La langue verte ... et nous

par A. Antonini

28/09/20

Cet article est paru dans la revue Flammes et Fumées, le Bulletin trimestriel de liaison du personnel du SEITA (Société nationale d'exploitation industrielle des tabacs et des allumettes), édité de 1954 à 1980

Flammes et fumées seita

La langue verte, c'est-à-dire l'argot, possède tout comme la langue académique, son dictionnaire et ses académiciens.

Hugo, Süe, Balzac, Zola, Verlaine, Richepin, comme nos contemporains Guitry, Pagnol, Cocteau et tant d'autres, tous, après leurs illustres ancêtres, Villon et Rabelais, ont apprécié le sel de ce jargon que l'on reconnaît dans plusieurs de leurs œuvres.

D'ailleurs, bon nombre de mots d'argot ont cessé de choquer les oreilles les plus délicates et bien des gens lettrés n'hésitent pas à les employer, bien qu'ils ne soient pas encore dans le Larousse.

S'ils ne sont pas d'accord sur son étymologie, les historiens de l'argot français le sont sur ses origines qu'ils situent au XVème siècle en pleine guerre de cent ans.

Il a pour germe la misère extrême que traversait alors le pays où beaucoup de paysans pillés sans cesse par les mercenaires et les truands, devinrent à leur tour des maraudeurs. Des bandes s'organisèrent et pour se reconnaître et se comprendre, elles éprouvèrent le besoin d'avoir un langage qui ne soit pas compris des gens honnêtes. C'est alors que ces hors-la-loi adoptèrent le jargon de la corporation des merciers et des colporteurs, gens de la route à la vie nomade et incertaine, qui, à l'époque, pratiquaient souvent le vol, quand leur petit gagne-pain ne suffisait pas. De cette fusion naquit le Royaume des Gueux, patrie de l'argot, dont la capitale fut la fameuse Cour des Miracles, entre la rue Montorgueil, la rue Saint-Sauveur et le couvent des Filles-Dieu à Paris.

Cette étrange cité, où régnaient la misère et le vice et où tous ceux qui vivaient de rapine et de mendicité venaient se mettre à l'abri, ne fut détruite qu'en 1656.

Cette destruction n'entraîna pas pour autant la disparition de l'argot, qui, adopté par la pègre de ce temps-là, s'enrichit de mots nouveaux sous l'impulsion de ses nouveaux maîtres. Aussi, rien de surprenant si cette langue ignore totalement la vertu et l'honnêteté que certains vices et certaines spécialités ont jusqu'à quarante mots pour les désigner.

Flammes et fumées seitaPar contre, on y trouve des mots qui ont plusieurs significations et quelquefois même des significations tout à fait opposées. Ne croyez pas pourtant que ce soit une langue absolument fantaisiste, car elle a été l'œuvre de gens instruits, quoique gredins.

Ses archisuppots connaissaient le grec et le latin et on y rencontre de l'hébreu, de l'arabe, de l'italien, de l'espagnol, de l'allemand, tandis que le fond appartient à la langue d'oïl et à la langue d'oc. C'est pour toutes ces raisons, historiques et grammaticales, que l'un de ses historiens a écrit :
"L'argot ne doit pas être parlé, mais il doit être connu."

Après ce bref aperçu, j'en arrive aux allumettes et au tabac, ces deux produits qui nous sont particulièrement chers et pour lesquels les initiés de la langue verte semblent avoir aussi beaucoup d'estime, si nous en jugeons par la place qu'ils tiennent dans leur vocabulaire.

C'est ainsi que "tabac" signifie ennui, misère, et être malheureux, c'est "être dans le tabac" et non dans les Tabacs, bien entendu ...

Flammes et fumées seita

Dans "chiquer", qui veut dire manger, on retrouve l'idée de tabac, puisque "chiquer" a aussi le sens de battre, comme les expressions "passer à tabac" ou "refiler un saindhomme", et le sens de tromper, de simuler, comme les expressions "chiquer sans tabac", "raconter un tabac" et "filer la pipe".

Le tabac, notre gris, s'appelle : "perlot", "tufre", "semperlot", "sempert", "saindhomme", ou encore "petun" qui a fait donner à tabatière le nom de "pétunière", alors que "tabatière" en argot, désigne le... .postérieur !

Le fumeur, c'est le "fumeron", mot qui signifie aussi jambe, hypocrite et mulâtre.

Fumer la pipe, c'est "tuber" et "casser sa pipe", c'est mourir. La pipe prend le nom de "bouffarde", ou de "chiffarde", qui veut dire aussi assignation a comparaître.

Le tabac à priser, que l'on ne prise plus guère, se dit "sinade", "terreau", "poussier" ou "cimate". La cigarette, c'est la "cibige", la "sèche", la "grillante", et fumer la cigarette, c'est "griller", qui prend quelquefois le sens de dénoncer.

Le bout de cigarette, le mégot, c'est "l'orphelin", et le crochet du ramasseur de mégot a été baptisé : "le pistolet à la saindhomme".

Voici maintenant les cigares, qui se disent : "voyoutadoc", "crapulos", "infectados" ou "riffaudant".

Le feu, c'est le "rif", brûler, c'est "ruffer" et allumer, c'est "riffauder", tandis que "allumer" en argot signifie regarder avec soin.

Les allumettes, ce sont les "refondantes", ce qui fait penser aux allumettes en cire que Marseille-Allumettes fabriquait il y a quelque vingt ans.

L'expression "quartiers souffrants" désignait les quartiers miséreux de Maubert et Mouffetard, où se trouvaient jadis les fabricants d'allumettes soufrées.

Pour en finir avec le feu, allumons la bougie, c'est-à-dire "l'allemande", dont on se sert encore quelquefois quand une panne de courant nous y oblige, et à cette clarté, je crois que nous aurons passe en revue les seuls termes qui nous intéressent. Cette énumération, insuffisante pour découvrir tout le coloris et la saveur souvent amère de ce parler du "milieu", nous permet malgré tout d'apprécier son esprit d'observation et son sens de l'humour, qui, je le répète, ont charmé nos plus grands écrivains. Je dois dire qu'à côté de l'argot des classes que nous appellerons dangereuses, il existe aussi un argot populaire, propre a chaque région, comme il existe un argot des métiers, des militaires, des étudiants, du théâtre, des sports, du journalisme, ...et un jargon administratif et judiciaire.

Ces petits argots, si nous pouvons dire, n'ont pas bien sûr l'ampleur ni la valeur de l'autre, du vrai, mais néanmoins, créés pour tes besoins de la cause, d'un style direct et imagé, ils se justifient par les services qu'ils rendent à ceux qui les emploient.

Notre corporation ne fait pas exception à la règle. Des allumettiers anonymes ont trouvé le mot qu'il fallait pour désigner par exemple les tombées de grumes de peuplier, le copeau qui se cabre dans son magasin.

Camembert : partie excédentaire d'une grume après son passage au tronçonnage (allusion à la boîte du fromage bien connue).

Semelles : copeaux de bois qui trop rigides, n'épousent pas la forme du mandrin et sortent sans se plier de la machine à confectionner les coulisses.

Faire le cheval : c'est le fait du copeau de pourtours qui se cabre et reste dans le magasin de la machine à confectionner les tiroirs.

Le pont : deux allumettes soudées par la tête, forment " le pont".

Flammes et fumées seita

Allumettes piquées : allumettes dont la tête est presque inexistante.

Culs-blancs : tiges n'ayant pas trempé dans la pâte.

Galette : rouleau de tiges ou disque.

Boulevards : traînées, vides de tiges et partant d'allumettes sur le rideau des machines à chimiquer.

Manchettes : bordures des coulisses.

Bateau : plat métallique à trois rebords seulement, où sont réceptionnées les allumettes à la sortie des machines continues.

Éplucher : c'est niveler avec les doigts le dessus des allumettes contenues dans un bateau.

La soupe : déchet à la manipulation des allumettes et principalement à " l'emboîtage main".

Dans un rapport de 1952, MM. Coissac et Weill-Meilhan parlent au sujet des avantages d'une machine à chimiquer de l'élimination des "chiens" sur la plaque de trempage.

On suppose qu'ils désignent par "chiens», les bouts de tiges qui, malencontreusement, tombent sur la pâte et contrarient dans son travail le chimiqueur consciencieux.

D'autre part, une autre signification du mot "chiens" m'a été donnée : il s'agirait des boutons d'allumettes ayant la forme d'un crochet, donc défectueux, et qui rappelleraient le "chien" d'une arme à feu...

Maintenant, on dit du bateau d'allumettes qui dégringole, qui se vide d'un seul trait de son contenu, on dit qu'il fait une chose... qui ne peut pas s'écrire dans "Flammes et Fumées", c'est bien dommage, car ça dit bien ce que ça veut dire...

Je citerai aussi en passant, deux machines que nous avons à Marseille-Allumettes, l'une s'appelle "Girelle" pour J.R.A. (pour pochettes 303), et l'autre "Bébé lune" pour le transport des boîtes encoulissées, dont la mise en route eut lieu en même temps que le lancement du premier satellite artificiel.

Maintenant, chers amis, achetez le dictionnaire si vous voulez en savoir plus long, mais surtout, n'allez pas faire un tour dans le "milieu", pour vérifier si les mots que je vous ai donnés sont exacts.

A. ANTONINI
(Marseille-Allumettes.)
Flammes et Fumées n°27, automne 1960

Flammes et fumées seita