Règle de trois, ou l'esthétique des pipes

par Erwin Van Hove

15/05/05

There’s an ass for every seat. Pour tout siège il existe un derrière. Voilà ce que préconise Mark Tinsky quand il parle de l’esthétique des pipes. Rad Davis confirme : ses toutes premières pipes lui faisaient honte, tellement il les trouvait moches. Cependant un client lui en a acheté quatre d’un coup, amoureux qu’il était de l’apparence de ces bouffardes. Apparemment tous les goûts sont dans la nature et il n’existe pas de canons de beauté.

Admettons donc que la beauté soit fondamentalement subjective. Faut-il dès lors conclure que le bon et le mauvais goût seraient des concepts illusoires ? Qu’il n’existe pas de chefs-d’œuvre incontestables de l’art pipier, tout comme il n’y a pas de pipes vraiment laides ? C’est mon intime conviction que cette conclusion relativiste est erronée. Bien évidemment, la beauté peut avoir de multiples visages, mais multiple n’est pas synonyme d’illimité. Les règles de l’esthétique sont, certes, peu strictes, fort interprétables et d’ailleurs mouvantes d’une époque à l’autre, mais ce n’est pas pour autant qu’elles constitueraient un sauf-conduit pour n’importe quoi. La laideur, ça existe. Et puis, s’il y a des gens qui préfèrent une rengaine de Claude François aux Goldberg-Variationen de Bach interprétées par Glenn Gould, ce qui par ailleurs est leur droit le plus strict, faut-il en conclure que Cloclo et Johan Sebastian, ben ça se vaut ? Allons.

Nous n’achetons pas tous les mêmes pipes. Heureusement d’ailleurs. Certains ont une prédilection pour les tiges en bambou alors que d’autres y sont allergiques ; d’aucuns apprécient les freehands de Preben Holm, alors que ces pipes m’horripilent. Qui a raison ? Evidemment personne puisqu’il s’agit purement d’une question de goût personnel.

Par contre, quand des pipophiles regardent la gamme de Castello ou de S. Bang par exemple, il se peut bien sûr qu’ils n’éprouvent pas de coup de foudre, mais il est quasi impossible qu’ils jugent que ces pipes soient moches. En examinant une Dunhill 120, on peut conclure que ce n’est pas sa tasse de thé, on peut hausser les épaules, on peut lui préférer une bent billiard d’une autre marque. Toutefois on ne pourra jamais dire que c’est une silhouette ratée. La subjectivité a en effet ses limites. Comment se fait-il que depuis pas loin d’un siècle Dunhill continue à vendre avec tant de succès certains modèles ou que Castello est considéré comme la Rolls de la pipe italienne ou que tant de pipiers prestigieux ne cachent pas leur admiration pour l’œuvre de Per et Ulf, les artisans qui produisent les Bang ? La réponse est simple : parce que ce sont des pipes à l’aspect élégant, équilibré, harmonieux. Sans forfanterie, sans tape-à-l’œil, elles se distinguent par leur classe intemporelle.

Remarquez, je ne suis absolument pas en train de plaider la cause du classicisme pipier, qu’il soit anglais, italien ou scandinave. En réalité, je suis le premier à avouer ma fascination devant les tiges surdimensionnées de Wolfgang Becker, l’asymétrie tout organique des japonaises, le style épuré et résolument moderne de Rolando Negoita ou d’Arita et même devant l’approche iconoclaste d’un Walt Cannoy. Si je tiens un plaidoyer, ce serait plutôt pour le respect de certaines règles fondamentales qui évitent de commettre de manifestes fautes de goût. Parce qu’on ne peut pas le nier : les pipiers ne sont pas à l’abri de fautes de goût. On trouve en effet des pipes dont l’apparence présente des défauts frappants. Un manque d’unité, de lignes fluides et naturelles, d’équilibre et d’harmonie aboutit quasi automatiquement à une silhouette ratée. Je pourrais bien sûr présenter une analyse très poussée. Je me contenterai de mentionner les trois vices les plus fondamentaux et les plus typiques. Les nombreuses illustrations en diront plus long, je l’espère, que mes piètres propos.

1 Les justes proportions

Grosso-modo une pipe est composée de trois parties : un fourneau et une tige qui forment la tête, et un tuyau. Chaque partie doit être bien proportionnée, la hauteur du fourneau par exemple étant en fonction de son diamètre, et les différentes composantes sont censées trouver un équilibre entre elles. Pas une sinécure. Voici quelques exemples où des pipes qui pèchent contre les justes proportions sont opposées à des exemplaires qui sont parfaitement bien équilibrés.

Une tête volumineuse mais bien taillée. Rien à redire. Mais pourquoi cette fin abrupte avec ce tuyau trop court qui ne respecte pas la ligne naturelle que la tête annonce ? Une pénurie de cumberland ? Du coup la tête devient lourde et disproportionnée. Quelle différence avec cette autre horn, parfaite celle-là ! Quelle fluidité, quelle élégance ! Ben, pas étonnant : c’est du Bo Nordh.

Voici une tige dont l’épaisseur est proche du diamètre du fourneau. Le résultat est une tête massive qui manque de grâce. En conséquence le tuyau semble perdu dans cette forêt de bruyère qui l’entoure. La pipe de Rolando Negoita, elle, est un étonnant tour de force : bien que la tige soit elle aussi assez massive, les proportions sont tout simplement parfaites. L’équilibre et l’harmonie de cette pipe design en font une pièce de musée.

Les tiges en bambou sont à la mode. Mais peu de pipiers réussissent à combiner avec bonheur bruyère et bambou. Comparez les proportions de la pipe qui semble avoir été taillée pour la famille Pierrafeu avec celles de ce chef-d’œuvre de finesse et de légèreté signé Tokutomi.

Hiroyuki Tokutomi

Pas mal, vous me direz. Oui, à première vue peut-être. Mais regardez bien le tuyau et la tige. Leurs proportions vous semblent-elles vraiment séduisantes ? N’avez-vous pas envie de raccourcir soit le tuyau, soit la tige ? Quoi qu’il en soit, regardez à côté celle du tandem suédois Vollmer et Nilsson : des proportions parfaites, une élégance BCBG indéniable.

Vollmer Nillson

2 Logique + fluidité = unité harmonieuse

Ceci n’est pas une pipe. Malheureusement trop souvent les mots de Magritte s’appliquent aux produits sortant des ateliers de pipiers. Il m’arrive en effet fréquemment de voir non pas des pipes, mais des têtes et des tuyaux. Mon regard ne voit pas une unité, mais deux pièces assemblées arbitrairement. Or, les pipes les mieux réussies vous font oublier qu’elles sont composées de deux pièces et de deux matières différentes, parce qu’elles présentent un équilibre, une harmonie, une logique interne, une ligne naturelle. On a l’impression qu’elles sont parfaites comme elles sont, qu’on ne pourrait changer le moindre détail sans compromettre leur charme. Pour atteindre cette perfection, il n’y a pas de recette-miracle. Cependant, tout élément qui contribue à une réelle harmonie entre tuyau et tête, est un ingrédient de choix : une teinture du bois qui va bien avec la couleur du tuyau, une transition quasi imperceptible entre tige et tuyau, un élément de la forme de la tête qui est repris dans le modèle du tuyau, un tuyau qui continue naturellement la ligne de la tête. Mais passons sans tarder au choc des images.

Voici pour commencer la faute classique : ceci n’est pas une pipe. La tête se termine de façon abrupte. Puis on est surpris de découvrir un tuyau qui n’a absolument rien en commun avec la forme de la tête. La transition est un choc. On ne voit pas une unité, mais deux éléments malhabilement assemblés. Tournons-nous donc vers une pipe, une vraie. Harmonie incontestable entre le bec en cumberland et la couleur et les striures de la bruyère. Et puis admirez comment la transition entre tige et tuyau est parfaite grâce à la rustication continuée sur le tuyau ! Du grand art pipier de Tonni Nielsen.

Tonni Nielsen

Dites-moi, vous les voyez, vous, la logique et l’harmonie de cette pipe ? Elles m’échappent complètement. Trouvez-vous cette forme fluide, naturelle, agréable à l’œil ? C’est un pot-pourri, c’est le règne de l’arbitraire. Regardez maintenant l’absolue maîtrise des formes de cet artiste qu’est Kent Rasmussen. Comme dirait Baudelaire : Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté.

Kent Rasmussen

A gauche une Gotoh. Le raffinement japonais à son apogée : une forme organique et asymétrique qui rayonne à la fois une sereine harmonie, un équilibre d’une suprême élégance et une espiègle légèreté. A droite, une autre forme organique. L’image se passe de commentaire.

Fluidité. Un concept difficile à circonscrire ? L’appréciation d’un jeu de lignes, n’est-elle pas foncièrement subjective et personnelle ? Peut-être. J’ai mon idée là-dessus, mais jugez plutôt vous-même : parmi ces quatre variantes sur le thème de la calabash, n’y en a-t-il pas une qui, sans conteste, n’affiche pas la même élégance et pureté de ligne que les autres ? Le croquis est de la main de Cornelius Mänz, Bo Nordh est l’auteur de celle au fourneau en écume et la calabash que Brebbia a conçue en 1997 pour fêter son cinquantième anniversaire, est devenue un modèle standard de la marque.

Et maintenant que nous avons abordé le sujet des lignes fluides, c’est le moment de lancer une mise en garde : attention au moment de courber les tuyaux ! Un tuyau mal courbé casse la ligne de pas mal de pipes. Voici en guise d’illustration deux churchwarden : comparez le tuyau de la Paul Bonaquisti avec celui de cette autre pipe. On a l’impression que cette pauvre petite churchwarden a été maltraitée : son tuyau ne paraît pas courbé, mais plié. Il est évident que cette ligne cassée irrite le regard.

bonaquisti

Attention ! Une belle courbe et une ligne fluide, c’est bien. Mais ce n’est pas tout. Une pipe est avant tout un objet dont la vocation est de vous faire jouir au maximum de votre tabac. Or, pour produire un outil de fumage performant et confortable, le pipier ne peut jamais perdre de vue qu’avant d’être esthète, il est d’abord ingénieur : il doit respecter la logique mécanique de sa création. Parfois les artisans oublient cette logique. Pour preuve voici deux pipes du même auteur. Celle de gauche semble dotée d’une ligne des plus séduisantes. Sans conteste la fluidité si recherchée est au rendez-vous. Mais comment fumer cette beauté ? Si vous calez bien le bec entre vos dents, le fourneau se trouvera dans une position fort inclinée. Si vous laissez pendre la pipe entre vos lèvres, le problème ne fera que s’aggraver. Non seulement au moindre mouvement vous risquez de faire tomber du tabac du foyer, en outre à coup sûr le côté supérieur du bord du fourneau risque de brûler. Et ce n’est pas tout. Pendant le fumage la chaleur va se concentrer sur un côté du foyer qui vraisemblablement va surchauffer. Quant à celle de droite, imaginez un instant que vous appuyez des dents sur son bec. Effet de levier et voilà que le bord du fourneau ne sera plus horizontal, mais que vous serez capables de regarder à l’intérieur du foyer, incliné qu’il sera vers votre figure. Function before beauty est une règle d’or.

3 Trop, c'est trop

Une pipe bien équilibrée n’a pas besoin de décorations. Ceci dit, il existe toute une panoplie de moyens pour embellir une pipe : des bagues en argent, voire en or, des décorations en corne, en cumberland, en acrylique et en toutes sortes de bois, des spigots, des tuyaux aux coloris séduisants, etcétéra etcétéra. Et puis une teinture à contraste peut capter le regard, tout comme un sablage époustouflant ou une rustication bien exécutée. Mais, de grâce, pas tout en même temps ! A coup sûr le résultat sera une cacophonie qui tourne au kitsch de mauvais aloi. Démonstration.

Voici deux pipes du même pipier. Quel bombardement visuel ! On ne sait plus où donner de la tête. L’une attire le regard par sa tête partiellement lisse, partiellement rustiquée, mais comme si ça ne suffisait pas, elle vous jette à la tête et une décoration en argent, et une décoration en acrylique et un « chapeau » des plus ridicules. L’autre capte votre regard par sa forme bizarroïde et sa teinture tape-à-l’œil, puis vous achève avec sa bague en argent et sa décoration en acrylique multicolore. De la folie faite pipe.

Pour vous faire retrouver la sérénité, voici deux exemples de décorations qui font exactement ce qu’elles sont censées faire : embellir. La bent bulldog est une Dunhill très classe et l’élégante variation sur le thème de la rhodesian est une Paolo Becker.

L’adage trop, c’est trop, s’applique encore d’une autre façon probante à l’univers de la pipe. Il semble que les chefs-d’œuvre des maîtres incontestés exercent une fascination illimitée sur des pipiers moins chevronnés et, n’ayons pas peur de le dire, absolument pas aussi doués que les artistes qui les inspirent. Or, vouloir n’est pas toujours pouvoir. Et on peut trop vouloir. Tailler une billiard bien proportionnée, ce n’est déjà pas donné à tout le monde. Vraiment lire la bruyère pour en sortir la forme qui mettra le mieux en valeur sa flamme, ça demande pas mal d’expérience et un regard entraîné. Et voilà que de plus en plus on voit apparaître sur le marché de piètres interprétations de modèles ultracompliqués. Une blowfish, une ballerina, une ukelele, une snail, ce sont des modèles où le génie d’un Bo Nordh ou d’un Tom Eltang peut se mettre en exergue. Ces formes difficiles à tailler avec bonheur se distinguent par leur recherche de la mise en valeur du bois. Une ukelele parfaite est couverte à 100% d’œils-de-perdrix. Les deux flancs asymétriques d’une blowfish regorgent d’œils-de-perdrix alors que le devant et l’arrière de la pipe affichent des striures horizontales et régulières. Pour une elephant foot ou sa variante pointue, une pickaxe, c’est juste le contraire. Et la façon typique dont est mise en valeur la bruyère sur ces modèles est justement ce qui constitue leurs attraits, voire leur raison d’être. Il ne suffit donc pas de réussir à tailler la forme, déjà pas une mince affaire, en plus il faut impérativement employer un plateau qui permet d’aboutir à l’effet visuel que le modèle exige. Voici donc quelques exemples de pipiers qui manifestement visent trop haut. Il va sans dire que deux des variantes elephant foot/pickaxe font triste mine à côté des chefs-d’œuvre de Bo Nordh et de Björn of Sweden. La pickaxe impressionnante de Marco Biagini qui capte parfaitement l’esprit de ce modèle, prouve par ailleurs qu’il ne faut pas strictement respecter la forme originelle, mais qu’on peut en faire une interprétation toute personnelle.

Evidemment, loin de moi l’idée de détenir les clés qui ouvrent la porte du to kalon, de la beauté parfaite. Je l’ai dit et je le répète : LA beauté n’existe pas. Toutefois, au terme de ce petit exposé, j’espère vous avoir convaincu que pas tous les chemins ne mènent à Rome et qu’en cours de route, il est facile de s’égarer dans quelque cul-de-sac.