Quelques considérations

par Thierry Melan

06/01/08

Quelques considérations différentielles entre le tabac à pipe et le cigare

"On commence à fumer un cigare avec l'œil.
On continue avec les doigts. On poursuit en le préparant.
Et on termine cette première étape en l'allumant."
La grande histoire du cigare

Cette citation, tirée du livre de B. Le Roy et M. Szafran chez Flammarion, pourrait très bien comme nous allons le voir s'appliquer au fumeur de pipe. Les hypothèses et propositions qui vont suivre ont pour ambition de servir de base à discussion, afin de débattre sur un sujet qui nous passionne tant et en aucun cas dénigrer l'un pour l'autre. Si fumer la pipe ou le cigare est un art, alors nous allons comparer deux arts de fumer et voir à quel point ils sont différents ou si la façon de fumer l'un ne peut rejoindre l'autre.

La première des différences que nous pouvons constater et qui saute aux yeux en étudiant un minimum les deux "milieux", est la conservation des tabacs.

En effet, pour le cigare, les connaisseurs préconisent tous la même chose pour une conservation idéale et une brûlure égale du cigare sur toute la surface. Il doit être maintenu dans un environnement humide entre 68 et 74% qui est considéré comme étant celui où il vieillit le mieux. Dans la moyenne on donne plutôt le taux de 70% pour une température de 18°, ce qui a pour effet de charger l’air de la cave à cigare à 10gr d’eau par mètre cube. Il en résulte pour le cigare un niveau d’humidité correspondant à 14% de son poids. Ne chercher aucune étude savante en ces paramètres de conservation : ils suggèrent simplement les conditions climatiques de Cuba et de la zone des Caraïbes, celles des grands producteurs de tabac, et permettent de conserver toutes les qualités, la souplesse et l'arôme des feuilles de tabac.

Mais les amateurs de cigare ne s’arrêtent pas là et vont plus loin dans leur désir de conservation de leurs modules adorés. Ils poussent leur amour jusqu'à rechercher toutes les conditions adéquates, comme surveiller le taux d’humidité et la température de leurs caves à l’aide d’hygromètre à cheveu ou électronique, couplé a un thermomètre, y mettre un humidificateur Credo (système à éponge ou à mousse) ou Cigar Keeper (système à cristaux Acryl, connu comme la seule alternative au système Credo), imprégné pour le premier d'une solution à 50% d'eau distillée et de Propylène Glycol qui a pour effet de maintenir l'humidité sortant à 70% quant au second il sera juste humidifié à l'eau distillée. Sans oublier surtout la chose la plus importante : le Cèdre, si possible d’Espagne, pour fabriquer ce fameux coffret chargé de garder et conserver parfois même plusieurs années l’objet de leur adoration. Ce bois dégage une acidité qui repousse les parasites du tabac, comme la teigne des feuilles ou Lasioderme*, et aide à un vieillissement idéal du cigare car celui-ci possède une forte capacité d'absorption de l'humidité et cela stabilise le taux dans la cave au cas où il ne serait pas fait usage de Propylène Glycol**, sans oublier une chose non négligeable : il parfume agréablement les cigares.

Qu'en est-il des fumeurs de pipes ? Etrangement pour eux cela est beaucoup plus simple. La conservation du tabac dans les conditions idéales se fait dans un pot à tabac muni d'un joint en caoutchouc tout simplement, il se doit juste d’être hermétique. Rien de plus, quant à surveiller que le tabac n'est ni trop sec, ni trop humide. Cela se fait plutôt au "toucher" voir au "feeling" du fumeur.

Le fumeur de pipe a plutôt tendance, étrangement, a porter toute son attention à la pipe elle-même, objet avec lequel il va déguster ledit tabac. Cela est une bonne chose allez-vous dire car une pipe coûte en moyenne assez cher. Toutefois si l'on devait pousser les choses plus loin et faire un parallèle avec le cigare, le fumeur de cigare lui fait attention non seulement à l'objet qu'il fume même si pour lui il est éphémère mais aussi à sa conservation donc de par le fait au tabac.

Alors pourquoi les fumeurs/dégustateurs de tabac à pipe ne prendraient-ils pas les mêmes précautions ? Si l'on regarde les ouvrages traitant de la pipe, le chapitre sur la conservation du tabac est pour le moins rapide. Il s'agit plutôt de quelques mots voire d'un léger survol du problème. En aucun cas il est question de taux d'humidité et encore moins de température, tout juste nous conseille-t-on de ne pas le mettre dans des bocaux transparents afin d'éviter d'exposer le tabac à la lumière et encore pas dans tous les livres y compris ceux écrits par des "experts".

Pourtant, certains fumeurs n'hésitent pas à trouver une solution pour se procurer un tabac convoité même à l'autre bout du monde. La technologie moderne leur a apporté l'Internet afin de les aider mais pourquoi faire autant d'efforts pour se procurer tel ou tel tabac assez rare pour arriver à en détruire une partie des arômes par une mauvaise conservation ? Le fumeur de pipe serait-il incohérent dans ses raisonnements ?

Je ne le pense pas, je pense simplement que cela repose sur un choix assez difficile au niveau du mode de conservation. Garder les tabacs à un certains taux d'humidité cela est une bonne chose même une très bonne chose en elle-même, mais qui dit tabac à pipe dit obligatoirement arômes divers et complexes, moins pour les tabacs naturels il est vrai. Prenons donc comme exemple un fumeur/dégustateur de tabac à pipe classique et non pas un fumeur ordinaire qui ne fume qu'un tabac. Il en possède donc plusieurs et en a ouvert 2 ou 3 pour les différents moments de la journée voire suivant l'inspiration ou l'humeur du moment. Ce dit fumeur arrive au moment de la conservation car une boite ne se finit pas d'un coup, dès lors que se passe-t-il s'il enferme ses tabacs boite ouverte dans une cave comme on enferme des cigares ? Les arômes vont se mélanger tout simplement : admettons que notre fumeur possède un tabac à base de Latakia, un autre aromatisé vanille puis un troisième 100% naturel. Il n'est pas très difficile d'imaginer ce que cela va donner en termes d'arômes au final, une pure et simple catastrophe.

Maintenant il est possible d'utiliser une méthode assez simple de conservation. Le tabac dans les boites refermées, qui deviennent de par le fait moins hermétiques, finit assez rapidement par sécher, ce qui est normal car l'air ambiant est à un taux d'hygrométrie plus bas que celui de l'intérieur. Toujours en suivant ce raisonnement, si nous plaçons notre tabac boite fermée dans une cave à cigare (devenue pour l'occasion une cave à tabac), il se retrouve dans un environnement plus égal en humidité et donc plus adéquat à sa conservation qui dans ce cas peut durer assez longtemps sans que les arômes divers et complexes desdits tabacs ne se mélangent. Alors nous en revenons à notre question : pourquoi le fumeur de pipe conserve-t-il si mal ses tabacs ? Je pense que c'est par manque "d'éducation", éducation qu'il se fait au contact d'autres fumeurs de pipe et grâce à des ouvrage qu'il peut lire, même si ces derniers peuvent être très peu instructifs sur le sujet. S'il est un conseil à donner aux fumeurs de pipe c'est celui-ci : messieurs, regardez donc du côté des fumeurs de cigares, faites preuve d'un peu d'imagination et vous trouverez sûrement non seulement une solution mais aussi beaucoup de plaisir à déguster vos tabacs en profitant au maximum de tous leurs arômes. Il va de soi que l'auteur de cet article a déjà testé la chose avant d'avancer une telle hypothèse et plusieurs amateurs de ma connaissance qui fument aussi bien l'un que l'autre utilisent ce principe et n'ont aucune remarque à faire après plusieurs années de test.

Pour rester dans les arômes, il est encore une autre grande différence entre les fumeurs de cigare et de pipe. Dans le "rituel" pour déguster un cigare il est préconisé de "tirer" un moment sur celui-ci à "cru" avant de l'allumer et ceci afin d'en savourer toutes les nuances cachées avant même d'en embraser l'extrémité, ce qui aurait pour effet de masquer ces dernières. Et là encore, la même question vient à l'esprit, pourquoi les fumeurs de pipe n'en font-il pas autant? Ils ont pourtant comme premier réflexe à l'ouverture d'une boite de plonger le nez dedans afin d'en humer toutes les nuances et vont même jusqu'à le toucher afin de ressentir encore plus de sensations de par sa texture et sa souplesse. Bien sûr tout cela se fait tranquillement pendant que cette boite nouvellement ouverte laisse échapper le surplus d'humidité dû a la "sauce". Après un moment les fumeurs prennent tout autant plaisir à bourrer leur pipe suivant plus ou moins certaines règles qu'ils se sont fixées au fil des ans. Arrivés à ce moment-là, certains "experts" conseillent même de prendre le temps de toucher, de caresser, de contempler leur pipe afin d'en tirer le maximum de plaisir aussi bien tactile que visuel au contact de la bruyère ou toute autre matière dans laquelle elle peut être réalisée.

Toujours dans la même optique "comparatif de plaisirs", pourquoi ne pas à cet instant en profiter pour "fumer à cru "*** notre tabac et voir si certaines nuances n'y sont pas présentes, nuances qui tout comme dans le cigare disparaîtraient avec l'allumage ? Enfin l'allumer pour finir et de là arriver au même niveau de plaisir qu'un fumeur de cigare. Le fumeur de pipe de par l'objet a déjà la chance d'avoir plus de plaisir que le fumeur de cigare, alors pourquoi en gâcher une partie en passant à coté d'une telle chose et ainsi perdre une partie du plaisir que l'on pourrait en tirer. Si avec une femme l'on prend plaisir à tous ces préliminaires qui peuvent nous apporter et lui apporter un maximum de sensations pour en arriver après plusieurs "niveaux" à une délicieuse jouissance, ici il ne nous viendrait pas à l'idée de sauter une étape sous peine de se faire traiter de goujat ou pire. Pourquoi s'en priver avec la dégustation d'un tabac ? Pourquoi passer à côté d'une étape qui pourrait nous apporter un plaisir supplémentaire ? A vous de vous poser les bonnes questions.

Encore un point qui pourrait s'appliquer au tabac à pipe, peut-être pas à tous j'en conviens mais au moins à certains types : le vieillissement. En effet, certains amateurs de cigare gardent au fond de leur cave des trésors, tel ou tel module qu'ils laissent vieillir tranquillement entouré de cèdre d'Espagne à une hygrométrie et une température idéale. Leur ambition est de le déguster un jour et de découvrir à quel point ce module déjà très bon à l'époque de son entrée en cave a vieilli merveilleusement et a développé des arômes délicieux. Là encore même question : pourquoi ne pas le tenter avec les tabacs à pipe ? Sauf bien sur les danois très, très aromatiques ainsi que tout autre tabac du même style, sans oublier les tabacs à base de Latakia qui perdraient toute leur force. J'ai personnellement fait l'expérience, par accident je l'avoue, de laisser vieillir une boite de Peterson Sherlock Holmes, mélange typique de l'époque victorienne d'après cette prestigieuse maison Irlandaise. A l'ouverture et les deux ou trois occasions ensuite où je l'avais fumé, je le trouvais bien mais sans plus. J'oubliais donc la boite dans un coin durant deux mois sans même plus y penser. Un jour où je cherchais de quoi fumer sans envie précise, je retombais dessus et retentais l'expérience. La surprise était au rendez-vous puisque ce tabac pas extraordinaire à l'ouverture s'était transformé en un véritable délice et je finissais la boite dans la journée. Pour en avoir le cœur net, j'en rachetais une boite le lendemain et retentais la chose. Je fus là encore déçu. Depuis, mis à part une boite de ce Peterson, je laisse très souvent vieillir en cave un peu de certains tabacs afin de voir ce qu'ils pourraient me faire découvrir en termes de saveur après une bonne maturation. Tout cela pour vous expliquer que certains tabacs méritent de vieillir tout comme certains excellents modules et si possible dans un environnement adéquat. L'expérience vaut bien souvent le coup et fait découvrir d'innatendus côtés cachés de ses arômes pourtant si agréables.

En conclusion nous pouvons classer les fumeurs en trois niveaux de perfectionnement dans la dégustation des tabacs. Au niveau le plus bas est le fumeur de cigarette voire de roulées à la main qui ne s'intéresse pas du tout à la dégustation, au deuxième niveau se trouve le fumeur de pipe qui apprend à découvrir les arômes plus perfectionnés du tabac, le dernier étant celui du fumeur de cigare connaisseur plus "averti" de par sa dégustation, sa conservation rigide des cigares, etc.






* Lasioderna serricorne

** Le glycol de propylène, connu également par le nom systématique propane-1,2-diol, est un composé organique (un alcool de diol), habituellement un liquide huileux clair insipide, inodore, et sans couleur qui est hygroscopique et miscible avec l'eau, l'acétone, et le chloroforme. Il est fabriqué par l'hydration de l'oxyde de propylène. Formule chimique C3H802

*** "Fumer à cru" est la traduction littérale de l'expression cubaine fumar a crudo. Le principe en est simple : une fois le cigare correctement coupé, il s'agit d'en inhaler plusieurs bouffées sans que le cigare ne soit allumé. On pourrait croire que cela a pour but de mettre le fumeur en appétit, mais ce n'est pas que pour cela. En effet fumer à cru offre aussi à l'amateur une première approche aromatique qui lui permet de distinguer plus aisément certaines notes poivrées, de terre humide, de foin coupé, etc.