenir amer. Que – une fois n’est pas coutume – les bonnes gens de Samuel Gawith nous proposent des flakes finement coupés et que les boîtes contiennent des planches de tabac qui semblent sortir tout droit d’une scierie. Allez savoir.

C’est pourtant très simple.

Le St James Flake est un cauchemar. Parce que les flakes dans ma boîte sont si ridiculement épais qu’il est pour ainsi dire impossible de les transformer en quelque chose qui s’approche de brins fumables. Et parce qu’en plus le tabac est tellement détrempé que pour tenir allumées ces flaques plutôt que ces flakes, il faut un briquet bien rempli.

Le St James Flake est un petit chef-d’œuvre. Parce que c’est un modèle d’élégance, d’équilibre et d’harmonie. Et parce qu’il réussit à définir un style de VA/perique tout en finesse qui n’imite ni le punch acerbe du Three Nuns, ni la plantureuse volupté fruitée de l’Escudo. Bref, le St James Flake est un délice qui a de la classe.

Voilà d’appétissantes couleurs automnales avec des fragments fauves éparpillés dans un océan de bruns. Le nez est fort fermé. On devine plus qu’on ne les sent des touches de pain, de terre, de foin, de pruneaux, mais fondamentalement ça sent le tabac. L’allumage prend du temps, mais quand c’est enfin parti, une fumée riche, veloutée, aigre-douce, discrètement fruitée et finement épicée caresse gentiment les papilles. Voilà un virginia de derrière les fagots qui prouve une fois de plus qu’ensemble avec McClelland, les blenders de Kendal produisent les meilleurs virginias au monde. Arrive alors le perique, ce qui fait que le mélange gagne en intensité et en complexité. La vitamine N se fait clairement sentir, l’acidité prend de l’ampleur, le poivre apporte plus de chaleur pendant que les virginias amadouent le tout. Ici et là apparaît une petite note de cacao qui s’harmonise parfaitement avec le fruité épicé. Tout est dosé de main de maître et l’équilibre rien moins qu’exemplaire ne chavire nullement au cours du fumage, même pas dans la finale virile.

Pas si saint que ça, James est un homme du monde distingué qui tout naturellement sait combiner tendances macho, aimable bonhomie et raffinement. Dommage que ce gentleman anglais soit sorti sans parapluie au moment où il pleuvait des cordes.

DTM, Ascanian N° 2 Castle Blend

A sa sortie, l’Ascanian N° 2 a été baptisé Sweet & Gentle, mais voilà que dans le catalogue 2017, il porte un nouveau nom : Castle Blend. Encore un exemple du marketing capricieux de DTM-Dan Tobacco ? Du tout. Ce coup-là, c’est l’Europe. Parce que dans leur immense sagesse, les parlementaires européens ont décidé que tout vocable qui se réfère à la force ou aux saveurs d’un tabac, doit être à tout jamais banni des emballages. Et par conséquent les mellow, soft, light et les sweet, vanilla, honey doivent disparaître des boîtes et des pochettes avant le 20 mai 2017. Et c’est pareil pour tout qualificatif qui laisserait sous-entendre qu’un tabac soit pure nature. Pure, natural, organic : verboten. Même interdiction pour tout terme qui insinuerait que le tabac pourrait avoir un quelconque effet bienfaisant sur le fumeur. Et ça va loin. Ainsi le Happiness de DTM ne peut plus être commercialisé, puisque le nom semble suggérer que le tabac rend heureux. Désormais il s’appellera donc Sunday’s Best.

Je vais vous surprendre. Je soutiens de tout cœur l’interdiction de nous raconter des bobards. Parce qu’y en a marre des mensonges systématiques. Tenez, sur le site web de Dan Pipe, Heiko Behrens, le blender de la gamme Ascanian, nous garantit qu’il s’agit de naturbelassenen Blends. La définition d’un mélange naturel me semble simple et nette : c’est un mélange auquel n’ont été ajoutés ni produits chimiques ni arômes. Or, voici la liste des ingrédients de l’Ascanian N° 2 telle que Dan Pipe l’a déclarée aux instances de contrôle : propylène glycol, gomme arabique, sorbate de potassium, solvant pour tabac à pipe, cassia fistula (cytise indien), coumarine artificielle, extrait de tamarin, arômes de figue, de truffe, de chocolat, de noisette sucrée et pour finir du virginia casing ( !!!) et de l’arôme de tabac à pipe ( !!!!!).

On aura tout vu. Voilà que le goût de ce tabac prétendu naturel est le résultat d’une sauce au virginia et d’un arôme de tabac à pipe ! Ça me rappelle une lettre que j’avais dégotée voici quelques années dans la Legacy Tobacco Documents Library, adressée à l’un des géants du tabac, dans laquelle un fabricant d’arômes chimiques vantait les mérites d’agents de saveur qui transformaient du burley insipide en « virginia » succulent.

Toujours envie de le goûter, le Sweet & Gentle ? Alors, allons-y.

Du virginia âgé de 5 ans originaire de Zambie, du virginia de Mysore, des herbes d’Orient et du perique sont pressés, maturés pendant trois mois dans la presse et coupés en broken flakes. Ensuite le tabac est mis en boîte, mais pas sous vide pour permettre au tabac d’évoluer pendant son encavement. C’est un mélange assez huileux, brun foncé, avec nettement moins de tons fauves que sur la photo. Est-ce que je vous surprendrais si je vous disais qu’on y retrouve des odeurs de figue, de chocolat et de noisette ? Je distingue également quelque chose de doucereux, de liquoreux et une touche de moisi typique pour le perique.

10% de perique, ce n’est pas rien. Pas étonnant donc que dès les premières bouffées, il fasse clairement sentir sa présence : acidité marquée, poivre, figues, terre moisie. Il y a une certaine astringence en arrière-bouche et quelques picotements sur la langue. En conséquence, un tirage calme et lent s’impose. Ce n’est qu’à cette condition que petit à petit le virginia fait des tentatives pour enrober l’acidité piquante. Et encore. Tout sucré qu’il soit, il a du mal, d’autant plus que la fumée passablement rêche ne caresse pas exactement les papilles. On sent la présence de saveurs de fruits secs et de chocolat, mais elles sont voilées par le brouillard caustique et pimenté. Et les orientaux dans tout ça ? Evidemment, il faudrait voir ce que ça donnerait sans, mais je suis incapable de les déceler. Vers le milieu du bol, on évolue vers une plus grande harmonie : la chaleur épicée, l’acidité et les sucres finissent par trouver un certain équilibre. Cependant, ça reste un blend passablement corrosif dominé par le perique, même quand je pratique la fameuse delayed gratification technique.

Se pourrait-il que je sois une petite nature qui ne supporte pas un taux tellement élevé de perique ? J’en doute parce que j’apprécie beaucoup le Chenet’s Cake de Cornell & Diehl qui contient pas moins de 35% de perique, un pourcentage stupéfiant. Il y a d’autres explications plus plausibles. A commencer par la qualité du perique employé. L’herbe fermentée en barriques est devenue une denrée tellement rare qu’il est pour ainsi dire exclu qu’une toute petite entreprise allemande réussisse à s’approvisionner chez la L.A. Poche Perique Tobacco Company, le tout dernier producteur établi en Louisiane. Par contre, Mark Ryan, le propriétaire, raconte dans une interview que Cornell & Diehl lui achète des quantités importantes. Il mentionne également McClelland, J.F. Germain et…Mac Baren. Remarquez que de nos jours, ce perique-là est en vérité un mélange d’authentique St James Parish perique et de Kentucky Green River burley. Les blenders qui ne sont pas clients chez Mark Ryan, doivent se rabattre sur du Kentucky Green River Burley pur. Bien sûr, ce tabac subit un traitement similaire à celui qui a fait la gloire du vrai perique, mais ça reste en quelque sorte un ersatz. Et puis, n’ayons pas peur de le dire, quand je compare l’Ascanian N° 2 et le Saint James Flake, force m’est de conclure que le savoir-faire du blender allemand d’une part et d’autre part la qualité des virginias qu’il emploie, n’arrivent pas à la cheville de ce que peut nous offrir la maison britannique, forte de son expérience bicentenaire.

Conclusion : Sweet & Gentle ? Pas pour moi. Par contre, les quelques évaluations qu’on trouve sur Tobaccoreviews sont unanimement positives. Reste à savoir si cette euphorie généralisée persisterait si ces partisans enthousiastes connaissaient la liste des ingrédients. Moi, je ne vous cache pas que je suis choqué par le sans-gêne avec lequel un petit fabricant artisanal nous arnaque. Naturbelassenen Blends, bande d’escrocs !