L'inventaire 2014

par Erwin Van Hove

12/01/15

Vingt-deux pipes achetées en 2013. En 2014 en revanche, mon sérail ne s’est enrichi que de quatorze nouvelles concubines dont trois m’ont été offertes. Bref, par rapport à l’année passée, mon rythme d’achat a baissé de 50%. Petit à petit, je dois me rendre à l’évidence : j’ai trop de pipes. Pourtant, dans les forums on aime bien affirmer qu’on n’en a jamais assez. C’est du badinage. Arrive un moment où, tout passionné qu’on soit, on ne passe pas assez de temps avec chacune des belles dormant dans leur confortable cabinet. Elles risquent de devenir des belles au bois dormant. Pas au sens dormant au bois. Au sens au bois qui dort. En plus, figurez-vous qu’il devient de plus en plus difficile, à moins de tenir une véritable comptabilité, de retenir quelle pipe est dédiée à quel tabac. L’âge n’aidant pas, je me gratte régulièrement la tête.

Alors, voici un petit conseil. Ce qu’il vous faut, c’est une collection de pipes qui convienne à vos besoins personnels, c’est-à-dire une rotation qui tienne compte à la fois du nombre de pipes que vous fumez par jour, des différentes conditions dans lesquelles vous pétunez et des diverses catégories de tabacs que vous consommez. Partons du principe qu’idéalement il faut à vos chères bruyères une semaine de repos. Si votre consommation de tabac se limite à trois pipées par jour, si pour vous, les plaisirs du fumage coïncident systématiquement avec vos moments de détente devant la télé, si vos ébats tabagiques sont de nature strictement monogame, une collection d’une vingtaine d’exemplaires suffira. Si, par contre, vous fumez avec le même bonheur du semois, des mélanges anglais, des virginias et des aromatiques et que vos habitudes sont telles qu’il vous faut à la fois de volumineuses bouffardes pour les longues soirées de lecture, des pipes menues pour vos pauses fumage au travail et des chevaux de bataille qui supportent les intempéries pour vos balades avec votre chien, votre nombre idéal de pipes monte évidemment en flèche. Mais quel que soit ce nombre pour vous personnellement, dès que vous l’atteignez, arrêtez d’élargir votre cheptel. Ca ne sert à rien sauf évidemment si la qualité de votre harem vous laisse insatisfait. Concentrez-vous plutôt sur votre cave à tabac. Il est nettement plus important de disposer d’un stock de tabac qui vous permette de fumer à leur apogée les différents mélanges que de pouvoir s’enorgueillir d’une collection de pipes qui dépasse de loin vos besoins.

Fermons la parenthèse. Quatorze nouvelles pipes que je disais. Neuf neuves et cinq estates en provenance de dix pays différents. Permettez-moi de vous les présenter en ordre alphabétique.

1. Alden, Ryan

Si Ryan Alden est en contact avec des pipiers chevronnés comme Bruce Weaver ou Rad Davis et s’il a fait des stages chez Premal Chheda, après avoir passé 4000 heures dans son propre atelier, il se considère avant tout comme autodidacte. Ryan vit au Texas, le pays du big is beautiful. Ce routier sympa a d’ailleurs le physique d’un géant. Ca ne l’empêche pas de produire des pipes légères et peu volumineuses dans un style classique. Il fait donc des billiards et des lovats, des apples et des authors, des dublins et des bulldogs sans chichi.

La mienne, c’est une dublin en arbousier. Ce sera ma deuxième pipe en strawberry tree et je dois dire que ce bois peu connu dans un monde dominé par l’erica arborea m’épate : l’arbousier est plus léger que la bruyère, s’harmonise bien avec le virginia et permet de faire des sablages spectaculaires. Les photos sont là pour le prouver.

Ryan Alden sait faire des pipes, c’est incontestable. La pipe est bien proportionnée, sablée de main de maître et montée d’un tuyau fait main au bec fin et à la lentille gentiment arrondie. Le perçage est parfait et le passage d’air bien ouvert. Il est vrai que la finition perd rapidement de son éclat et que, presqu’imperceptiblement, le raccord entre le tuyau et la tige laisse filtrer un tout léger jour, mais c’est chercher la petite bête. A $250, c’est tout simplement une très bonne pipe d’un artisan qui est à l’écoute de ses clients et qui s’est montré tout embarrassé de ne pas avoir repéré le minuscule défaut mentionné ci-dessus.

En tout cas, la pipe se fume comme un charme et raffole de virginia.

2. Brishuta, Alex

L’année passée, après lui avoir acheté trois pipes, j’ai chanté en long et en large les louanges de l’enfant terrible ukrainien. Ce n’est pas mon dernier achat qui me fera changer d’avis : avec une maîtrise peu commune Brishuta fait des pipes extraordinaires. Regardez-moi ce tuyau à l’aspect bosselé et puis la transition tige/tuyau. Qui fait mieux ? Quant à ses lentilles sensuellement arrondies, elles appartiennent au top mondial.

Bien sûr, il faut aimer l’esthétique de cet iconoclaste en perpétuelle quête de nouvelles formes et de finitions inédites, mais une chose est sûre : Brishuta prouve avec autorité que des pipes avant-gardistes peuvent être de parfaites fumeuses.

Chapeau !

3. Claessen, Dirk

Voilà la sœur jumelle sablée de la prince lisse achetée l’année passée comme PdG. Un cadeau de Dirk. Très légère en bouche et équipée d’un bec confortable, cette Claessen est un plaisir à fumer, d’autant plus qu’elle rehausse le goût des virginias. L’exécution et la finition sont irréprochables, ce qui est désormais une caractéristique du travail du Belge émigré en Espagne.

claessen pipe

Dirk Claessen fait des pipes qui n’ont rien à envier à leurs cousines danoises, allemandes ou américaines autrement plus onéreuses. Ce n’est pas pour rien que j’en possède dix. C’est le genre de pipier sérieux et sans la grosse tête qui mérite notre soutien inconditionnel.

4. Dal Fiume, Gabriele

Quand j’ai découvert cette cavalier originale dans la section estates sur le site web de Neatpipes.com, je me suis immédiatement rendu compte que l’angle presque droit entre la tête et la tige en bambou n’est pas exactement fait pour garantir un débit d’air constant et uniforme. Pareil pour le bébé floc qui fixe la tête dans le bambou : objectivement parlant, son diamètre est trop faible pour permettre une respiration facile et naturelle. Par ailleurs, ce tube étroit monté en angle droit, c’est bien évidemment la parfaite recette pour produire de la condensation. Je savais donc que le risque de me retrouver avec une fumeuse problématique était très réel. Mais, que voulez-vous, le cœur a ses raisons… et j’étais tombé amoureux.

Finalement, ai-je eu raison de cliquer sur le bouton achat ? Oui et non. Non, parce que pour les raisons citées, cette cavalier a tendance à glouglouter. Pas à chaque fois, remarquez, mais quand même suffisamment souvent pour m’énerver. Oui, parce que, à ma surprise, le tirage est plus facile que je ne pensais et surtout, avant tout parce que cette pipe développe des saveurs remarquablement riches et profondes. Conclusion : j’ai nettement plus d’admiration pour les qualités gustatives de ce morceau de bruyère que pour le savoir-faire du pipier. Ajoutez à cela que ce n’est pas la première fois que le passage d’air d’une Dal Fiume me pose problème (http://www.fumeursdepipe.net/artbricolage.htm) et que cet artisan italien pratique des prix de star danoise, et vous comprendrez que ce n’est pas de si tôt que je me laisserai tenter à nouveau.

5. Dotterpipes (Telisman, Domagoj)

Ca fait plusieurs années que je garde un œil sur le travail du pipier croate Domagoj Telisman, mais sans jamais passer à l’acte de l’achat pour la simple raison qu’à chaque visite à son site, les pipes qui me plaisaient le plus, étaient déjà marquées vendues. Cette année, au cours d’un échange de courriels au sujet de la spectaculaire montée des pipiers en provenance des divers pays de l’Europe de l’Est, le connaisseur slovène Grega Sajn m’a chaudement recommandé les Dotterpipes. Par hasard, au même moment, je découvre sur le site de Telisman une lovat classique et pourtant originale avec son bord du fourneau dans lequel est intégré selon le principe esthétique japonais du wabi-sabi (la beauté imparfaite) un petit morceau de plateau, avec sa chaleureuse teinture rouge et surtout avec son tuyau en ébonite qui vire entre le rouge et le vieux rose. Elle est donc mienne.

Au sujet de cette lovat, je me suis longuement entretenu avec Domagoj qui, confronté à mes critiques, s’est montré ouvert, patient et motivé. Même si sa pipe m’a un peu déçu, je continue à croire que l’artisan croate a la mentalité qu’il faut et un réel potentiel. Pour preuve le montage absolument parfait : non seulement la transition entre les deux matières est totalement imperceptible, en plus on peut même monter le tuyau sens dessus dessous sans que les doigts ne s’en aperçoivent le moins du monde. Le bec, quant à lui, est fin et confortable. La surface du bois ne porte aucune marque d’outil et est lisse comme le derrière d’un bébé. Je suis par contre moins satisfait de la finition qui devient mate à vue d’œil et de la ligne de la tige : à mon avis, la tige d’une lovat classique doit être du même diamètre du début à la fin, or côté tuyau elle fait 0,6mm de plus que côté fourneau. D’accord, c’est peu, mais je le vois quand même et à mes yeux, ça rend la ligne moins élégante.

Le floc est grand ouvert tout comme le perçage dans la tige. Et voilà pourtant que la pipe siffle un peu et ne tire pas suffisamment. C'est le problème classique : le dernier centimètre du tuyau n'est pas assez ouvert. Il est d'ailleurs difficile d'y glisser une chenillette, d'autant plus que je bute contre un obstacle dans la transition entre la partie sifflet et la partie ronde du tuyau. Bref, j'ai dû sortir mes limes. Aujourd'hui, après avoir ouvert le bec, limé une plus grande sortie en V et enlevé la constriction dans le tuyau, la lovat ne siffle plus et respire normalement. N'empêche que sa saveur ne me comble toujours pas. Mais ça, le pipier n'y peut rien. C'est donc une pipe qui fait la fine bouche devant les divers tabacs qu'on lui propose et qui refuse de se donner. Elle n'est pas mauvaise, mais elle n'est pas non plus bonne. A revoir dans un an.

6. Dunhill

Voici deux Dunhill estate en provenance de membres du forum.

L’une, une billiard en finition Bruyère de 1960, m’a donné des sueurs froides puisqu’il lui a fallu plus d’un mois pour faire 300 km. Mauvais pour les nerfs, ça. Remarquez que le voyage mouvementé n’est clairement pas l’unique épreuve que la petite a dû subir. Cette pauvre maltraitée en a vu bien d’autres. Pour preuve son triste tuyau au bord arrondi côté floc et au diamètre légèrement inférieur à celui de la tige, malhabilement poli au tour par quelque bricoleur. Vous imaginez le raccord que ça donne. Mais ce n’est pas tout. Lors du premier fumage, l’Anglaise molestée produit une saveur anormalement désagréable et voilà qu’en plus elle s’apprête à glouglouter. Non mais, une Dunhill droite qui glougloute ! Qu’est-ce qu’on a bien lui faire subir, à cette petite vieille déchue ? Quand je démonte le tuyau, je vois immédiatement le problème. Ou plutôt les problèmes. A commencer par la croûte brune incrustée autour de la base du floc. Dans ces circonstances il est en effet difficile d’avoir un raccord bien ajusté. Et puis, qu’est-ce que je découvre en regardant à l’intérieur du floc ? La paroi est revêtue de métal ! Après deux minutes de chipotage, je réussis à enlever un morceau d’inner tube de plusieurs centimètres. Voilà qui va rendre à la quinquagénaire sa respiration naturelle. Ceci dit, faut dire qu’elle a l’haleine qui pue. Quand je glisse une chenillette imbibée d’alcool à travers le floc libéré de son armure, je trouve l’origine des exhalaisons fétides et du sale goût : elle ressort brun foncé. Beurk.

Une vingtaine de chenillettes et plusieurs centilitres d’alcool plus tard, la petite Dunhill récompense mes efforts d’une saveur précise et intense. Elle respire sans effort, produit une fumée sèche et adore le latakia. Elle ronronne de gratitude. Tout est bien qui finit bien.

Reste quand même le fait dégrisant qu’un coéquipier du forum mette en vente une pipe sans mentionner ni le raccord problématique ni le métal bloqué dans le floc. Et sans signaler non plus qu’il s’agit d’une pipe naine, groupe 1. Ajoutez à cela que lorsque j’ai partagé avec lui mon inquiétude au sujet du colis qui n’arrivait pas, son évidente indifférence m’a surpris. Il n’a d’ailleurs jamais daigné nécessaire de me recontacter pour me demander si ma pipe était déjà arrivée. Et lorsque, après plus d’un mois d’attente, je lui ai enfin annoncé qu’elle avait fini par apparaître, il ne m’a même pas répondu. Soit. Affaire classée. Lui aussi.

L’autre Dunhill, une canadienne groupe 5 en finition Shell, illustre, elle, le revers de la médaille : grâce au forum il est possible de faire la connaissance de parfaits gentlemen, d’intellectuels d’envergure, de personnages passionnés et passionnants, d’âmes sœurs avec lesquelles on sympathise d’emblée. Pour moi, Flavio Parenti, décédé au mois de mai, était tout ça. C’était un être exceptionnel qui est toujours dans mes pensées et qui me manque. Pourtant, je ne l’ai jamais rencontré. Nos contacts étaient de nature purement épistolaire. Bien sûr nous avons parlé pipes et vicissitudes de la vie du forum, mais nos échanges ont pris une dimension nettement plus personnelle, surtout vers la fin de sa vie. Tout à la fin, Flavio voulait me faire don d’un souvenir. Dans son tout dernier message, il me disait ceci : il s’agit plutôt d’un souvenir de moi, quelque chose dans laquelle je m’identifie, donc choisi par moi au préalable mais que je souhaiterais que tu puisses aimer... J’ai peut-être une idée, on va voir dans quelques jours. Ces quelques jours de force, la maladie qui l’a rogné ne les lui a plus accordés.

Ulysse Parenti, le fils, a réalisé la volonté de Flavio en me proposant de choisir une pipe dans la collection de son père. Il va de soi que pour honorer la mémoire de mon ami, j’ai choisi le genre de pipe qu’il affectionnait particulièrement : une anglaise classique.

De facture récente – elle date de 2009 – c’est une belle groupe 5 au foyer volumineux mais au poids plume. Non, vu son bec passablement épais, elle n’égale pas le confort des artisanales bien ficelées. Par contre, elle excelle dans le domaine qui a fait la renommée de Dunhill : sa saveur douce, sombre et profonde me permet de fumer des mélanges anglais en me souvenant avec plaisir et gratitude de son ancien propriétaire.

C’est une pipe qui a de l’élégance et de la classe. A l’image de Flavio Parenti.

7. Morel, Pierre

Vingt en un mois d’attente, c’est long. Très long. Voilà enfin ma fleur terminée. Un seul coup d’œil sur la bête suffit pour conclure que ça valait la peine d’attendre. Voilà un plateau d’une rare pureté dont le grain fin épouse à la perfection la forme de la tête. Que Pierre Morel m’ait destiné cette fleur d’exception, est un véritable honneur.

Il est impossible de sentir la moindre transition entre les différentes matières et le hêtre stabilisé reprend le thème de la marbrure du cumberland. Contrairement à la grande majorité des courbes produites par les fabricants sanclaudiens, la Morel passe sans problèmes le test de la chenillette. Elle respire d’ailleurs tout naturellement, ce qui permet un fumage lent et décontracté.

A l’heure où j’écris ces lignes, je suis en train de la culotter. Elle sera destinée au burley et au kentucky, des herbes dont d’ores et déjà elle restitue les saveurs avec précision. Bref, il est évident qu’elle est prête à se livrer sans retenue et à me procurer de longs moments de jouissance gustative. Qu’en outre, cette fleur estampillée straight grain et AAA soit manifestement l’une des fleurs les plus réussies de la longue et fructueuse carrière de Pierre Morel, ne peut qu’augmenter mon plaisir.

8. Pastuch, Wojtek

L’année passée, après avoir raconté comment le jeune pipier polonais avait progressé à pas de géant, j’avais prédit qu’il n’avait pas encore réalisé son plein potentiel et qu’il fallait garder un œil sur son travail. Vous en conviendrez avec moi que je ne me suis pas trompé : cette année on a vu se succéder des Pastuch aux formes fondamentalement classiques mais revues et corrigées par un artisan qui est en train de développer un style personnel et reconnaissable. Nous avons également été témoins de l’immense progrès qu’a réalisé Wojtek dans ses sablages. Certains de ses ring grains profonds et minutieusement définis n’ont désormais plus rien à envier à ceux des stars du sablage.

La longue et fine cutty en finition vierge que je vous présente, est le fruit d’une commande. 22 grammes pour une longueur de 168mm et une hauteur de 52mm, c’est assez prodigieux. C’est donc du bois très peu dense. La tige a un diamètre de 9mm. Il va de soi que pour y percer un passage d’air de 4mm, on n’a pas droit à l’erreur ! Le bec est ultra fin avec une lentille efficace et agréable. Que du bon.

Pourtant, cette pipe m’a servi de leçon : il n’est pas judicieux de commander en finition vierge ce genre de pipe aux parois si minces. Dès les premiers fumages, il s’est en effet avéré que la combinaison d’une bruyère peu dense et d’une tige très fine résulte en une coloration excessivement foncée de la tige et des parties douces du bois du fourneau. Bref, après une semaine de fumage, le contraste entre le bois dur resté très clair et la tige devenue presque noire était vraiment trop criard. Wojtek, lui aussi surpris et par ailleurs passablement gêné, m’a proposé de teindre la pipe. J’ai décliné l’offre et je ne le regrette pas. Aujourd’hui la tige est toujours nettement plus foncée que le fourneau, mais désormais elle est brun foncé alors que le reste de la pipe a pris des teintes brun clair, ce qui fait que le contraste est plus harmonieux.

Côté fumage, c’est une pipe irréprochable : pareil poids plume est un plaisir à caler entre les dents, le tirage est exemplaire et les saveurs du semois s’y expriment avec douceur et précision. Une parfaite fumeuse.

9. Pietenpauw, Jan

Au cours de ma carrière de pipophile, j’ai acheté plusieurs pipes en olivier. L’une après l’autre, j’ai fini par les revendre. C’est vous dire que je ne suis pas grand fan de l’olivier. Mon expérience m’a fait conclure que ce bois est plus lourd que la bruyère et produit un goût certes pas désagréable, mais qui me fait regretter quand même l’Erica arborea. Pourtant, à l’instant même où j’ai posé le regard sur cette svelte et élégante liverpool dorée au grain si joli, je savais qu’elle serait mienne.

Je dois dire que lorsque j’ai sorti la belle de son emballage, j’ai été vraiment agréablement surpris : elle est encore plus fine que sur les photos, elle pèse deux fois rien et la combinaison du grain et de la teinte ensoleillée est de toute grande beauté. Par ailleurs, Jean Du Toit m’a expliqué qu’il ne s’agit pas d’olivier européen, mais d’olea africana sauvage au bois plus dense et plus dur.

Côté technique, c’est une pipe irréprochable. Surtout le passage d’air à la respiration naturelle, le renforcement en cuivre à l’intérieur de l’entrée de la tige et le bouton sensuellement arrondi me prouvent que Jean/Jan livre du bon boulot. Quant au goût, je suis ravi de ne pas retrouver le côté huileux de mes anciennes pipes en olivier. Les toutes premières bouffées étaient déroutantes, mais ensuite Olive s’est mise à produire une fumée fraîche et sèche avec une pointe d’amertume qui n’est pas pour me déplaire.

Prix payé : $155. Pour cette qualité-là, c’est donné. Chapeau Jean !

10. Pipas + O (Masso Milleiro, Félix)

L’Espagnol Félix Masso Milleiro est le genre de pipier qui, malgré le fait qu’il œuvre depuis des années, ne semble pas susciter un grand intérêt. Aucun commerce ne propose ses produits, il ne fait pas de vagues dans les forums internationaux, et dans les conversations entre pipophiles, il est extrêmement rare d’entendre son nom. Je vois deux raisons à cette indifférence. D’une part, Masso, retraité de son état, taille des pipes pour s’amuser. C’est donc un hobbyiste qui ne doit pas vivre de ses pipes et qui n’a pas l’ambition de conquérir une part du marché. Ce n’est donc pas le genre de pipier qui emploie les groupes de discussion et les médias sociaux pour attirer l’attention de la clientèle potentielle. A ses dires, il veut simplement faire des pipes qui fument bien pour un prix attractif. D’autre part, il se peut que les fumeurs de pipes d’artisan, par définition des passionnés pour qui la pipe n’est pas uniquement un outil mais aussi un objet de beauté, jugent que l’œuvre de Masso n’est pas suffisamment accomplie. Il est vrai que lorsqu’on regarde le site web de Pipas + O, on trouve certes des pipes esthétiquement réussies, mais aussi des exemplaires aux formes trop molles, manquant de finesse.

La pipe que j’ai choisie, a longtemps traîné sur le site. Elle date en fait de 2012. Malgré son côté grosse bobonne, elle m’a toujours fasciné parce qu’elle combine des éléments de la pot, de la poker et de l’eskimo. Je ne regrette absolument pas d’avoir fini par craquer. Un passage d’air de 4mm, une sortie de fumée en V, un bec de 3,9mm, un grain plus que respectable. D’accord, la finition n’est pas miroitante et il reste des micro-griffes sur le tuyau, mais quand on paie 190 euros, il ne faut pas s’attendre à du Cornelius Mänz. Et puis, cette bouffarde adore le burley et en tire toutes les nuances. Qu’est-ce que je pourrais souhaiter de plus ?

11. Shalosky, Bill

Shalosky a commencé sa carrière de pipier comme réparateur chez Smokers’ Haven, le commerce de Premal Chheda. Puis il s’est mis à tailler des pipes sous l’égide de Chheda, lui-même pipier accompli. Ces dernières années, il propose des pipes sous son propre nom et, déjà, jouit d’une excellente réputation.

L’estate en parfait état achetée chez Briarblues prouve au-delà de tout doute que cette réputation n’est pas usurpée. Le sablage en dentelle est remarquablement bien défini et côté technique, il n’y a strictement rien à redire. J’apprécie particulièrement la lentille bien arrondie et agréable en bouche. En plus, le tirage est très ouvert, ce qui fait que la pipe semble se fumer toute seule. Ajoutez à cela qu’elle accentue la douceur intrinsèque des virginias et vous comprendrez que je suis entièrement satisfait de mon achat, d’autant plus que je l’ai payée 50% du prix neuf.

12. Sommer

Etabli à Paris en 1855, l’atelier Sommer était l’un des plus anciens de France. Comme Sommer était connu avant tout pour ses écumes – d’ailleurs Philippe Bargiel a commencé sa carrière dans le magasin parisien qui a fermé ses portes en 1988 – on tend à oublier aujourd’hui qu’on y travaillait aussi la bruyère. A en juger par la qualité de la petite billiard que m’a gracieusement offerte Bertrand Sachs, un membre estimé du forum qui a dû arrêter la pipe, cet oubli est une injustice.

sommer pipe

Je ne parle pas à la légère en affirmant que cette vieille française marquée Grand Luxe n’a rien à envier à la concurrence britannique. Elégant dans sa simplicité, ce poids plume au montage parfait et au bois pur sans mastic respire la classe anglaise. Pour nos normes contemporaines, le bec est un tantinet épais, mais la qualité de l’ébonite est remarquable : il suffit de passer un chiffon sur le tuyau pour lui rendre tout son lustre. Quant à l’épreuve du feu, cette petite Sommer la passe avec brio : tirage naturel et saveur douce.

C’est exactement ce genre de pipe qui a fait la renommée des françaises d’antan.

13. Talbert, Trever

2012. C’est le coup de foudre à l’instant même où cette Talbert est mise en ligne. Seulement, comme il s’agit d’une Signature Grade, le grade le plus élevé de Trever, son prix me fait hésiter. Trop longtemps parce que la voilà marquée vendue. Il s’avère que c’est un membre de FdP, Gilles Calmes, qui l’a achetée. Je contacte donc Gilles dont on sait qu’il liquide régulièrement une partie de son harem, pour lui dire que si jamais il se décide à se séparer de sa Talbert, je suis preneur. Deux ans plus tard, Gilles me la propose. A ma grande surprise, elle n’a jamais été fumée. Cette fois-ci, je n’ai fait ni une ni deux.

Regardez-la : n’est-elle pas fascinante avec sa ligne nerveuse et dynamique ? Et quelle harmonie dans les teintes ! C’est le genre de pipe qui illustre à merveille le talent particulier de Trever Talbert : son imagination débordante lui permet de créer des formes totalement inédites qui pourtant ne sont pas tirées par les cheveux. Du moins dans la série Talbert Pipes. Pour les Goblin et les Talbert Halloween, Trever verse avec délectation dans le capillotracté.

Détrompez-vous : on pourrait croire que c’est une calabash system, mais ce n’est pas le cas. Le perçage et le floc sont donc conventionnels. Le foyer épouse les lignes du fourneau, ce qui fait qu’il est asymétrique. Niveau fumage, ce n’est jamais un avantage comme le prouvent tristement pas mal de horns à l’inclinaison trop importante. Je me méfie donc et je décide de la bourrer d’une coupe fine afin d’éviter la surchauffe de la paroi côté trou de tirage. En vain. La paroi chauffe sérieusement. Bref, il m’a fallu une bonne dose de délicatesse et de patience pour culotter cette pipe fragile.

Aujourd’hui, elle est domptée et consume sans problèmes les herbes que je lui confie. C’est même devenu une fumeuse de semois tout à fait appréciable. Ouf.

Quelques conclusions

On voit de plus en plus de pipes d’artisan qui dépassent allègrement la barre des 500 euros. Même des prix qui s’écrivent en quatre chiffres, on en voit de plus en plus fréquemment. C’est cher. Très cher. D’autant plus que pas mal de ces demoiselles en bruyère se font passer pour des aristocrates alors qu’il s’agit de simples bourgeoises. Ce constat est passablement navrant. Heureusement, il reste suffisamment de pipiers doués et sérieux qui vous livrent de la qualité à un prix honnête. J’estime que ces pipiers-là méritent tout notre soutien.

Cela étant, je ne comprendrai jamais ceux qui préfèrent débourser 250 euros pour une « industrielle » de luxe, plutôt que de s’offrir une pipe d’artisan du même prix. Les artisans sérieux ne mastiquent jamais alors que j’ai vu des Peterson Sherlock Holmes, voire des Savinelli Autograph avec des points de mastic. Ce qui plus est, un artisan compétent et consciencieux se met en quatre pour percer des passages d’air performants, pour fignoler ses flocs, pour tourner dans la masse des tuyaux qu’il percera en V et pour vous livrer des becs et des lentilles confortables. La Peterson de luxe, elle, sera fabriquée fondamentalement de la même façon que sa cousine d’une série de base. Je vous le demande : où en avez-vous vraiment pour votre argent ?

Pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent se permettre de payer le prix fort alors qu’ils rêvent de pipes haut de gamme, les estates restent une alternative vraiment valable. Je vous rappelle que la Shalosky, je l’ai payée 50% du prix neuf. Quant à la Talbert jamais fumée, elle m’a été proposée avec une remise de 25%. Ceci dit, il est impératif de vous tourner uniquement vers des vendeurs de confiance : soit des commerçants spécialisés, soit des vendeurs renommés sur eBay, soit des amateurs sérieux qui chouchoutent leurs pipes.

Une fois de plus mes deux nouvelles Dunhill, une ancienne et une récente, confirment ma conviction : tous ceux qui dans les divers forums ne cessent de s’en prendre à la pipe au white spot et surtout les ignares qui ont pour vocation de dire à qui veut l’entendre que la réputation de Dunhill, c’est simplement le résultat d’un marketing judicieux, et qu’on peut aisément trouver à St. Claude la même qualité pour une fraction du prix puisque Dunhill achète ses ébauches dans le Jura, n’ont vraiment pas d’idée. Cet aveugle snobisme à rebours me pompe l’air.

J’ai la ferme intention de m’abstenir de nouveaux achats en 2015. L’esprit étant prompt, mais la chair faible, on verra.