Audience chez le pape du semois

par Erwin Van Hove

11/08/08

la légendaire brume dans la vallée de la Semois

Nous sommes en vacances, donc il ne faut pas croire que tu vas me traîner d’un planteur de tabac à l’autre. Ah, la vache. Même après plusieurs verres de vin sirotés sur notre terrasse avec une vue panoramique splendide sur la vallée de la Semois, même somnolant au soleil dans un fauteuil confortable, madame Van Hove perce à jour mes intentions avec une facilité déconcertante. Et elle semble inflexible. Il faudra donc s’y résigner.

Pourtant le dimanche suivant, journée maussade, voilà que soudain, en rentrant dans la voiture après une brève visite de Bouillon, elle me dit : C’est peut-être le moment d’aller voir ton Manil. Fallait pas me le dire deux fois. Grâce au Tomtom, nous voilà un quart d’heure plus tard à Corbion devant le magasin annexe musée de Vincent Manil.

Première chose qui me frappe : c’est dimanche après-midi et pourtant il y a un va-et-vient de clients. Après un rapide tour du magasin assez exigu, je vois que le maître des lieux se retrouve seul derrière le comptoir. J’en profite pour lui expliquer que je voulais absolument lui parler dans l’espoir d’avoir enfin la réponse à deux questions qui depuis des années me hantent. Impatient, je commence donc à questionner mon interlocuteur : Dans votre livre vous affirmez que le semois est fait à partir de plants de kentucky. Qu’entendez-vous au juste par kentucky ? La réponse est laconique : Ben, du tabac en provenance de Kentucky. Le regard du planteur trahit son étonnement. Il doit se dire que cette question ne brille pas exactement par son intelligence. Imperturbable, je continue : D’accord, mais le tabac qui a fait la renommée historique du Kentucky, c’est le burley. Ce qu’on appelle en Amérique du kentucky, c’est du « dark fire-cured burley », du burley à la couleur foncée. Il arrive même qu’on sèche ce tabac au-dessus de feux ou qu’on le torréfie. Le kentucky n’est donc pas une espèce à part, mais il se définit par le traitement qu’il subit. Par conséquent, les plants de kentucky introduits en 1855 dans la vallée de la Semois par Joseph Pierret n’étaient, à mon avis, rien d’autre que du burley et dès lors, le semois, tout typique qu’il soit grâce à son terroir particulier, aux brumes ardennaises et à la torréfaction qu’il subit, c’est du burley. Ceci dit, et c’est là que les choses se compliquent, alors que selon une autorité comme Greg Pease, le kentucky n’est qu’une variante du burley, d’autres sources comme les fabricants italiens de cigares Toscano font mention d’une véritable variété de tabac baptisée kentucky. Et donc je voudrais savoir une fois pour toutes quels plants vous employez. Ouf. C’avait été long, mais j’avais bien exposé le problème et voilà qu’enfin je saurais. De source sûre. Manil, lui, visiblement ne partage pas exactement mon excitation. Il me regarde comme si j’étais un Martien. C’est du kentucky, me répond-il sèchement. Je n’en sais pas plus. C’est la douche froide. Glacée. Pourtant Vincent fait l’effort de sortir quelques vieilles brochures, mais nous n’y trouvons pas la réponse. Il me reste donc peu d’espoir de dévoiler un jour ce mystère.

Entre-temps il y a de nouveaux clients dans le magasin. La compagne de Vincent s’en occupe, mais comme ma deuxième question risque d’être indiscrète, voire gênante, je ne veux pas la poser devant eux. Je me retrouve donc avec Manil dans le couloir qui longe le magasin. Je lis sur vos paquets de tabac la mention Pur semois. Et d’ailleurs dans le forum Fumeursdepipe, plusieurs membres font la distinction entre des fabricants de semois comme Windels qui mélangent le semois avec d’autres tabacs et les quelques planteurs comme vous-même, les purs et durs qui livrent aux clients du semois et rien que du semois. Moi, je leur ai toujours répondu que le 100% semois n’existe pas. Alors, dites-moi : est-ce que vos paquets contiennent uniquement du tabac de semois ? Décidément cet Ardennais n’est pas exactement loquace : Du pur semois, ça veut dire du pur semois. Voilà toute sa réponse. J’insiste : Vous me dites donc que vous employez exclusivement du semois, sans ajout de tabacs d’une autre provenance ? J’entends un début d’irritation dans sa voix : Que voulez-vous que je vous dise ? C’est du pur semois. Mon fichu caractère de pitbull qui ne lâche pas sa proie, me force à faire une ultime tentative : Je regrette, mais je sais de source sûre – d’ailleurs la photo de ma source figure dans votre livre – qu’aucun, mais alors aucun semois sur le marché, ne contient 100% de semois. A quoi Manil répond : Le mien contient 85% de semois et les 15% qui restent, sont composés d’un tabac différent de très haute qualité. Gagné. Enfin une réponse claire et nette. Quand j’essaie d’apprendre de quel tabac il s’agit, Vincent est résolu : c’est un secret. Point barre. Qu’à cela ne tienne, j’ai quand même la confirmation définitive que le semois pur n’existe pas. D’ailleurs Manil me dit que le 100% semois ne serait pas bon à fumer : il y aurait des problèmes de combustion. J’apprends également, et c’est une excellente nouvelle, que les tabacs de Manil ne contiennent aucun conservateur. C’est pour ça qu’il livre ses tabacs si secs : s’ils étaient plus humides, ils risqueraient de pourrir.

Revenus au magasin, nous commençons à parler pipes. Vincent et moi partageons une réelle appréciation pour deux personnages vraiment sympathiques : Jacky Craen des pipes Genod et Jean-Pierre Petyt, le propriétaire de civette à La Louvière. Au cours de la conversation il devient évident que les références de Vincent en matière de pipes appartiennent au passé : il me parle de l’ex-pipier belge Jean-Pierre Forton et de Patrice Sébilo, le précurseur de Trever Talbert à Herbignac. Lorsque nous abordons le sujet des fait main, il me dit son admiration pour Poul Winslow. Quand je lui avoue qu’à mes yeux Winslow n’appartient nullement à la crème des artisans pipiers et même qu’il produit pas mal de pipes moches, Manil me prend manifestement pour un sacrilège. Je crois alors le temps venu pour montrer mes galons, mais mon interlocuteur ne sait absolument pas qui je suis. Nul n’est prophète en son pays. Ceci dit, Vincent pend à mes lèvres quand je lui parle de pipiers comme Trever Talbert ou David Enrique. D’ailleurs il me demande de noter leurs noms sur un bout de papier parce qu’il se promet de découvrir leur site web.

Désormais Manil a découvert en moi un vrai passionné et il m’invite à faire un tour de son musée. Il met en marche une vidéo, mais ce sont ma fille et ma femme qui la regardent. Vincent et moi ne cessons de papoter. Il me fait part d’un projet d’avenir tout en insistant que ça doit rester entre nous. Ce projet, je le soutiens avec enthousiasme et d’ailleurs je lui promets que le moment venu, je pourrai l’aider en le mettant en contact avec mes relations dans le monde pipier. Quant à l’avenir de ses tabacs, il me confie qu’il continuera à produire même après 2012 quand l’Union européenne mettra fin à sa politique du subventionnement. Mais plus au même prix. Je lui garantis que les amateurs de semois artisanaux assumeront cette future augmentation sans broncher, vu le prix des tabacs importés auxquels ils sont habitués.

Vincent m’invite à fumer une pipe avec son tabac. Je bourre une Cornelius Maenz et nous faisons ensemble le tour du musée. Surtout les panneaux publicitaires d’antan me charment. Nous passons également devant la table sur laquelle il fait à la main ses fameux bouchons. Je lui avoue que les trois bouchons que Jean-Pierre Petyt m’avait un jour offerts, m’avaient plutôt déçu. Vincent est surpris parce que ses bouchons sont sa fierté. Il m’explique alors comment exactement procéder pour en tirer le meilleur : de préférence il faut choisir une pipe aux parois droites, puis il faut mouiller de sa bouche la partie conique et plus mince du bouchon. On l’ introduit dans le foyer en on la cale bien en faisant un quart de tour. Puis, au moyen d’un couteau bien aiguisé, on fait une croix dans le dessus du bouchon, ce qui permet un meilleur allumage. Une fois le bouchon allumé sur toute sa surface, il suffit de fumer posément, sans jamais tasser, vu que la combustion sera très régulière.

Je suis sorti avec un assortiment des cigares de Vincent Manil ainsi qu’avec un demi-kilo de semois La Brumeuse, la grosse coupe pour pipes et avec une boîte de vingt bouchons fraîchement fabriqués. De retour dans la maison de vacances, j’ai essayé deux bouchons en respectant minutieusement les consignes. Un vrai régal. Le charme indescriptible du semois à l’état pur. Chapeau. Cependant un caveat : ne fumez pas un bouchon dans une pipe lisse. Le rebord risque de brûler. Mieux vaut donc une pipe sablée ou rustiquée noire.

En rentrant après les vacances, j’ai trouvé un courriel sympathique de Vincent pour me dire qu’il avait visité les sites de Trever et de David et qu’il en avait le souffle coupé. Une recrue de plus. Un nouveau passionné en herbe de Nicot.