Font-ils un tabac ? n°97

par Erwin Van Hove

06/05/19

HU-Tobacco, The Masai

Je n’ai jamais compris pourquoi la série de mélanges aux noms résolument africains tels Makhuwa, Tuarekh, Zulu, Fayyum ou encore Asmara et Tigray avait été baptisée Foundation by Musicó. Certes, Hans Wiedemann avait créé cette gamme de tabacs en collaboration avec Peter Hemmer, l’artisan qui taille les pipes Foundation, la marque qui a succédé à Becker & Musicó. N’empêche que le rapport entre une marque de pipes italiennes taillées par un Allemand et le continent africain m’a toujours échappé. Hans Wiedemann lui aussi a fini par s’en rendre compte et en conséquence il a rebaptisé la série African Line. C’est nettement mieux, d’autant plus que ce nouveau nom correspond à l’origine des virginias et des burleys qui forment l’épine dorsale des divers mélanges.

A sa sortie en 2012, The Masai contenait du latakia syrien, remplacé plus tard par du chypriote suite à la pénurie de shekk-el-bint. Mais voilà qu’à l’occasion de la rédaction de cet article, je viens de constater que le blend a été définitivement discontinué. Peut-être que sans herbes syriennes, le mélange avait perdu sa raison d’être. A la réflexion, ce ne peut pas être la raison puisque le Fayyum, le Khoisaan, le Tigray, le Tuarekh et le Zulu ont subi la même adaptation de la recette et sont pourtant toujours disponibles.

La boîte que je teste date de 2012. Outre l’herbe syrienne, le blend contient du dark-fired kentucky, du Malawi burley et, bizarrement, du honeydew virginia, donc du virginia dopé au miel.

Je découvre un tabac humide et fort foncé, mais pas noir, fait surtout de broken flakes et de ready rubbed. Le nez n’est ni mielleux, ni ostentatoirement fumé. Il forme un tout plutôt qu’un amalgame d’odeurs individuelles et définissables. Si je m’efforce à décortiquer cet ensemble, je distingue un fumé discret qui ne me rappelle pas l’authentique shekk-el-bint, du cuir, de l’acidité volatile, un côté vineux, un très fin fruité, une touche de terreau.

Premières impressions : ce n’est certainement pas un poids lourd, mais un mélange qui se veut medium-strong. C’est plus doux qu’à l’accoutumée pour un latakia blend mais il y a suffisamment d’acidité et de salinité pour tenir les sucres en équilibre. A l’allumage, je détecte une saveur de latakia syrien, mais en sourdine. Il est évident que la qualité de cette herbe n’arrive pas à la cheville de celle des époustouflants tabacs syriens dont se servaient à l’époque Greg Pease, Cornell & Diehl, McClelland et Mac Baren.

Après quelques minutes, la fumée se met à me picoter les muqueuses. Ce n’est pas du tongue bite, mais je pourrais quand même me passer de cette sensation peu agréable due à une acidité un tantinet agressive. On est désormais dans un registre sombre : cuir, terreau, fumé/grillé, livèche, piment. Les virginias restent vraiment doux, mais sans pour autant dégager une saveur de miel. Les burleys de leur côté donnent à l’ensemble du corps, un petit côté terreux et par flashes des saveurs de chocolat. Le mélange se consume très lentement sans nécessiter de fréquents rallumages.

De force moyenne, The Masai ne devrait pas devenir fatigant. Et cependant c’est exactement l’effet qu’il a sur moi : l’acidité omniprésente combinée avec une fumée qui pourrait être plus veloutée, m’irritent et me lassent. Dans ces circonstances, il m’est difficile d’apprécier les saveurs qui pourtant ne sont pas mauvaises du tout. Pour être honnête et complet, je dois cependant signaler que dans certaines pipes, notamment dans une BBB Best Make des années cinquante et dans une Dunhill de 1960, l’acidité s’est montrée moins incisive.

J’ai lu dans une interview de Hans Wiedemann que The Masai était l’exception qui confirmait la règle : c’était le seul mélange de la série qui n’était pas pure nature. Dès lors, je ne comprends absolument pas pourquoi le blender a cru nécessaire de se servir de honeydew virginia, d’autant plus qu’il est certain que c’est cet ingrédient qui cause le manifeste défaut du mélange. Avec l’abandon du mélange, Wiedemann a, me semble-t-il, corrigé une erreur. Je suis sûr que The Masai ne manquera pas à grand monde.

TAK, Little Snake

Deux virginias, golden et red, et des herbes d’Orient sont pressés ensemble en plug, maturés, puis coupés en ribbons. Sur Tobaccoreviews il est précisé que les brins sont cuits au four, alors que cette info est absente sur le site web du blender.

Rien à signaler au niveau visuel : un mélange de brins fauves et bruns. Quant au nez, il est du genre discret et introverti et me rappelle l’odeur du pain de levain avec une touche de miel. Il s’en dégage une impression d’authentique naturel et de franche simplicité. Bref, le Little Snake sent le tabac sans tralala.

Pendant le premier fumage, je me sens plutôt déçu : le qualificatif qui capte le mieux mes premières impressions, c’est l’intraduisible adjectif anglais underwhelming qui est en quelque sorte l’antonyme de sensationnel. Mais à partir de la deuxième pipée, je commence à me raviser : non, ce n’est pas un tabac quelconque, assez insipide, mais au contraire un mélange fin et subtil. En fait, plus j’en fume, plus il me plaît. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que ça m’arrive avec un tabac de Thomas Darasz.

Alors, quelles sont les qualités du Little Snake que je découvre au fur et à mesure ? Commençons par la structure. Les deux virginias procurent à la fumée une assise gentiment douce sans pour autant être doucereuse pendant qu’un accent salin, un épicé modéré et une acidité parfaitement maîtrisée la ragaillardissent. Il en résulte une harmonie évidente dans un registre à la fois sobre et policé. Ensuite il y a les saveurs, notamment du pain au levain, une pincée de poivre, une goutte de miel, une touche de boisé, qui collaborent intimement pour nous livrer un tout nuancé et agréable. Il faut également mentionner l’évolutivité du mélange : après le premier tiers et à condition de faire l’effort d’y prêter attention, on découvre une suite de subtiles variations et permutations qui transforment le fumage en une expérience intéressante. Et pour finir, je dois relever l’exemplaire comportement au fumage : pas la moindre agressivité, une combustion parfaite, juste ce qu’il faut de vitamine N.

Non, le Little Snake ne casse pas la baraque. Il est trop introverti pour aspirer à devenir votre herbe favorite. Par contre, c’est le genre de mélange qui sans tambours ni trompettes arrive à séduire l’amateur de tabacs pure nature par son élégante finesse. C’est un tabac qui prouve que simple et simplet ne sont pas synonymes et que la discrétion et la retenue n’excluent pas la complexité. Et par conséquent, c’est le genre de blend modeste mais bien ficelé qui correspond parfaitement à ce que j’attends d’un all day smoke. Less is more.

G. L. Pease, Sixpence

Le graphisme de la boîte peut induire en erreur. Il semble suggérer que le nom du mélange est composé de deux mots. Or, le mélange s’appelle bel et bien Sixpence, ce qui désigne une pièce de monnaie d’une valeur de six pence qui était en circulation en Grande-Bretagne jusqu’aux alentours de 1980.

Introduit en novembre 2014 dans la Old London Series, le Sixpence est un flake composé de red virginia, une bonne portion de perique, un peu de kentucky et d’un topping sous forme d’un alcool ou d’un mélange d’alcools que le blender refuse d’identifier.

Personnellement, je ne suis pas fan de blends à l’alcool. D’une part, je connais plusieurs tabacs au rhum dont je n’arrive jamais à déceler le goût. Alors à quoi bon ? D’autre part, je me rappelle les mélanges au whisky de ma jeunesse qui me paraissaient systématiquement écœurants. C’est donc avec une bonne dose de scepticisme que j’ouvre ma boîte datant de 2014.

Les flakes sont épais, mais tombent en morceaux quand on les sort de la boîte. Ces broken flakes sont faciles à transformer en brins fumables, d’autant plus qu’ils sont souples sans être humides. Il y a de l’anthracite et de l’aubergine, mais ce sont les fauves et les bruns clairs qui dominent.

Le nez me plaît beaucoup parce qu’il est fascinant. Complexe, à la fois profond et frais, il y a clairement du fruité, une note grillée du kentucky, du foin et de la terre, une petite note moisie et un arôme d’alcool que je n’arrive pas à définir. Ce n’est certainement ni du whisky ni du rhum. C’est plutôt genre marc. De la grappa peut-être.

Dès l’allumage je suis sous le charme. La fumée se met à véhiculer des saveurs qui correspondent parfaitement aux promesses du nez. Et ce qui frappe d’emblée, c’est une réelle sensation d’harmonie : les saveurs se complémentent, s’entrelacent et fusionnent en un tout vraiment goûteux, alors que l’équilibre entre douceur, acidité, épicé et amertume me semble parfaitement réussi. Quant à l’effet de l’eau de vie, il m’épate : il est présent, je le perçois, il ne m’écœure pas, il me plaît. De temps à autre, mes papilles détectent une saveur qui me rappelle vaguement le chewing gum à la cerise. Serait-ce peut-être du kirsch ?

De force moyenne, le Sixpence ne peut indisposer personne. Quant aux periquophobes, je peux les rassurer : l’herbe louisianaise est du genre fruité et bon enfant. Mon seul regret, c’est le rythme de combustion. Pour un flake, le Sixpence se consume assez rapidement, ce qui fait que le plaisir dure moins longtemps qu’escompté. C’est aussi la raison pour laquelle l’évolutivité est fort limitée.

N’empêche que pour moi, le Sixpence est une belle découverte qui m’a impressionné. Et qui m’a prouvé que l’ajout d’alcool à un tabac peut constituer un plus. Que ce soit justement monsieur Pease qui y parvient, ne doit pas étonner : je peux témoigner que c’est une fine bouche qui parle vins, alcools et cuisine avec autant de manifeste plaisir, de vaste connaissance et de réel discernement, que quand il parle tabac.

Le Sixpence est un tabac de gourmet. Voilà.