Orientations

par Aimeric, photos H. Assael et ville de Dresde

11/06/18

En tant que pétuneur bibliophile, curieux de tout ce qui concerne le monde du tabac, il m’arrive de faire des pieds et des mains pour retrouver un livre tombé dans l’oubli, mais qui s’annonce prometteur, non autrement qu’il fut le cas des écrits d’Aristote, planqués longtemps dans une cave de Pergamon (Asie Mineure) et mis au jour par les passionnés. Habent sua fata libelli : les bouquins aussi ont leurs vicissitudes.
"Quoi que puisse dire Aristote", toujours est-il que les notes d’un connaisseur, les mémoires d’un praticien expérimenté en veine de confidences peuvent recéler autant de détails substantiels qu’un traité. Alors je fourre mon nez dans les archives, je fouine sur le réseau, je compulse les bibliographies, la pipe au bec, et parfois je déniche des pépites, car beaucoup de braves gens ont aimé et décrit la sainte herbe ! C’est l’expression d’un intérêt qui traverse les époques, un témoignage d’affection allégué par notre histoire, et il est vain de lui imposer silence, lorsque tant de documents l’attestent.
Je vous présente ici une synthèse du bouquin d’Harald Assael "Le tabac d’Orient, ses caractéristiques et son traitement, suivi de l’histoire du commerce du tabac d’Orient" (Genève, 1972), que j’ai pu enfin repérer grâce au tuyau d’un membre genevois de FdP. Qu’il en soit une fois de plus remercié.
La lecture paie abondamment la longue recherche, du fait que l’auteur puise à sa vaste expérience de travail en tant que grand commerçant / acheteur pour l’industrie allemande et que dans cette position il a poursuivi une tradition familiale remontant au début du 20-ème siècle. La mince brochure (48 + 24 pages d’images) est en effet pleine de remarques éclairantes; cependant, l’ouvrage de référence du point de vue général reste l’étude inégalé de F. A. Wolf "Aromatic or oriental tobaccos", Durham, 1962, Duke Univ. Press.

Assael distingue trois moments dans l’histoire commerciale des orientaux :

  1. de la guerre de Crimée (1853-56) au premier conflit mondial;
  2. l’entre-deux-guerres;
  3. de l’après-guerre à notre époque (jusqu’à l’accession du Royaume-Uni au Marché Commun Européen).


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La guerre de Crimée, où forces russes et turques s’affrontèrent avec la participation des Britanniques, des Français et des Italiens, constitue le point de départ de la diffusion de ces tabacs vers l’Occident; en même temps, elle marque le début de la mode, d’abord extrêmement élitaire, de la cigarette orientale.
On voit bien que, au moins dans le cas des tabacs orientaux, le développement de la cigarette et celui du tabac à pipe sont étroitement associés et il n’a pas de grand sens de séparer les deux pages d’une même feuille, car c’est ainsi, conjointement, que la manufacture traita la question.
Après la célèbre Exposition Universelle de Londres de 1850, qui mit en vedette le potentiel économique de la révolution industrielle, une multitude de marchands de pétun en provenance de Russie et d’Europe orientale vint s’installer en Grande-Bretagne au cours des cinquante ans suivants.

Ce qui est peut-être moins connu est l’effet que l’apparition des orientaux déclencha en Allemagne. Le premier Européen qui lança un commerce de tabac en Orient fut Simon Arzt, médecin traitant du sultan; en 1869, à l’inauguration du Canal de Suez, il parvint à ouvrir la Egyptian Cigarette Manufactory, attirant l’attention des notables de plusieurs pays.
Mais ce fut Dresde, la métropole commodément reliée au port franc d’Hambourg par l’Elbe, qui s’affirma en tant que centre principal de traitement et de rayonnement des orientaux, après qu’un certain Josef Huppmann ou Hoffmann, fabricant de cigarettes à Saint-Pétersbourg et à Moscou, y ouvrit l’atelier "Laferme" en 1862.
Au cours de quelques années, les grands commerçants levantins devinrent légion : entre autres, Yramos, l’entreprise de famille où Hermann Lane (Levin) a débuté, Kosmos, Pianos, Delta, Eckstein, Orienta; et comment oublier Yenidze, la mosquée du tabac, avec ses minarets et sa coupole illuminée ? Puis, dans une marche qui parut incessante, ce fut le tour de Manoli, Josetti, Jasmatzi, Garbàty, Theophanidis à Berlin; de Derwisch, Kyriazi, Papantonis, Zanafras à Hambourg; Constantin à Hannover; Dixi à Erfurt; Batschari à Baden-Baden; Gianaclis à Mayence; Istikian à Wiesbaden; Zuban à Munich.
La conquête du marché fut complète avec la mécanisation, introduite, à partir des années Quatre-Vingt du 19-ème siècle, par les inventions de Bonsack, Bohl, Elliott, Molins, Luddington, Briggs, Baron, Munson, Allagnon, Decouflé, etc.
C’est précisément depuis cette date qu’on peut parler de relations commerciales constantes et régulières ayant pour objet les tabacs orientaux.
Le tabac à pipe s’encadre bien dans cette chronologie. Dans ce domaine, le pétun d’Orient a donné le jour à une nouveauté presque absolue : la mixture, qui à ces temps-là s’appelait tout simplement comme ça, parce qu’auparavant on n’avait guère l’habitude de mélanger les tabacs. Pourtant, les lois de pureté et la mode poussaient à la recherche de quoi varier le gout des plus raffinés.
Le Latakia, lui-même une sorte orientale (Shekk-el-bint), fut "découvert" vers 1860; reste qu’on peut parler de mixture, telle que nous l’entendons, seulement lorsque le procédé de flue-curing du Virginia fut mis à point. Cela s’avéra une entreprise laborieuse. Après les expériences de Ballou et Bowden en Virginie au début des années Soixante-Dix et les essais du major Ragland, le flue-curing fut décrit pour la première fois en détail par le Russe Tscherbatcheff sur une revue allemande d’agronomie. C’était l’an 1875, mais, comme Matthew Hilton, "Smoking in British popular culture", Manchester 2000, p. 84, le fait remarquer, ce n’est que vers 1890 que le traitement s’est affirmé définitivement dans le secteur.
En 1882 les Britanniques s’installent en Egypte, d’où ils gèrent un commerce profitable, puisque le pays est de facto hors de portée du monopole turc; à la meme époque les Français sont présents avec les frères Maspero, je ne sais pas si parents du célèbre égyptologue, maître de Howard Carter.
On peut donc considérer la phase entre la date citée et la première guerre mondiale comme l’âge d’or des tabacs orientaux et de la mixture; la modalité par laquelle les échanges commerciaux se déroulaient et la façon de cultiver et traiter le pétun, décisive pour la qualité du produit, le confirment amplement.
Assael nous dit qu’à l’époque ottomane le tabac était cultivé en Turquie maritime, Thrace, Macédoine et Bulgarie sur des parcelles petites et parfois très petites; il s’agissait d’une activité qui occupait toute la smala du paysan, des grands-parents aux enfants, et s’étendait, entre semailles, récolte et premier traitement, sur l’année entière. C’était un paysage fragmenté, où chaque village suivait sa tradition immémoriale et gardait son savoir-faire à lui, modelé sur la position géographique (djebel : montagne; yakka : colline; ova : plaine). Le paysan choisissait la semence qui lui convenait, s’occupait de la fumure (toujours de chèvre) et effectuait la récolte soigneusement, "main" après "main" (huit, de règle) pendant un mois environ, à partir de juillet. Ensuite, on abordait le séchage, un œil attentif sur les changements de couleur des feuilles, pour terminer avec une première sélection des qualités entre maxouls (feuilles supérieures), sira-pastals (feuilles inférieures) et feuilles endommagées. Divisé de cette façon, le tabac en balles non comprimées était alors transporté à dos de mulet jusqu’aux centres de deuxième traitement à Salonique, Kavala, Xanthi, etc. Chaque lot contenait le tabac en provenance d’un seul village, mais de toutes les qualités, qu’il fallait alors trier avec autant de finesse que possible, selon couleur, dimension, consistance, aspect.
Les procédés en usage étaient trois :

Le triage consistait en trois opérations, communes à tous les types :

Les balles de basma avait un poids entre 12 et 15 kilos et une double couverture : laine de chèvre noire et sac de jute.
Bachi-bagli : les feuilles sont un peu plus grandes, donc le poids des balles se situait entre 14 et 20 kilos. 20 à 40 feuilles étaient liées ensemble à niveau du pétiole (Uso Samsoun) ou le liage se faisait sur la largeur à la moitié de la feuille (Uso Prosutchan). Le tabac était protégé par une double couverture de jute.
Kalup : les balles pesaient 40 à 70 kilos et se composaient de 25-30 couches de feuilles ficelées, telles qu’elles avaient été mises au séchage. On protégeait le tabac par une double couverture de jute jaune.
Les feuilles conditionnées en balles étaient alors laissées à fermenter au naturel pendant deux mois, avant d’etre comprimées, opération qui concluait le traitement.
Mais comment faisaient-ils leurs achats les commerçants ? Ces grands connaisseurs, qui agissaient à leur nom et risquaient à leur compte, se rendaient à cheval de village en village, car le plus souvent il n’existait pas de routes carrossables; avec eux ils portaient de l’or, le seul moyen de paiement connu et accepté par les paysans analphabètes, ce qui les obligeait à se faire escorter par des soldats. Il va sans dire que la visite devait obtenir au préalable l’approbation des notables locaux.
Une fois les précieuses feuilles reçues, les commerçants les stockaient dans leurs entrepôts, d’où elles étaient envoyées aux fabricants sur demande et contre crédit à six ou neuf mois. En Grande-Bretagne, seulement la douane avait droit au stockage; si les orientaux n’étaient pas l’objet de réexportation, les fabricants n’avaient titre à aucune exemption et, par conséquent, le prix sur le marché domestique revenait très cher.
Sur le règlement douanier britannique en matière de tabac et la législation qui le regarde avant le premier conflit mondial on peut voir l’étude classique de A. E. Tanner, "Tobacco from the grower to the smoker", London, 1912, Pitman & Sons :

Cet état de choses dura inchangé jusqu’à la première guerre balkanique (1912). J’ai déjà eu l’occasion d’écrire ailleurs que le blocage du port grec de Kavala par les Bulgares, limitant l’expédition des tabacs orientaux à l’étranger, avait accéléré la naissance de l’American Blend et augmenté la demande de burley, avec d’importantes conséquences pour sa culture en Afrique. Après l’insuccès retentissant des Britanniques à Gallipoli / Gelibolu (Dardanelles), qui accabla Churchill et éclaboussa Lord Kitchener, un épisode similaire se produisit en 1916, lors des Noemvriana (Vepres de novembre) grecs entre forces alliées, soutenues par Venizelos, et gouvernement royaliste pro-germanique (occupation bulgare de Kavala et coup d’état de Venizelos à Salonique), cfr :

Nous connaissons bien les détails de la tobacco connection britannique dans la Grèce de 1916 grâce aux "Greek memories" (1932) de Compton Mackenzie, l’écrivain acclamé, auteur, entre autres, de "Sublime tobacco" (1957), qui gérait à l’époque un réseau de contre-espionnage dans le pays.

Aktarma

Aktarma : on défait les balles en provenance d’un village et trie les feuilles selon leur grade de qualité, les rangeant sur tablettes de bois

Pastalama

Pastalama : les feuilles sélectionnées de bachi-bagli sont rassemblées en groupes (pastals) avant d’être traitées

Sandik

Sandik : les feuilles de type basma sont rangées en files soigneusement alignées (siras); toutes ces feuilles sont de la même longueur et qualité. A partir des files et à l’aide de châssis de bois, on forme les balles de basma, suivant des anciennes règles très strictes



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La Grande-Bretagne lutta durement pour maintenir la Grèce dans sa sphère d’influence, alors que l’Allemagne s’était rangée du côté des Ottomans, et encore après la conclusion du conflit le gouvernement de Londres accorda aux Hellènes des forts crédits. Mais en 1922 ή πτώση, "i ptossi", la chute, la capitulation, la défaite, avec corollaire d’horrible nettoyage ethnique en Asie Mineure, pitoyablement appelé "échange de populations", changea la donne à jamais et mit un terme aux desseins d’Albion. Les distorsions qui en résultèrent dans la culture du tabac sont efficacement illustrées en quelques posts ici :

sous les rubriques : Yenidje, Balkan (Thursday, september 08, 2011) et What is Balkan tobacco ? (Thursday, august 07, 2008).
Abordée dans sa nouvelle “patrie”, une communauté de village importait non seulement le nom d’origine, mais surtout la semence et les méthodes de culture, sauf que le terrain, le microclimat et finalement le produit n’étaient plus les mêmes.
Quant au commerce, les rapports des légations nous informent qu’à cette époque parmi les présences en Grèce on comptait cinq sociétés de commerce en gros américaines, trois hollandaises, deux britanniques, deux françaises, une chacun comme représentant de la Belgique, de la Suisse et de l’Italie. A part l’américaine Dibrell Bros., dont la fondation remonte à 1873, la majorité de ces colosses, faisant leurs achats à l’échelon mondial, date de la première décennie du 20-ème siècle : Monk-Austin, Standard Commercial (d’origine turque), Universal, Elia Salzman Tobacco, Socotab, Caland. On est surpris par l’absence de grands noms allemands, quand on sait que le marché allemand était le principal acheteur d’orientaux à coté des Etats-Unis, mais cela s’explique par le fait que l’importation en Allemagne était gérée par une myriade de petites entreprises, que je n’ai citées dessus qu’en faible partie, et dont les propriétaires avaient des racines levantines et connaissaient à fond l’univers tabacole balkanique.
Reemtsma, l’acteur principal sur la scène du tabac allemand d’entre-deux-guerres, passait à travers des acheteurs hollandais ou, s’appuyant sur le savoir-faire du légendaire David Schnur - sur lequel cfr la riche documentation dans :

chargeait Herman Spierer à Trieste d’organiser le transport vers l’Allemagne. Ce système fut d’ailleurs intensément employé par les Américaines aussi à partir de la moitié des années Vingt. Aux Britanniques restait la Turquie et c’est peut-etre pour cette raison, entre autres, que dans les mixtures ils avaient tendance à designer les orientaux de "turkish".
Cependant, en 1929 les Etats-Unis et la Turquie conclurent un important accord commercial, qui ouvrit tout grand la porte aux achats et aux investissements directs des sociétés américaines, y compris l’établissement de centres de traitement des feuilles sous la direction américaine.
Au début des années Trente la crise économique mondiale frappa lourdement la Grande-Bretagne, qui se vit contrainte d’abolir les lois sur la pureté du tabac (1932), afin de soutenir la manufacture et le marché, et de donner un sens nouveau à la "splendid isolation", avec le lancement des cigarettes "English Blend" entièrement à base de Virginia, censées contrecarrer l’érosion du marché domestique par l’American Blend. En même temps, on se tourna avec décision vers le tabac produit dans le cadre du Commonwealth, dont on favorisa l’importation, lui accordant des facilités douanières. Cela fut aussi l’époque des tentatives de cultiver les tabacs orientaux en Rhodésie, qui aboutirent pourtant à des résultats dans l’ensemble insatisfaisants. Le seul grand commerçant qui parvint à obtenir un produit high-grade fut, à l'étonnement général, le pionnier russe Michail Pevsner dans la décennie précédent la première guerre mondiale.
Assael écrit qu’avant le premier conflit mondial le principal souci des producteurs et des acheteurs concernait la durabilité du tabac : comme on ne savait pas exactement combien de temps il aurait demeuré dans les entrepôts, dans l’attente des demandes des fabricants, il fallait trier et classer chaque feuille avec le plus grand soin, afin que celles plus riches de substance ne viennent pas en contact avec les autres. En outre, chacun des très nombreux petits fabricants était toujours à la recherche des nuances les plus subtiles pour différencier sa production, ce qui s’avérait possible uniquement grâce au vaste choix de provenances.
Le processus de concentration dans l’industrie, signalé par la naissance de sociétés commerciales à dimension planétaire, modifia petit à petit les besoins des fabricants et influa sur les méthodes de traitement. Etant donné que diverses sortes d’orientaux entrent dans la composition d’un mélange et qu’en tout cas il faut les mixer, on ne sentait plus la nécessité de distinguer douze qualités, où trois ou quatre faisaient parfaitement l’affaire. A cela s’ajoute que sur le plan de la rationalisation industrielle stocker, ouvrir et traiter séparément nombre de balles différentes avait l’effet non désiré de faire grimper les coûts de production. De plus, les cycles programmés rendaient la durabilité un facteur d’importance secondaire.
Dans l’entre-deux-guerres un nouveau traitement des feuilles, jusque-là réservé aux tabacs de Smyrne, commença à prendre pied : le procédé Tonga.
On divise d’abord les feuilles en deux classes : les maxouls, à savoir les cinq ou six "mains" supérieures, et les feuilles inférieures ou endommagées, qu’on distingue alors en deux à quatre grades. Après tamisage pour dégager toute impureté, on les place dans des caisses spéciales, où elles sont alors comprimées jusqu’au volume approprié, avant d’être formées en balles de poids variable selon la provenance, avec simple couverture en jute.
L’étiquetage à impression indique, de haut en bas, les initiales de l’exportateur, le code d’origine, le numéro de balle en chiffres arabes et la classe de qualité en chiffres romains.
Il est à noter qu’à cette époque le traitement commence à etre effectué par les sociétés commerciales directement dans le Pays de provenance. Après la guerre elles étaient souvent les bienvenues, car elles pouvaient aider les Etats à se débarrasser des réserves dont ils s’étaient chargés pour soutenir la tabaculture; les transactions furent d’ailleurs enfin assistées par un système de crédits et de compensations plus moderne, bien qu’à structure fondamentalement corporative.
Toutefois, les géants du tabac n’avaient pas encore intérêt à absorber ou écraser les petites entreprises d’importation, parce que celles-ci constituaient autant d’éléments précieux de liaison avec les autorités et les communautés au niveau local. Le commerçant indépendant à l’ancienne était bien vu, du fait qu’il ne mettait aucune pression sur les ateliers de traitement; grâce à son réseau d’agents, en automne, lors de son départ de l’Europe, il connaissait déjà beaucoup de détails sur quantité et qualité des récoltes aussi bien que sur les prix courants.
Il visitait alors plusieurs ateliers et, selon la coutume, buvait bon nombre de tasses de café. Une fois qu’il avait trouvé les balles qui affichaient les caractéristiques souhaitées, ce qui comportait beaucoup de temps, de patience et d’expérience, il en prenait des petits échantillons, qu’il étudiait et ensuite fumait.
Si tout s’était passé bien, le moment venait alors d’entamer les négociations, pas avant avoir gentiment remercié les offrants, chez lesquels on n’avait pas l’intention de se servir. Si on s’accordait sur le prix, on se serrait la main et passait à l’inspection du lot, balle après balle. Or, le cas n’était pas rare que la qualité ne soit pas suffisamment uniforme ou qu’il y ait trop de perte, ce qui entrainait d’autres discussions, des offres et de contre-propositions. Une fois les derniers obstacles franchis, le pesage, l’emballage et le marquage se faisaient sous les yeux de l’acheteur. Et comme au début de sa visite le commerçant avait fait le plein de café, l’histoire s’achevait par un repas offert par le vendeur et par nombreuses rasades de ouzo.

bachi-bagli

Des pastals de bachi-bagli finis et la façon de les prendre dans les mains lors de l’évaluation

menguiné

Presse à main pour balles de tabac (menguiné) : on comprime une balle de basma, ce qui réduit son volume de 30% environ

tonga

Remplissage des caisses à tonga selon l’ancienne méthode. Après le pressage des feuilles on ouvre les caisses et emballe le tabac dans de la jute



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Suite au second conflit mondial la Grande-Bretagne était si lourdement endettée, que jusqu’à 1950 les achats de tabac demeurèrent sujets à rationnement; après cette date, le commerce de pétun, y compris des variétés orientales, est devenu le terrain de jeu de groupes industriels supranationaux, dont pourtant deux, à savoir BAT et Imperial, ont leur siège outre-Manche. C’est néanmoins curieux que la reprise des échanges dans les ports d’Hambourg et de Brème, à l’époque sous administration militaire britannique, ait joui de l’investiture anglaise, sauf si l’on pense en rétrospective à une passation du témoin intentionnelle et programmatique, visant avant tout le Continent.
Une statistique du Département de l’Agriculture des EE. UU. portant sur la période 1950-57 nous informe que 83% de la production grecque, 72% de celle turque, 70% de la bulgare et 46% de celle de Yougoslavie étaient l’objet d’exportation. Les principaux importateurs des tabacs orientaux étaient par ordre : pour la Grèce, l’Allemagne et les Etats-Unis; pour la Turquie, les EE. UU. et l’Allemagne; ici il est à noter qu’en 1950 les importations de la Grande-Bretagne se situaient au niveau de l’Allemagne, pour se réduire à une quantité modeste à la fin de la décennie; pour la Yougoslavie (surtout Macédoine), la France et les Etats-Unis, ces derniers en forte augmentation.
Egalement, il est à savoir que le "goût oriental" est resté dominant en Allemagne jusqu’au début des années Soixante-Dix.
Assael met l’accent sur le développement technologique inouï qui a transformé le secteur dans l’après-guerre : emploi d’engrais chimiques, culture intensive pour satisfaire une demande moyenne montée de centaines à milliers de tonnes, mécanisation poussée du traitement Tonga à l’aide de climatiseurs industriels, aspirateurs et nettoyeurs automatiques, tapis roulants et presses hydrauliques. La programmation des cycles ne laisse plus de temps pour mélanger à la fabrique des quantités devenues souvent colossales, et ce sont alors les centres de traitement qui rassemblent parties différentes selon des rapports établis à l’avance.
Si par le passé on traitait séparément le tabac en provenance de chaque village et le classait avec le plus grand soin, maintenant on rassemble des lots divers, divisés en trois catégories ou qualités : maxouls (grades I-III), tchikintis et kappa (feuilles entières, mais brulées par le soleil, immatures, etc.). La classification turque est assez similaire : grade américain (réservé à l’American Blend), grade B, kappa et double kappa.
Les parties disponibles pour la vente, c.-à-d. produites en dehors de contrats, se font plus rares, parce que le risque qu’elles restent sans acheteurs est de plus en plus élevé; c’est alors l’Etat, en Grèce et en Turquie, qui se charge de les retirer, afin de mettre les ateliers de traitement à l’abri des stocks invendus et des dommages.
Le marché se trouve de fait sous le contrôle d’un nombre restreint de grands acheteurs industriels, pour qui les ateliers travaillent entièrement, bien qu’indépendants du point de vue juridique. Les couts du traitement sont connus et calculés au centième; s’il est effectué selon les règles de l’art et de façon économique, les entreprises de traitement touchent un modeste bénéfice. L’acheteur connait parfaitement tout le procédé, offre un prix et au vendeur il ne reste que de l’accepter.
Jusqu’ici le tableau brossé par Harald Assael.

Les lignes de tendance qu’il a tracées continuent dans la suite jusqu’à produire des effets à l’apparence déroutants, par exemple l’entrée de Philip Morris et Liggett & Myers dans le marché de l’Union Soviétique au cours des années Soixante-Dix et Quatre-Vingt, effets qui suscitent pourtant moins d’étonnement quand on se souvient de la politique commerciale adoptée en Orient dans l’entre-deux-guerres par un groupe tel que BAT, cfr Howard Cox, "The global cigarette. Origins and evolution of BAT, 1880-1945", Oxford Univ. Press, 2000 :

et pour une vue d’ensemble :

Après l’implosion de l’Union Soviétique et la désagrégation de sa sphère d’influence en Europe orientale, Mike et Mary McNiel ont accompli le miracle de la résurrection de variétés orientales qu’on croyait disparues à jamais. Même si leur expérience s’est conclue, quelque chose va rester, on l’espère, du beaucoup qu’ils ont fait pour rehausser la tradition; ainsi, les sites de vente de tabac les plus sérieux ne proposent désormais plus de vagues "orientaux", mais du Smyrne, du Samsoun, du Basma, du Djebel, etc.
Il serait très intéressant de lire un jour les mémoires de la formidable couple et d’apprendre comment ont-ils organisé leurs achats, d’autant plus que Mary est une excellente plume, mais d’ores et déjà on peut deviner que beaucoup de leurs remarquables achèvements se seraient avérés impossibles sans s’appuyer sur des relations de premier ordre et des solides amitiés au sein de l’industrie.
Lisons encore Assael : certains groupes achètent le tabac des paysans et le font traiter par leur personnel; d’autres concluent des contrats fermes avec des ateliers qui fournissent la main-d’œuvre et traitent les feuilles selon leurs instructions et sous leur supervision; d’autres enfin se limitent à promettre sans engagement de se servir d’une quantité donnée qui sera à disposition. Voilà. Il semblerait qu’il n’y ait pas de place pour beaucoup d’autres pratiques, et pourtant ce système présente l’avantage de réduire les risques au minimum.
Aujourd’hui, comme hier, la production des tabacs orientaux demande bien de soins et des longues heures de travail : un sacré boulot. De plus, les limites de la mécanisation ont déjà été touchées. Relativement peu de paysans acceptent de s’atteler à cette besogne pénible, n’empeche que le cout de la main-d’œuvre continue à grimper. Dans cette situation on peut comprendre que les fabricants, aussi bien que les producteurs, tachent à maximiser la valeur ajoutée et ont peu d’intérêt à que des excédents se produisent. Ce qui compte est surtout la qualité et cela explique pourquoi certaines sortes demi-orientales, telles que le Kabakoulak, Myrodata, Tsebelia ou Peroustitsa ont été livrées à l’histoire, comme l’écrit le Tobacco Journal International :

A cela s’ajoute naturellement la politique suicidaire menée par l’UE, avec quelques encouragements douteux de la part nord-américaine à "niveler le terrain de jeu". Oui, les bons tabacs orientaux se font assez rares aujourd’hui et parfois couteux, mais lorsque nous mettons la main sur une blague à vrac ou une boite et l’entamons, ce que nous ouvrons est une fenêtre sur tout un monde de gout, d’histoire et de culture; à nous de le savourer pleinement.

Alaboura

Alaboura : au cours de la fermentation, on change constamment la position des balles de tabac, afin que l’humidité de trop puisse s’évaporer. La fréquence de cette opération dépend de la phase où la fermentation se trouve : d’abord les balles sont stockées debout (kilitch) pour qu’elles s’aèrent plus facilement, puis sur les côtés (istif). Enfin, on les laisse reposer à plat sur la largeur (plaka)

tonga

Système moderne de traitement tonga. Le feuilles sont triées sur le tapis roulant

Yenidze à Dresde-Friedrichstadt

La fabrique Yenidze à Dresde-Friedrichstadt, batie en 1908-9. Le grand minaret mesure 62 mètres de haut. La "mosquée du tabac" a été voulue par Hugo Zietz, propriétaire et fondateur (1886) de la fabrique de cigarettes du meme nom, lequel importait son tabac directement de Yenidje en Grèce (qui signifie simplement "Villeneuve").
L’originalité architecturale est due au fait que la règlementation urbanistique de l’époque interdisait de batir des édifices ayant l’aspect d’une fabrique dans l’enceinte historique de la vieille ville. Yenidze fut racheté par Reemtsma en 1924 et après la dernière guerre demeura un entrepôt de tabac jusqu’à 1996.
Aujourd’hui la "mosquée" est un monument du Land de Saxe