Bons, brutes et truands : Toscani et cie reconsidérés

par Aimeric

24/02/20

Bien que parent éloigné du Kentucky nord-américain, aujourd'hui le Kentucky italien en diffère par s'etre acclimaté au terroir de la péninsule; la sélection de la variété italienne remonte à 1903 et c'est de cette semence que toutes les feuilles de production nationale descendent. En général, cela donne un tabac moins épicé et intense, plus doux et subtil par rapport à son cousin, le pistolero d'outre-mer. Il va de soi que dans les Toscani, comme c'est le cas pour tous les cigares, le résultat dépend aussi des particularités du traitement, du temps de fermentation et de vieillissement.

Mais c'est vrai que, fidèle à ses origines, le Toscano demeure un cigare populaire, voire plébéien, expression d'un Pays anarchique et théatral, où la grande colère du père Duchesne est toujours à l'affiche; et pourtant un Pays tragiquement conservateur par une forme extrême de scepticisme, ce qui explique qu'on préfère s'accrocher en définitive au vieux bon cigare, et tolérer le reste. Sa violence a donc un coté symbolique: elle fait l'effet d'une catharsis (et encore heureux).

L'Antico Toscano représente l'incarnation la plus typique de cette attitude; avec son alliance de poupée en Kentucky italien et de cape nord-américaine, il est le plus proche de la tradition du "Fermentato". Telle était son ancienne appellation. Si l'on veut du fait entièrement à main, on peut avoir recours à l'Originale (depuis 1985) et à ses versions de choix, l'Originale Selected (1998) et Il Moro (2000).

Tous expriment un profil gustatif pas loin de celui dont Stendhal avait loué les propriétés fortifiantes dans les froides journées hivernales.

Et pourtant le Toscano a bougé au fil du temps, poussé par la relance inernationale du cigare, pas moins que par les virevoltes de la politique tabacole de l'UE.

Déjà en 1982, sur l'initiative de l'écrivain et passionné Mario Soldati, voit le jour le Garibaldi, un Toscano atypique à base de Kentucky cultivé à Bénévent, vieilli six mois seulement. Plus doux, mais toujours avec des notes de cuir, il est à tort ou à raison le plus utilisé en Italie pour la pipe. En 1999, c'est le tour du Soldati, un produit bénéventan plus raffiné, avec ses parfums et ses saveurs de miel et de fruits secs. Je le fume tel quel, car je trouve que dans un foyer il n'arrive pas à dégager toutes ses nuances.

Par la suite, il y a eu un effet d'avalanche. Les lancements se sont multipliés et dans la ligne MTS (Manifattura Toscana Sigari, maintenant une SpA) je me limite à vous signaler le Toscano Assolo, fait à main, medium filler, poupée en Kentucky italien et nord-américain, cape nord-américaine; force élevée, fumé, épicé, terreux, et le Toscano Duecento, un peu plus léger.

Avec la fin du Monopole producteur, l'occasion est propice pour qu'agronomes et blenders prennent des nouvelles routes.

Ainsi, en 2015 la Compagnia Toscana Sigari (CTS) de Sansepolcro commence à sortir ses cigares Long Filler entièrement en Kentucky cultivé dans la vallée du Tibre (val Tiberina, terroir de tradition depuis la Renaissance). Les feuilles qui entrent dans la poupée sont écotées à main, puis fermentées toutes entières: pour les Toscani, c'est de l'inouï.

Le résultat est encourageant, mais il constitue désormais une chose différente par rapport à la tradition: des cigares moins agressifs, un ensemble des goûts assez complexe et évolutif, bien que le torréfié y soit nettement moins présent. Le vieillissement va de 1 à 2 ans.

Voici quelques exemples dignes de mention, par ordre décroissant d'intensité et de corps: Mastro Tornabuoni Longfiller, Cospaia, Novecento (medium filler), Affinato.

toscani
toscani
toscani
toscani

Autre région (Vénétie, Trévise), autre producteur: le Moderno Opificio del Sigaro Toscano (MOSI), fondé en 2013. Après un début un peu anodin, ce fabricant a diversifié les contacts avec les tabaculteurs de la péninsule et ses efforts ont abouti à une gamme qui traverse un peu tout le spectre du Kentucky, par ex.:

Ambasciator Italico Torpedo: long filler, poupée en Kentucky italien et nord-américain, sous-cape Kentucky véronais, cape Kentucky de la vallée du Tibre; assez fort, fumé, avec notes d'épices, de fruits secs et de terre.
Ambasciator Italico Superiore: melange de Kentucky de Vénétie, Toscane, Campanie et Tennessee; assez corsé, fumé, avec senteurs et saveurs de cuir.
Ambasciator Italico Superiore Piramide: short filler de Kentucky Vénétie, Toscane, Bénévent et Tennessee, sous-cape Tennessee, cape Sansepolcro; force moyenne, épicé et toasté/torréfié.
Ambasciator Italico Maturo: poupée Kentucky Vénétie et Toscane, cape Tennessee; léger, boisé, toasté.

toscani
toscani
toscani
toscani

Une curiosité sont les cigares de Amazon: mais peut-on parler de Toscani ? Je ne le crois pas.

En 2005 Enzo De Gregorio et Ferdinando Buonocore commencent à importer au Pérou, à Tarapoto, le Kentucky bio cultivé à Sansepolcro. C'est au Pérou que les feuilles séchées sont soumises à toutes les phases du traitement et qu'enfin elles sont roulées à main. Les cigares ont un aspect pour la plupart traditionnel, mais niveau goût on est un peu loin du bouquet qu'on s'attend du Kentucky; de plus, le tirage n'est pas toujours optimal. Pas le Pérou ? Ben, faut aimer. Quelques exemples :

Arabesque: la singularité est que toutes les feuilles (poupée, sous-cape, cape) sont fermentées ensemble.
Raffaello: corona entièrement en Kentucky.
Professore: vieilli 2 ans.
Brigante: puritos.
Manfredi: on peut le rallumer après des heures sans aucun mauvais goût, pour un cigare c'est assez rare.

toscani
toscani
toscani
toscani

Avec le Nostrano del Brenta on atterrit sur une autre planète, et l'atmosphère n'est pas désagréable.

La tabaculture des variétés Avanone et Avanetta fut introduite à Campese et dans la vallée du Brenta (Vénétie) par les bénédictins en provenance de Cuba.

On a connaissance d'une production de cigares à partir de 1763, mais le Nostrano de nos jours démarre en 2012. Les feuilles sont dark air-cured et on utilise la sous-cape, en outre les cigares sont souples, au caractéristique arôme de miel et d'épices. La construction prévoit l'emploi de tabacs de trois récoltes, vieillies entre deux et quatre ans dans le cas du Doge, cinq ans pour le Ducale.

A mon avis personnel, ce sont des cigares de qualité supérieure, qui ne défigurent pas vis à vis de certains caraïbes; les couper en rondelles pour qu'on les fume dans la pipe, ce serait dommage et lorsque j'ai fait l'essai, j'ai du constater qu'ils perdent toute leur expressivité.

Récemment les blenders du Nostrano se sont mis à expérimenter avec du tabac dominicain (Il Benedettino) et du Nicaragua (Taliano). Le marché est devenu le monde entier et il faut qu'on s'adapte, mais chez NdB ils sont arrivés à ne pas déformer le profil d'origine.

A propos d'originalité: je trouve que l'idée de melanger du Semois et du Toscano est excellente, à partir du fait qu'existent sortes différentes de l'un et de l'autre; assez, je pense, pour faire un couple bien assorti.

Comme c'est souvent le cas pour un tabac du terroir, les feuilles de Kentucky ont aussi livré aux masses paysannes, puis au public plus large des fumeurs un pétun économique et savoureux dont se bourrer la pipe.

Chaque Toscano est placé sur un module de mesure, afin d'en garantir la conformité, et les bouts dépassant la longueur standard sont coupés.

La demande de ces chutes a du être plutôt soutenue, car on les retrouve déjà en 1865 à Lucques sous le nom de Spuntature; par la suite, le monopole italien a continué à les produire jusqu'à la mécanisation de la manufacture, au début des années Soixante-Dix.

C'est alors que les amateurs se sont tournés vers le Tessin, à Brissago.

Ici en 1847 un groupe d'exilés italiens d'opinion républicaine s'était mis à fabriquer les cigares Virginia à la paille, que l'Autriche faisait produire à Milan et à Venise; plus tard, suite au lancement des Toscani suisses par La Nazionale de Chiasso (1876), ils s'essayèrent eux-mêmes à la fabrication de cigares en Kentucky. Avec ceux-ci vint l'idée de débiter les chutes, qui d'ailleurs jouissaient d'une certaine popularité dans ce canton à la vie publique tumultueuse, pas trop éloignée de l'italienne; au point qu'en 1890 le Conseil Fédéral fit intervenir l'armée et désigna un administrateur indépendant. Depuis lors, la manufacture de Brissago n'a jamais cessé de sortir ses Cimette, appellation qui appartient donc au Tessin. C'est seulement en 2015 que Mastro Tornabuoni reprend à Sansepolcro la production de Spuntature, désignées désormais de Cimette.

Il y a pourtant une différence substantielle à considérer: aujourd'hui comme par le passé, les Cimette italiennes ne contiennent que du Kentucky, celles de Brissago se composent de Kentucky et Virginia, pour la simple raison que depuis toujours la fabrique produit cigares de ces deux qualités.

Contrairement aux Toscani, les Cimette qu'on trouve dans les boîtes de Mastro Tornabuoni n'ont pas bénéficié de la troisième fermentation, celle qui a lieu après le roulage, sur des chassis au fond en filet et qui sert à harmoniser et stabiliser les saveurs.

Certes, on peut les fumer telles quelles, seules (!) ou dans un melange, si l'on a un estomac bien solide, mais c'est dommage, parce qu'elles sont alors très sèches, acerbes, et peuvent donner des bouffées ammoniacales agressives. Ce ne sont pas seulement corsées, elles ont un goût déséquilibré par manque de rondeur. Il faut leur permettre de s'épanouir et, pour ainsi dire, de s'affiner.

Voici comment la fabrique conseille de les amadouer, un procédé que je pratique toujours avec satisfaction.

  1. Mettons les Cimette dans une passoire à mailles serrées
  2. Remplissons une cuvette d'eau distillée tiède
  3. Trempons les Cimette dans l'eau, de la sorte que la passoire contenant le tabac plonge dans la cuvette dix à quinze secondes
  4. Vidons l'eau et versons les Cimette dans la cuvette encore mouillée
  5. Faisons pénétrer l'eau dans les Cimette de façon uniforme, en les émiettant un peu, si c'est le cas, et en rajoutant un petit peu d'eau distillée tiède, si besoin est
  6. Absorbons l'éventuelle eau de trop à l'aide d'un sopalin
  7. Plaçons les Cimette sur une planche et réduisons-les à la coupe voulue au moyen d'un couteau à hacher ou d'un coupe-cigare
  8. Mettons un ou deux sopalins sur le fond d'un plateau, répandons-y les Cimette et laissons-les sécher dans un endroit aéré à l'abri du soleil, jusqu'elles atteignent le degré d'humidité qui nous convient

Les parfums de tourbe, d'épices, de cuir et de terre, une pointe de cacao amer, qui se dégagent pendant le séchage, sont délicieux et invitent à la dégustation; une fois allumé, le tabac maintient ce que le nez promet. Bonnes fumées !

toscani
toscani
toscani