Les rencontres au sommet

Mariages entre des tabacs à pipe et quelques boissons triées sur le volet

par Skiff

27/10/25

Épisode 1 : Dunhill De Luxe Navy Rolls et vieux porto vintage

Dans mon enfance, j’admirais les quelques fumeurs de pipe qui m’entouraient. En particulier, un oncle collectionneur de Dunhill qui était par ailleurs une vraie fine gueule. On peut dire que je suis devenu fumeur de pipe par une sorte de phénomène d’identification. De même que j’ai fumé tôt la cigarette (dès mes 13 ans) -sans doute par désir de ressembler aux grandes personnes, mon père, en l’occurrence, - j’ai tiré sur ma première bruyère dès 17 ans. L’odeur qui émanait des tabacs à pipe m’attirait. Cette curiosité envers l’univers des senteurs et des parfums ne m’a pas quitté. Elle fait même partie de mon quotidien depuis de nombreuses années.

Vers la même époque, je me suis passionné pour le vin, ses appellations, ses mariages avec les mets. Je lisais beaucoup d’ouvrages critiques sur cette boisson divine avant d’en déguster régulièrement dans un club de dégustation animé par un ami caviste, Olivier.

J’ai arrêté de fumer vers mes 25 ans. Et, ce n’est qu’à 40 ans, après avoir lu le livre de Constantin Parvulesco Pipes et tabacs, que j’ai décidé de me délecter à nouveau des meilleurs tabacs. Aussi contestable que soit cet ouvrage -par ses nombreuses imprécisions-, il m’a fait rêver grâce à son iconographie et il m’a confirmé que l’univers de la pipe était très riche. Peut-être même autant que celui des vitoles, auxquelles j’avoue ne rien connaître.

Dans ce livre, des mariages entre des tabacs et des alcools (et autres vins mutés) étaient décrits avec une belle précision. Ces rencontres entre des alcools de renom et des tabacs à pipe n’ont eu de cesse de me trotter dans la tête. Si je me suis remis à fumer la pipe c’est pour explorer cet univers des saveurs du tabac. Car selon moi, la dégustation des tabacs est complémentaire de celle des vins, des spiritueux, du thé ou du café tout comme celle des mets. Les sommeliers le savent bien qui doivent s’y connaître en cigares (ou tabacs à pipe) tout autant qu’en spiritueux.

À l’occasion d’un déjeuner récent, j’ai pu expérimenter l’un des accords mentionnés dans l’ouvrage de Parvulesco et le partager avec mon ami Olivier, pourtant non fumeur, mais qui a beaucoup apprécié. Il s’agissait d’un de ces repas dantesques comme seul Olivier est capable d’en concocter.

carpaccio de Saint-Jacques

L’entrée était constituée d’un carpaccio de Saint-Jacques et caviar, escorté d’un vermentino de Corse du Clos Canarelli, la cuvée Tarra di Sognu 2023, produite sur le terroir (très calcaire) de Bonifacio, à l’extrême sud de la Corse. Sur ce mets, le vin, dodu et solaire, déployait sa minéralité calcaire qui répondait à l’iode du plat. Il rebondissait sur la texture de la Saint-Jacques crue pour s’y lover avec gourmandise.

ris de veau
Pommard 1er cru les Epenots 2019 de Philippe Pacalet

En plat, mon hôte avait cuisiné des ris de veau braisés, asperges sauvages, huîtres chaudes et brochettes de soles, accompagnés d’un pommard 1er cru Les Epenots 2019 de Philippe Pacalet. Accord improbable mais parfaitement réussi entre un bourgogne rouge pratiquement dénué de tanins et un mets si délicat. Le mariage fut si parfait que beaucoup auront du mal à me croire. Une association sans doute difficile à reproduire (à moins de posséder une bouteille de ce vin dans le même millésime), car bien peu de pommards possèdent une texture aussi crémeuse.

Porto Burmester 1985
Porto Burmester 1985

Nous avons clôturé le repas par une mousse au chocolat noir, crème anglaise à l’orange, accompagnée d’un porto vintage 1985 « doce » signé Burmester. 40 ans d’âge, dont 38 de vieillissement en bouteilles à l’abri de la lumière, voici en résumé le pédigrée de ce breuvage. Ce vieux porto arborait une robe tuilée aux reflets ambré rose. Son nez évoquait le café, la torréfaction, le kirsch, la rose séchée. Sa bouche mêlait la douceur de ce vin muté à une déclinaison de saveurs automnales : fève et poudre de cacao, café vert, amandes grillées, cerises kirschées et châtaignes grillées. L’alcool était fondu, l’acidité présente en sourdine. La longueur, vraiment remarquable, résonnait avec le chocolat.

J’avais apporté du Dunhill De Luxe Navy Rolls d’environ huit ans d’âge (acheté en 2017). Le mariage avec le porto fut inattendu et diablement réussi. Le vin, totalement fondu, glissait sur les Navy Rolls comme il l’avait fait sur la mousse au chocolat. Ce repas éblouissant se prolongeait par un mariage fusionnel entre un vin et un tabac aussi délicieux l’un que l’autre.

Dunhill De Luxe Navy Rolls
Dunhill De Luxe Navy Rolls

J’avais choisi ma fine bent dublin (pipe du forum 2018) signée Nuttens qui révèle parfaitement ce tabac. Elle fait partie des mes trois meilleures fumeuses. Zestes de clémentines séchés. Saveurs fruitées rappelant l’abricot tiré du chaudron à confiture, fruits secs (amandes grillées), torréfaction, poivre et cuir fin. Cette fumée voluptueuse n’était pas dénuée de piquant, d’épices (poivrons confits, piments) apportés par le perique. Rétro-nasale de pêche séchée. Saveurs résineuses (pomme de pin), touche de gomme laque. Au cours du deuxième tiers, la fumée évoluait vers des accents de crème brûlée à la vanille. À mi-pipe, ce tabac m’a évoqué par ses notes abricotées, la complexité d’un vin blanc moelleux des coteaux du Layon, à base du très noble cépage chenin. Lors d’une autre séance de fumage, j’ai pu essayer cet accord et m’apercevoir qu’il n’avait pas le même génie que l’association avec le vieux porto vintage.

Dinavolino Azienda Denavolo 2022

Épilogue

Eau-de-vie de prune (mirabelle), fruits jaunes, ce "tatoué" en provenance des Colli Piacentini (en Emilie-Romagne), précisément de la vallée de la Trebbia, est un remarquable vin blanc (de macération) charnu et tonique qui possède suffisamment de caractère pour résister à la puissance aromatique (fruits rôtis automnaux, figues rôties à la vanille) du De Luxe Navy Rolls. Ce vin blanc sec (Domaine Denavolo cuvée Dinavolino 2022), vinifié à la manière d'un vin rouge constitue le type même des boissons qui me ragaillardissent. Aussi surprenant que cela puisse paraître, son caractère vif et tranchant tient tête à la mâche de notre virginia perique. À l'opposé de la douceur d'un porto, ce vin blanc très original, sans doute plus proche des vins blancs tels qu'on les concevait il y a plusieurs siècles, laisse une bouche très rafraichissante après un bol de Navy Rolls. C'est une preuve que rien n'est figé. L'affirmation selon laquelle le vin et le tabac ne se marieraient pas me semble erronée. L'univers du vin est bien plus vaste qu’on ne le pense. Il englobe les vins fortifiés, les vins oxydatifs, les vins liquoreux, etc. La palette est infinie. Nous n'avons donc pas terminé d'explorer l'univers des mariages entre les tabacs et les vins (ou les spiritueux).

Santé !