Inflation

par Erwin Van Hove

31/05/10

Chaque année, à leur retour du Pipe Show de Chicago, quelques artisans me font un compte rendu de leurs expériences et impressions. Ils en profitent non seulement pour me relater de juteuses anecdotes, mais aussi et surtout pour me tenir au courant des évolutions sur le marché, pour me communiquer quels pipiers sont en demande et lesquels sont rentrés bredouilles, et pour me donner des tuyaux sur les nouveaux talents à suivre. A les lire année après année, on constate que chaque édition du show est dominée par un phénomène ou par des individus. Il y a eu l’année des méventes et celle du no smoking. Il y a eu l’année de Lasse Skovgaard et celle des pipiers japonais. L’édition 2010 aura été celle des Chinois. Non pas des pipiers chinois, mais des commerçants venus de Chine qui, en sortant sans compter des liasses de $100 des sacs que trimbalaient leurs gardes du corps, ont tout raflé. Et à n’importe quel prix. L’édition 2010 aura donc été celle des commerçants et collectionneurs américains frustrés et indignés par les dures lois de l’offre et de la demande. Le péril jaune, ils ne l’avaient pas imaginé comme ça. Le show 2010, c’est donc celui du fric, marqué et dominé par cette transaction-symbole : $86000 pour un semainier de Teddy Knudsen. Oui, quatre-vingt-six mille dollars, soit douze mille deux cent quatre-vingt-quinze dollars la pipe.

Des prix pareils, ça laisse rêveur et ça soulève des questions. Essayons de faire le point.

D’abord un peu d’histoire. Avant la révolution scandinave, les choses étaient fort simples. Fondamentalement le marché de la pipe était divisé en trois créneaux : les pipes bon marché produites en masse, la moyenne gamme mieux finie et plus soignée et les marques de luxe. Typiquement, l’authentique passionné de la pipe s’intéressait selon ses moyens aux deux derniers créneaux. La différence de prix entre une bonne GBD ou Comoy’s et une Dunhill était nette, mais pas indécente. Dès lors, s’il le souhaitait vraiment, le petit bourgeois pipophile pouvait s’offrir un jour une belle Charatan ou une pipe au point blanc.

Sont arrivés les Scandinaves et là tout a changé. Soudain la pipe de luxe se libère de son carcan de classicisme, elle prend des formes surprenantes, elle s’individualise, elle transcende sa pure fonction utilitaire. Désormais la typique bouffarde de pipophile pur et dur est imaginée, modelée, exécutée et finie par un artisan individuel qui, poussé par un esprit à la fois créatif et perfectionniste, cherche sciemment à sortir le meilleur de chaque plateau, et qui emploie des méthodes de travail lesquelles, plutôt que de viser la rapidité et l’efficacité, se mettent au service de la quête de l’harmonie entre forme et grain, et d’une exécution technique irréprochable. La pipe de luxe est désormais une véritable pièce unique sortie de l’esprit et des mains d’un créateur à proprement parler. Et cet univers-là est à l’opposé de celui des ébauches achetées, des tours-copieurs, de la production standardisée. Evidemment, cela a un prix, d’autant plus que la demande excède l’offre. Et dès lors, pour la première fois, le fumeur passionné se voit confronté à des objets de rêve qui risquent de rester inabordables pour sa bourse.

Cette révolution est à l’origine d’un phénomène qui semble irréversible : dorénavant la typique pipe pour pipophile est faite par un artisan. Alors que depuis des décennies il y a de moins en moins de fabriques de pipes et que les sociétés qui réussissent à survivre ont dû sensiblement baisser leur production et limoger du personnel, le nombre d’artisans pipiers ne cesse de croître. Grosso modo jusqu’aux premières années de notre siècle, tout ce petit monde effervescent s’est cloisonné en créneaux passablement imperméables, depuis des pipiers italiens qui font des pipes à peine plus chères que des Stanwell, des Savinelli ou des Peterson, aux spécialistes des high grades. Jusqu’à récemment, le sommet de cette pyramide était réservé à quelques pipiers hors classe tels Bo Nordh, Jörn Micke, Lars Ivarsson, Jess Chonowitsch. Cet olympe de la pipe Über-high grade était donc constitué de légendes vivantes qui depuis des décennies avaient amplement gagné leurs galons et mérité leur réputation de star. Eux seuls pouvaient se permettre de vendre leur production ultraconfidentielle pour des montants à quatre, parfois même à cinq chiffres. Bien qu’on puisse aisément juger les prix astronomiques d’une Bo Nordh Nautilus, Ballerina ou Ramses tirés par les cheveux, on est forcé d’admettre qu’il s’agissait là de vrais tours de force et de pipes d’exception. Tout y était : une exécution et une finition irréprochables, du grain d’une rare perfection en parfaite harmonie avec la forme, des modèles créatifs, novateurs, époustouflants. Bref, l’art pipier à son apogée.

Aujourd’hui, c’est tout différent. C’est l’inflation. Il suffit de faire un petit tour des commerces en ligne spécialisés dans le haut de gamme pour s’en rendre compte : partout on tombe sur des prix à quatre chiffres. Et pas uniquement chez les vénérés vétérans comme Barbi, Eltang ou Former. De plus en plus de nouveaux pipiers qui il y a 5 ans encore étaient de parfaits anonymes ou tout au plus des débutants prometteurs, se croient en droit de pratiquer des prix qui dépassent la barre des mille euros. C’est devenu chose courante au sein d’une certaine école de pipiers américains ou pour les nouvelles vedettes russes. Même des artisans italiens, malgré le manque de créativité de leurs modèles et en dépit d’une exécution objectivement inférieure à ce qui se fait par exemple en Allemagne, se sont mis à demander plus de mille euros pour leurs plus belles bruyères.

Et il y a quelque chose qui cloche. Dans les années 90 du siècle passé, je pouvais me permettre une Chonowitsch ou une Rasmussen. Ou une Eltang ou une S. Bang bien gradées. Aujourd’hui je dispose d’un revenu nettement supérieur et pourtant il est hors de question que j’acquière une Revyagin, une Tokutomi ou une Johnson haut de gamme. Même les moyennes gammes d’antan comme une Paolo Becker ou une Le Nuvole lisses commencent à peser sur le budget. Il semble donc que le marché de la pipe pour pipophiles a évolué d’un marché qui s’adresse à ceux prêts à mettre le prix, à un marché destiné à ceux capables de mettre le prix. Un monde de différence.

Qui ou quoi est responsable de cette inflation ? A mon avis, il s’agit d’une combinaison de facteurs.

1. La globalisation

A l’époque où l’Amérique est devenue le marché premier pour les pipiers haut de gamme européens, il y a eu une première flambée des prix. Et maintenant qu’une partie des high grades part en Russie et en Asie, les prix grimpent encore. Et c’est logique : l’offre reste plus ou moins constante alors que la demande augmente sensiblement. Le capitalisme en action.

2. La vente par Internet

Là aussi il y a un incontestable effet de la globalisation : vous et moi, nous pouvons comparer les prix et faire nos emplettes aux quatre coins du monde. A première vue un grand avantage, mais rien n’est moins sûr. Pour illustrer mon propos, prenons l’exemple de Karl-Heinz Joura. Avant de vendre aux Etats-Unis, ce brave pipier traversait en train toute l’Allemagne en quête de civettes spécialisées prêtes à acquérir son œuvre. Il vendait donc en direct aux détaillants. Est arrivé le jour où un distributeur américain a commencé à importer des Joura. Dollar faible. Frais de transport et d’assurance. Taxes d’importation. Marge du distributeur. Frais de transport pour faire parvenir les pipes jusqu’aux détaillants. Marge du détaillant. Résultat : Outre-Atlantique les Joura coûtaient deux fois plus cher qu’en Allemagne. Or, les détaillants américains n’étaient pas aveugles : ils n’étaient pas exactement fous de joie de découvrir des sites web allemands qui vendaient les Joura moitié prix. Résultat : sous la pression de son distributeur américain, le pipier a dû doubler les prix qu’il pratiquait dans son marché local.

Ce n’est pas tout. Pas mal de pipiers vendent à la fois à travers un réseau commercial classique et en direct par le biais de leur site web. Fatalement les prix de détail sont plus élevés que ceux de la vente en direct. Or, croyez-vous vraiment que les commerçants acceptent qu’un pipier leur fasse de la concurrence déloyale ? Bref, le pipier se verra obligé d’augmenter les prix qu’il affiche sur son site.

Et puis, je l’ai dit avant et je le répète, il y a l’influence néfaste de la cohorte de pipiers amateurs. A plusieurs reprises de relatifs débutants m’ont tenu des discours dans ce genre : Je trouve que ma pipe ressemble bigrement à cette Barbi chez Alpascia ou chez Pfeifenstudio Frank. Et comme tu vois, elle est à 900 euros. OK, je ne suis pas encore Barbi, mais si je vends ma pipe moitié prix, ça me semble plus qu’honnête. Et l’amateur d’afficher un prix de 450 euros pour sa « Barbi » de pacotille. Outre le fait que ce genre de réflexion puérile trahit en général une suffisance passablement grotesque, il va de soi que ce raisonnement pèche contre la logique. Le prix de la Barbi, c’est le prix de détail. Barbi aura donc reçu en mains propres la moitié de ce montant. Par conséquent, le petit amateur et le pape de la pipe allemande travaillent exactement au même tarif. Or, des amateurs pareils infestent de plus en plus le marché, ce qui finit par sérieusement irriter un pipier comme Barbi qui tôt ou tard va se dire qu’il n’est pas prêt à travailler au même tarif que tous ces illustres inconnus. Résultat ? Vous connaissez la réponse.

3. La mentalité d’une nouvelle génération de pipiers

Saviez-vous que jadis Greg Pease qui servait de distributeur au jeune Kent Rasmussen, vendait les lisses de l’enfant terrible danois au prix de $300 ? Que ses premières dizaines de pipes, Cornelius Mänz les a vendues pour une centaine d’euros chacune ? Plus fort : que Will Purdy a offert gratuitement deux douzaines de pipes aux connaisseurs qui l’ont aidé à débuter sa carrière ? Evidemment à l’heure actuelle il reste de jeunes artisans modestes qui taillent des pipes par passion plutôt que par appât du gain rapide, mais force m’est de constater que, surtout de l’autre côté de l’Atlantique, ils se font de plus en plus rares. En tout cas, je vois de plus en plus de nouveaux pipiers à la maîtrise technique douteuse et au sens esthétique plus que discutable apparaître sur le marché en nous demandant d’emblée des montants qui nous permettent de nous offrir une Ruthenberg, une Vollmer & Nilsson ou une David Enrique. Croyez-moi, les temps ont changé. Pas convaincu de ce que j’avance ? Que pensez-vous alors de ce qui suit ? Il y a une bonne dizaine d’années, j’avais commandé à Wolfgang Becker une Wespe en finition lisse avec une teinture à contraste. Budget prévu : 500 euros. Quelque temps après, monsieur Becker m’annonce que ma pipe est prête mais qu’il y a un problème : il ne peut la grader pour la bonne raison qu’elle est tellement parfaite que sa qualité excède celle de son grade le plus élevé. D’ailleurs, quelques semaines plus tard, Becker introduira un nouveau grade réservé aux pipes exceptionnelles. Quoi qu’il en soit, à aucun moment Becker n’a suggéré qu’il ne pouvait me céder cette pipe au prix convenu. Au contraire, il m’a félicité pour ce coup de bol. Voilà comment ça se passait jadis. Et aujourd’hui alors ? Il se fait que cette année un collectionneur a commandé une pipe à un jeune Américain. Budget prévu : entre $700 et $800. Au moment de la livraison, le client a dû débourser $1200. Pire. Récemment ce même collectionneur a engagé les services d’un autre artisan américain pour réaliser un projet assez particulier. En se basant sur les prix des précédentes réalisations de prestige du pipier, il s’était attendu à une facture de $1500 à $2000. Le travail terminé, le pipier lui a demandé la somme rondelette de $4000. Le collectionneur a sorti son portefeuille. Ce qui nous amène sans transition à notre dernier point.

4. La mentalité d’une nouvelle clientèle

Evidemment, de Jörg Lehmann et Jörg Wittkamp à Uli Wöhrle, il reste de grands collectionneurs qui sont mus par une authentique et profonde passion de la pipe. Il s’agit là de sybarites et de fins connaisseurs dont le cœur bat au rythme d’un amour fou. Et qui aime ne compte pas, ce qui fait que traditionnellement c’est ce genre d’amoureux qui est prêt, pour assouvir sa passion, à débourser des montants qui peuvent sembler irrationnels aux yeux de certains. Mais voilà qu’au dernier Pipe Show de Chicago ce ne sont donc pas les vrais passionnés qui ont acquis les pipes exceptionnelles. Ce sont des hommes d’affaires venus de Chine qui ont acheté en gros et à n’importe quel prix. Non pas par amour de la pipe, mais pour se faire un joli bénéfice en approvisionnant les nouveaux riches en quête de symboles de prestige. Une Ferrari. Une Rolex. Une Teddy Knudsen. Des robinets en or. Du pareil au même. Ca peut choquer le vrai amoureux et l’esthète connaisseur.

D’ailleurs, depuis les Etats-Unis me sont parvenues de multiples lamentations. L’idée que notre sacrosainte pipe soit dégradée au rang d’un vulgaire investissement, suscite pas mal de réactions. Franchement, elles me laissent de marbre. Au contraire, certaines de ces jérémiades choquées arrivent même à m’irriter. L’un des grands indignés est ce collectionneur qui vient de payer $4000 pour sa commande, alors qu’il y a un an ou deux, il s’était publiquement distancié de la politique des prix pratiquée par certains artisans américains, entre autres par le pipier à qui il vient de payer ces $4000. Il me semble que quand vraiment on tente d’arrêter une voiture en panne de freins, il n’est pas exactement judicieux d’appuyer sur le champignon. Et maintenant que, opportunisme oblige, les pipiers se sont tournés vers des clients aux poches plus profondes que les siennes, il faudrait s’apitoyer sur son triste sort ? Allons.

Malgré l’inflation et la spéculation auxquelles nous assistons, les vrais passionnés de la pipe ne doivent pas désespérer. D’accord, la catégorie de pipes que vous et moi ne pourrons plus nous permettre, ira en grandissant. Et alors ? Le fin connaisseur sera toujours capable de dégoter de nouveaux talents et d’acquérir leur œuvre avant qu’ils ne deviennent des stars aux tarifs prohibitifs. C’est même à cela qu’à mon avis, on reconnaît le vrai connaisseur. Bien sûr, cela présuppose pas mal d’expérience, certaines compétences et la volonté de suivre le marché de très près. Ce n’est pas donné à tout le monde. Mais qu’à cela ne tienne. Heureusement, dans toutes les fourchettes de prix il y aura toujours suffisamment de pipiers au rapport qualité/prix honnête. D’ailleurs, personnellement j’estime que plutôt que de s’extasier systématiquement devant les demi-dieux de la pipe, il est avant tout du devoir des connaisseurs influents et des pipophiles passionnés de soutenir en premier lieu tous ces artisans qui se décarcassent pour nous livrer de belles pipes performantes à des prix qui reflètent leur qualité intrinsèque et qui n’augmentent pas à tout bout de champ. Parce qu’après tout, ce sont les Ser Jacopo et les Il Ceppo, les Morel et les Enrique, les Cavicchi et les Biagini, les Moritz et les Axmacher, les Winslow et les Jörn, les Davis et les Ruthenberg, les Purdy et les Talbert qui forment l’épine dorsale de notre hobby. Cette colonne vertébrale de pipiers sérieux qui traverse les divers créneaux, ça se soigne. Sinon tout le corps pipier risque de s’écrouler.