La tige au service des feuilles

par Erwin Van Hove

20/12/10

Traditionnellement, les fabricants de tabac testent leurs compositions dans des pipes en terre pour la bonne raison que la glaise n’interfère pas avec les saveurs des mélanges. Quant à l’écume de mer, bien que personnellement, je ne sois pas d’accord, un peu partout on lit et on entend que cette matière est neutre, c’est-à-dire qu’elle restitue fidèlement et avec précision le goût pur du tabac. Par contre, jamais on n’attribue cette qualité (ou ce défaut !) à l’erica arborea. Nos papilles gustatives ne mentent pas : quand nous dégustons de l’herbe à Nicot dans une pipe en bruyère, le bois exerce bel et bien une influence notable sur notre perception gustative. Cette influence peut être néfaste, un astringent goût de bois vert rendant tout mélange infect. Mais si entre pipe et tabac se créent des rapports de connivence, on comprend aisément pourquoi depuis plus d’un siècle et demi, la bruyère est devenue sans conteste la matière première de loin la plus appréciée des pipophiles.

Lorsqu’on tente d’expliquer pourquoi telle pipe s’avère une abominable fumeuse, alors que telle autre bruyère réussit à sublimer les herbes qui lui sont confiées, on a l’habitude de prendre en compte d’innombrables facteurs. A commencer par la bruyère elle-même : son origine, son terroir, son âge, sa densité, son odeur. Ensuite on passe au travail des coupeurs : cuisson, séchage, découpe. Puis on examine les méthodes du pipier : a-t-il lentement et longuement séché ses plateaux dans son atelier ? Pratique-t-il une forme quelconque de oil curing ? Dans quelle partie du broussin a-t-il taillé la pipe ? Comment a-t-il orienté le grain ? De quelle forme est le foyer et quelles sont ses dimensions ? Les parois sont-elles assez épaisses ? Reste-t-il suffisamment de bois dans le talon ? Le foyer est-il enduit d’un préculottage et si oui, quelle en est la recette ? Le perçage du conduit d’air est-il bien exécuté et suffisamment large ? Le floc est-il parfaitement aligné et adapté aux dimensions de la mortaise ? Une chenillette passe-t-elle facilement ? Le tirage se fait-il sans sifflement ? Enfin on se pose des questions sur le savoir-faire du fumeur : bourrage, allumage, tassage, tirage, culottage.

Je vous concède que tout cela est fort intéressant et matière à de passionnantes discussions. Cependant, moi, je reste sur ma faim. C’est à peine si toutes ces interrogations abordent une énigme fondamentale. Si à peu près tout le monde s’accorde pour dire que rien ne vaut une bonne pipe en bruyère puisque cette matière est capable d’exercer une influence bénéfique sur la saveur de nos mélanges, il me semble qu’on ne se demande pour ainsi dire jamais comment et où s’opère cette osmose tant appréciée.

Vous me regardez, les yeux écarquillés : il est devenu fou, le Van Hove. Encore plus fou. Non mais, où pourrait bien s’effectuer l’osmose entre bruyère et tabac ? Ben, dans le foyer, pardi ! C’est là que l’herbe est en contact avec le bois !

Vous avez raison. Pour une pipe toute neuve et sans préculottage.

Comme fous, il existe pire que moi. Je connais un collectionneur américain qui n’achète que des pipes au foyer virginal de marques et de pipiers reconnus pour la qualité de leur bruyère longuement séchée. Castello ou Moretti par exemple. Il les fume une seule fois, puis il les revend pour en acheter d’autres. Bref, fou à lier, le type. Et pourtant, je le comprends. Mon expérience me prouve en effet que chacun des fumages les plus renversants et inoubliables de ma longue carrière de pipophile a été fait dans une pipe toute neuve, sans préculottage.

Permettez-moi de devenir anecdotique. Un jour, j’ai reçu un colis contenant une pipe aux œils-de-perdrix époustouflants. L’expéditeur était Marco Biagini, le pipier qui taille les Moretti. Je pensais qu’il m’avait fait cadeau de cette superbe bouffarde parce qu’il connaît bien ma prédilection pour les océans d’œils-de-perdrix. Il n’en était rien. Il avait voulu m’offrir cette pipe parce qu’il savait que son goût serait extraordinaire. Ah bon. Je l’allumai donc sans tarder. Une expérience dont le souvenir est indélébile. Un choc. Une bombe. A peu près à la même époque, Maurizio Tombari de Le Nuvole m’avait parlé d’un petit stock de plateaux au goût incomparable. Peu après, avec son typique sourire désarmant, il me présenta une pipe qu’il avait faite pour moi. Elle avait été taillée dans le dernier plateau qui lui restait de ce stock mythique. Rebelote : une exquise, complexe et profonde saveur d’une intensité et d’une précision extraordinaires.

Qu’en est-il de ces pipes aujourd’hui ? Et bien, elles sont toujours savoureuses, voire excellentes. Toutefois, ni l’une ni l’autre n’arrivent à reproduire l’instant de pure magie qu’était leur baptême du feu. Que faut-il conclure de cette observation ? Il semble logique de présumer que depuis que ces pipes ont commencé à se culotter, petit à petit l’apport spectaculairement bénéfique de la saveur de la bruyère s’est estompé. Et donc j’ai de bonnes raisons pour me poser la question si dans une pipe culottée, c’est vraiment dans le foyer que se produit l’osmose entre bruyère et tabac.

Le défunt pipier anglais Bill Taylor affirmait que le typique goût de noisette de ses bruyères, dû à l’oil curing, finit par disparaître une fois que ses Ashton sont culottées. Ces propos confirment que même si un culot n’est pas étanche, il forme quand même une barrière entre le tabac et le bois et que dès lors, l’influence du goût de la bruyère s’affaiblit sensiblement. Remarquez que parfois c’est un avantage. Les Peterson d’une certaine époque étaient tristement célèbres pour leur goût amer pendant le culottage. Or, une fois le culottage terminé, elles devenaient nettement plus agréables puisque la saveur verte du bois était désormais masquée par le culot. N’avez-vous jamais remarqué qu’il existe deux écoles ? L’une préconise un culot de plusieurs millimètres, alors que l’autre recommande un culot très fin. L’origine de ce différend se comprend aisément : d’habitude, ce sont les fumeurs de pipes dites industrielles pour qui il n’y a pas de salut sans culot, pendant que les fumeurs de pipes d’artisans tendent à se contenter d’un culot minimal. Si on sait que la bruyère de Butz-Choquin sèche pendant 6 mois, alors que le bois de Marco Biagini se repose pendant 15 ans, tout devient clair.

Que se passe-t-il dans le foyer pendant le culottage ? Fondamentalement deux phénomènes : d’une part, par l’effet de la chaleur et du feu, le bois est légèrement carbonisé, ce qui, logiquement, doit le durcir et en sceller les pores, ne fût-ce que partiellement. D’autre part, se constitue petit à petit une couche de carbone et de cendres. Cela étant, il va de soi que ces deux phénomènes rendront l’osmose entre bruyère et tabac nettement plus difficile. Cette thèse est d’ailleurs confirmée par les diverses recettes de préculottage. C’est un fait que les foudroyantes sensations que m’ont procurées la Moretti et la Le Nuvole, auraient tout simplement été exclues si leurs foyers avaient été préculottés. En effet, la plupart des préculottages produisent une saveur propre qui dénature le goût de la bruyère. Au mieux, un préculottage est totalement neutre. Cependant il bloque plus ou moins la saveur du bois.

Si tout porte à croire que l’influence qu’exerce le bois du foyer culotté sur la saveur de la fumée, est restreinte, logiquement il ne reste plus qu’une seule partie de l’anatomie d’une pipe en bruyère qui pourrait être responsable de l’osmose tant désirée. Il s’agit de la composante qui ne suscite ni grand intérêt ni débats houleux : la humble tige. Quand on y pense, ça ne doit pas étonner : c’est dans la tige que la fumée est en contact direct avec la bruyère nue. C’est dans la tige que les gaz condensent et imbibent le bois. C’est dans la tige que ce bois imprégné chauffe et évapore à nouveau des relents de bois humide et de tabac. Et puis, au cours des années, plusieurs expériences empiriques m’ont confirmé que l’importance de la tige n’est pas à sous-estimer. En voici le compte-rendu.

Il y a une dizaine d’années, j’ai découvert dans un forum américain la célèbre méthode sel/alcool pour nettoyer à fond des pipes au goût désagréable. Il m’arrivait à plusieurs reprises de suivre à la lettre la méthode préconisée partout, mais sans obtenir le résultat espéré. Dans ce cas, il fallait recommencer, me disait-on. Et pourtant, bien que le sel dans le foyer ne brunisse plus, la saveur de ces pipes continuait à me décevoir. Un jour je décidai donc dans un moment d’égarement de remplir de sel et d’alcool la tige d’une pipe particulièrement coriace. Après deux traitements pareils, soudain la pipe avait retrouvé la santé gustative. Pour d’autres pipes, le résultat était exactement pareil. Apparemment, une tige peut être si gorgée d’huiles qui rancissent et de micro-impuretés de tout genre qu’en fin de compte elle exerce une influence néfaste sur le goût de la fumée. Ce qui prouve que la tige a un impact direct sur le goût de notre tabac.

Glougloutage ? Problèmes de tirage ? Vous connaissez la solution : on ouvre la pipe, c’est-à-dire qu’on augmente le diamètre du conduit d’air. Et c’est vrai : neuf fois sur dix, votre pipe se met à respirer et les problèmes appartiennent au passé. Or, à maintes reprises j’ai constaté que soudain une pipe ainsi ouverte se met parallèlement à produire un goût nettement plus riche et satisfaisant. Presqu’un goût de pipe neuve. La seule raison qui expliquerait ce phénomène, c’est que désormais, la fumée dans la tige est en contact avec une superficie plus importante de bois et ce qui plus est, de bois pour ainsi dire neuf. Si vous pensez que la différence en superficie entre un perçage classique de 3,5mm et un conduit d’air de 4,2mm tel que le pratique par exemple David Enrique, est négligeable, vous vous trompez. Dans une tige de 5cm percée à 3,5mm, la superficie de bruyère en contact avec la fumée est de 550mm2. Avec un perçage de 4,2mm, ça donne 660mm2, soit une augmentation de 20%.

Chose étonnante, les preuves les plus incontestables de l’osmose au niveau de la tige entre le goût de la bruyère et celui du tabac m’ont été apportées par deux pipes qui n’ont nullement une tige en bruyère. Je vous les présente. L’une, c’est une calabash turque au foyer amovible tout classique, c’est-à-dire en écume de mer, alors que la partie qui normalement est taillée dans une gourde, est tournée dans du bois d’acajou. L’autre, une calabash de Hermann Hennen, est composée d’un foyer amovible en bruyère monté dans une gourde taillée dans du morta. Une gourd calabash normale produit exactement le même goût qu’une écume de mer classique. Ni plus, ni moins. Or, ma calabash à tige en acajou dénature de façon spectaculaire le goût de n’importe quel tabac : toute herbe s’y voit enrobée d’une forte saveur boisée qui n’est pas sans rappeler l’effet gustatif de vins surboisés. Or, ce goût si insistant ne peut provenir que de la tige surdimensionnée. Et c’est pareil pour la calabash de Hennen : bien que les brins de tabac se consument dans un foyer en bruyère, leurs saveurs particulièrement sombres sont indéniablement celles d’un tabac fumé dans une pipe en morta.

calabash turque

calabash turque

Hermann Hennen

Hermann Hennen

Bien sûr, dans ce genre de pipe à tige XXL, l’effet du bois de la tige sur le goût du tabac se voit exacerbé. Il n’en reste pas moins vrai que ces pipes si particulières prouvent au-delà de tout doute que dans la tige s’opère une fascinante osmose entre bois et tabac. Cela pourrait d’ailleurs expliquer pourquoi tant de fumeurs affirment que leurs meilleures pipes, ce sont des canadians, des liverpools, des lovats et des lumbermans, toutes des formes à tige allongée. Moi, pour ma part, je constate que si je fume plusieurs modèles vraiment courts, aucun ne se distingue par sa saveur grandiose. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que les saveurs qui titillent nos papilles gustatives ne sont pas le résultat direct de la combustion des brins de tabac, mais plutôt de la distillation qui résulte de la chaleur. En fait, on pourrait comparer ce qui se passe dans une pipe à ce qui se produit lors de la distillation du whisky par exemple. Or, parmi une multitude d’autres facteurs qui déterminent le goût d’un single malt, il y a la taille de l’alambic et la longueur et la courbure du col-de-cygne à travers lequel voyage le whisky à l’état embryonnaire. En effet, la proportion de gaz et de liquides en contact direct avec le cuivre ainsi que la durée de ce contact influent sur la saveur de l’alcool distillé. C’est exactement le même phénomène que je constate dans mes calabash.

Après lecture de ce texte, faut-il conclure qu’au moment de l’achat il faille privilégier des pipes à tige longue ? Pas vraiment. Une tige longue n’est absolument pas gage de saveurs sublimes. S’il semble logique de présumer qu’une tige longue arrive à mettre en valeur les appétissantes saveurs d’une bruyère au goût doux, il en découle qu’en cas d’une bruyère au goût âcre, elle intensifiera cette saveur désagréable. Et puis, il faut admettre qu’il y a une autre hypothèse plausible. Dans vos toutes meilleures pipes, il se produit une alchimie entre bois et tabac que vous percevez comme parfaitement harmonieuse. Il n’est pas à exclure que si ces pipes avaient une tige plus longue, cet ultime équilibre entre bruyère et herbe s’en verrait perturbé.

Est-ce que, en fin de compte, toutes ces observations ont un réel intérêt pour vous en tant que fumeur ? Et bien, je crois que oui. Si désormais vous regardez le foyer et la tige d’un autre œil, fatalement vous serez obligés de vous poser des questions sur votre façon d’appréhender la pipe. Serait-il perspicace au moment de l’achat de privilégier des pipes à tige longue ? Une pipe qui s’avère excellente dès les premières bouffées, nécessite-t-elle vraiment un culot épais ? Une pipe préculottée ne vous spolie-t-elle pas d’un potentiel orgasme gustatif ? Ne faudrait-il pas faire plus d’efforts pour vous occuper de la santé de vos tiges ? Si vous dédiez une pipe à un seul mélange dans le but d’en restituer le plus parfaitement possible les caractéristiques organoleptiques, se pourrait-il que plutôt de frotter comme un forcené votre tige après chaque fumage, mieux vaudrait y laisser un film fin des dépôts de votre herbe de prédilection ? Est-il à exclure que ce film soit plus efficace qu’un culot ?

Vous en conviendrez avec moi, je l’espère, que ces interrogations méritent la réflexion. Il y a donc là ample matière à débat. Bref, ça pourrait devenir un passionnant fil de forum !

Pierre Morel longue tige

Pierre Morel longue tige